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Full text of "Œuvres complètes de Eugène Scribe"

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ŒUYI\ES COJV\^PLETES 



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EUGÈNE SCRJBE 



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ŒUVI^S COJVVPLETES 

EUGÈNE SCI\IBE 



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FEU LIONEL 



OU 



Q.UI VIVRA VERRA 



COMÉDIE EN TROIS ACTES 



EN SOCIÉTÉ AVEC M. CH. POTRON. 



Théâtre-Français. — 2-3 Janvier 1858. 



ScHiBE. — Œuf res complètes. ï'"c Série. — 8™» Vol. — 1 



PEF^SONNAGES, ACTEURS. 



BRÉMONTIER, notaire MM. Mokrose. 

MONTGIRON, son maître clerc BiGRiKR. 

LIONEL D'AUBRAY Deliukay, 

ROBERTIN GOT. 

RDGARD Delillb. 

BENOIT, domestique Masquillier. 

ALICE, flUe de Bri^montîer , M"»»» Fix. 

LA BARONNE D'ERLAC. Figbac. 



Dans une campngnc, aux environs de Rouen, nu -premier oclc. — A Rouen, 
au deuxième acte. — Au clirtieau de Gondrevillo, près Rouen, au troisième 
ncto. 



Om, ffliB r,Ar»- 

I« u dis pMi4 



PERSONNAGES, ACTEURS. 



BRÉMONTIER, notaire MM. Morrose. 

MONTGIRON, son maître c'erc Bégnier. 

LIONEL D'AUBRAY Dblaukay. 

ROBERTIN GOT. 

RDGARD Delillb. 

BENOIT, domestique Masquillibr. 

ALICE, fille de Brfmontîer • . . . Mmes pn. 

LA BXRONNE D'ERLAC FigeaC. 



Dans une campngnc, aux enTîrnns de Rouen, nu -premier aclc. — A Ronen, 
nu deuxième acte, — Au clirttcau de Gf^ndrevillo, près Rouen, au troisième 

(iCtP. 



FEU LIONEL 

ou 

Q.UI VIVRA VERRA 
ACTE PREMIER 



Va iirdln. — Sur Is ucond plu, pBTÏIIoni 1 droita «1 1 imch*. ■ — 
cïaqaa etiâ, na guttldon, de> cliiiiei st d** faat«Blli nittiqsH. 



SCENE PREMIERE. 

BRËUONTIER, ■••ii prti d'au lablo i droits, ti»t on jHpiar 1 U 
main ; ALICUf debont prêt de loi. 

ALICE. 

Oui, mon père, vous avez raison... mais... 

■RÉHONTIBR. 

Mais j'ai tort. 

ALICE. 

Je ne dis pas cela, 

BBÉHONTIBR. 

C'est-JUdire que moi, notaire impérial... (MoninBi ■■ piptar 



COMÉDIES — DRAMES 



qu'u dent à u maia.) je ne pBux pas porter plainte contre le 
chemin de fer, qui par sa négligence... 

ALICE. 

Je vous jure, mon père, qu'au moment où vous avez 
voulu traverser la voie, j'étais là... un employé vous a crié : 
On ne passe pas. 

BRÉ&fONTIER. 

Si grossièrement que j'ai voulu lui apprendre... à vivre. 

ALICE. 

En vous faisant tuer ; un train de marchandises arrivail 
en ce moment sur l'autre rail!... j'ai poussé un. cri d'effroi. 

BRÉMONTIER. 

Qui m'a ! rouble!... 

ALICE; 

Vous ne saviez plus... si vous deviez avancer... ou re- 
culer... la locomotive arrivait toujours... et, quoique n'ayant 
plus qu'un pas à faire, vous restiez immobile... lorsqu'un 
jeune homme, un voyageur, s'élança... 

BRÉUONTIER. 

G'esl-à-dire me lança dans le dos un coup de poing ter- 
rible... 

ALICE. 

Qui, vous précipitant de l'autre côté de la voie... - 

BRÉyONTIER. 

Me jeta la face contre terre... 

ALICE. 

El vous sauva la vie... 

BRÉlfONTIER. 

En me cassant une dent I 

ALICE. 

Dans ce moment-là, mon père, qu'importe? 



FEU LIONEL 5 



BRÉHONTIER, avec colèft* 

Ce qu'il importe... c'est que la compagnie me doit une 
indemnité. 

ALICE, avec émotion* 

C'est possible... mais, si j'étais à votre place, je ferais ce 
que j'ai fait moi-même en vous voyant sauvé ; j'ai tout ou- 
blié, au point qu'apercevant votre libérateur, celui par qui 
vous veniez d'échapper à une mort certaine... je lui ai sauté 
au cou, sans pouvoir proférer un mot, et je l*ai embrassé, 
comme je vous embrasse à présent. 

BRÉMONTIER, se levant et passant à gauche. 

Voilà ce que j'ignorai^ I Comment, mademoiselle, pendant 
que votre père est évanoui... vous embrassez les beaux 
jeunes gens... car il est jeune et pas trop mal... 

ALICE, baissant les yeux. 

. Je ne m'en suis aperçue qu après. 

BRÉMONTIER. 

Et moi, si je l'avais su, je ne me serais pas empressé, 
comme je l'ai fait, de le recevoir ici... à ma campagne. 

alIge. 
Le moyen d'agir autrement?... par reconnaissance d'a- 
bord... il fallait bien lui offrir l'hospitalité... Et puis, en ai- 
dant à vous transporter du chemin de fer jusqu'ici... le 
pied lui a tourné... et il s'est donné une entorse... des plus 
sérieuses... Notre médecin dit que c'est souvent plus dan- 
gereux qu'une jambe cassée... On ne pouvait pas l'abandon- 
ner dans cet état-là. 

BRÉMONTIER. 

Sans doute, mais voilà huit jours que son pied est tout à 
fait remis. . . et il n'en profite pas pour s'en aller. 

ALICE. 

Il n'ose peut-être pas... de peur de voys désobliger... s'il 
croit à la reconnaissance... 



6 COMÉDIES — DRAMES 

BRÉMONTIER, ayee hamear. 

De la reconnaissance... j'en ai certainement... et beau- 
coup... quoique je me ressente encore... (Se frottant le dos 
arec la main.) du service qu'il m'a rendu... mais on ne s'é- 
tablit pas ainsi à poste fixe, même quand on leur a sauvé 
la vie, chez les gens qui ont des filles de dix-huit ans... Un 
inconnu !... un étranger!... Enfin toi, avec qui il a l'air de 
causer volontiers, que sais-tu de lui ? 

ALICE. 

Rien. 

BRÉMONTIElt. 

Il m*a dit qu'on l'appelait Rigaud. 

ALICE. 

Parce que c'est son nom, probablement. 

BRÉMONTIER. 

M. Rigaud... un vilain nom ! 

ALICE. 

Tout le monde ne peut pas s'appeler Rrémontier, comme 
vous, mon père. 

BRÉMONTIER. 

J'ai connu, il y a vingt ans, un Rigaud qui était très-mau- 
vais sujet. 

ALICE. 

Voilà qui est grave I... 

BRÉMONTIER. 

Celui-ci est peut-être un de ses parents. 

ALICE. 

Il n'y parait pas, car il a de fort bonnes manières, cause 
très-bien, aime les arts et les cultive : je l'ai entendu hier 
au salon jouer du piano d'une manière remarquable. 

BRÉMONTIER. 

C'est possible... mais pourquoi était-il là, tout seul, sur 
ce chemin de fer? 



FEU LIONEL 



ALICE. 

Pour vous sauver, mon père I 

BRÉMONTIER, arec impatience. 

Mon Dieu, je le sais bien ! mais un voyageur qui n'a pas 
un sac de nuit, pas une malle, pas un colis... tout cela n'est 
pas clair... D'où vient-il? Où va-t-il? 

ALICE. 

Je l'ignore.. . (souriant.) mais il ne paraît pas pressé d'arriver. 

(Un domestique entre par le pavillon de gauche, arec un plateau sur 
lequel est un déjeuner qu'il pose sur le guéridon.) 

BRÉHONTIER. 

Voilà le mal. 

ALICE, qui est passée du côté du guéiidun. 

Ah I le déjeuner ! Mon père, il faudrait faire avertir M. Ri- 
gaud. 

BRÉMONTIER. 

Je l'ai fait servir dans sa chambre, il le préfère... 

ALICE, assise près du guéridon. 

Vous croyez ? 

BRÉ&IONTIER, s'asseyant aussi. 

Écoute-moi, AUce ! Tu sais que nous avons toujours élé, 
de père en fils, notaires royaux... ou impériaux, à Rouen. 
La naissance d'une fîUe unique a malheureusement... 

ALICE, se récriant. 

Gomment, mon père?... 

BRÉMONTIER, se reprenant. 

Je veux dire... heureusement interrompu le notariat dans 
la famille Brémontier... et c^cst pour rétablir autant que 
possible les choses dans leur état naturel et normal, que 
j'ai toujours désiré, tu le sais, te marier à un notaire de 
Rouen. 



8 COMÉDIES — DRAMES 

ALICE, avec douceur. 

Ai-je jamais témoigné la moindre résistance à vos vo- 
lontés ? 

BRÉMONTIER. 

Non ; mais tu n'as pas cette vocation, cette ferveur que 
tu aurais si tu ne m'avais jamais quitté. J'étais veuf, je ne 
pouvais te garder et l*élevcr dans mon étude, au milieu de 
mes clercs... il a donc fallu te mettre en pension, près de 
moi» à Rouen. 

ALICE. 

Chez une femme de mérite. 

BRÉUONTIER. 

Je ne dis pas le contraire ; mais enfm elle t'a élevée à la 
moderne, et moi, je suis toujours resté le notaire des an- 
ciens jours... et des bons vieux usages, le notaire classique; 
et autour de moi, une génération nouvelle marche avec une 
rapidité... un entrain qui m'effraient. 

ALICE. 

Oui... à la vapeur ! Et, pendant que le siècle court eu 
chemin de fer, vous regrettez pour lui le coche et là dili- 
gence. 

BRÉMONTIER. 

C'était plus long... (se frottant le dos.) mais plus sûr. 

ALICE, souriant. 

De même que pour les bals, à commencer par celui de la 
préfecture où vous devez me conduire ce soir, vous préférez 
la grave contredanse à la valse à deux temps. 

BRÉMONTIER. 

C'était plus sûr ! 

ALICE. 

Rassurez-vous, mon père : marcher vite n'empêche pas 
de marcher droit ; et dans le monde où j'entre à peine, j*ai 
un sûr moyen de ne m'égarer jamais, c'est de vous prendre 



FKU LIONEL 9 



toujours pour guide. A votre tour, mon père, ayez quelque 
confiance en votre fille, et croyez bien qu'un bonheur qui 
ne ferait pas le vôtre n'en serait pas un pour elle. 

(Elle se lève.) 
BRËMONTIER. 

Oui, oui, je crois en toi, en ton bon sens, (u se 1ère aussi : 

le domestique entre et emporte le plateau du déjeuner.) Tu diriges tOUt 

dans la ntaison, et je m'en trouve bien; car, malgré ton 
étourderie apparente, tu es sérieuse au fond, comme toute 
jeune lille qui, privée trop tôt de sa mère, sent le besoin 
de se sauvegarder çlle-méme. Je suis donc tranquille, tout 
à fait tranquille sur mon mystérieux libérateur. 

ALiCE. 

A la bonne heure ! 

BRÉMONTIËR. 

Mais c'est é^al... j'aimerais mieux qu'il s'en all^t. 

ALICE. 

Alors, dites-le-lui. 

BRÉMONTIËR. 

Dans ma position... c'est difficile... tandis que si cela Ve- 
nait de toi... tu comprends... 

ALICE. 

Ce serait lui donner à entendre que je le crains. 

BRÉtfONTIER. 

C'est juste !... Mais alors comment faire? 

ALICE. 

Taisez-vous, car le voici. 

(Rigaud entre par 1« fond à gauche, un papier à la main.) 



1. 



10 COMEDIES — DRAMES 

1 I ■ II- I -I - - — ■ ■ ■ ■ I -m 

SCÈNE IL 
RIGAUD, BRÉMONTIER, ALICE. 

BHëMONTIER, bas à sa fiUe. 

Vois comme il a Tair préoccupé... et rêveur! C'est mau- 
vais signe ches un jeune homme!... cela prouve... 

ALICE. 

Qu'il réfléchit, 

BRÉMONTIER, 

Tu crois? 

BIGAUD. 

Ah ! c'est vous, mon cher hôte ! 

(il salae respectueusement Alice.) 
BRÉMONTIER. * 

Puis-je vous demander comment vous vous trouvez ce 
matin?... 

RIGAUD. 

A merveille!... dans cette riante et jolie campagne... 

ALICE, bas à son père. 

Cela VOUS flatte... 

RIGAUD. 

II est impossible de ne pas se' bien porter... l'air y est si 
pur! 

BRÉMONTIER. 

Un peu humide... le voisinage de Teau... 

RIGAUD. 

C'est ce qui en fait le charme... il y règne une fraîcheur 
et une verdure qui en font la soliiude la plus délicieuse. 

BRÉMONTIER. 

Solitude est le mot... et nous craignons souvent que la 
ournée ne vous semble bien longue. 



FëU LIONEL II 



RIGxVUO. 

Au contraire : la vie retirée que l'on mène ici, la tran- 
quillité qu'on y trouve, le bon accueil qu'on y reçoit, me 
font grand bien, je vous le jure, sans laisser de place à 
l'ennui. 

BRËMONTIER. 

Vous êtes bien bon... trop bon... (Bas à Alice.) Âide-moi 
donc ! (Haat.) Mais plus nous avons de plaisir à vous possé- 
der... plus nous comprenons Tinquiélude et l'impatience de 
votre famille... de votre chère famille... 

RIGAUD. 

Je n'en ai plus. 

BRÉMONTIER. 

Pardon... je voulais dire de vos amis. 

RIGAUO, souriant. 

Ce qui est parfois bien différent, (changeant de ton.) Je les 
ai tous perdus, monsieur. 

ALICE, à part. 

Pauvre jeune homme ! 

BRÉMONTIER. 

II y a des positions dans le monde où l'on peut s'en 
passer... qnand on exerce un bel état... 

RIGAUD. 

Je n'en ai jamais exercé aucun. 

BRÉMONTIER. 

Alors sans doute votre fortune est telle que Tadministra- 
lion de vos biens suffit pour vous occuper... et c'est un soin... 

RIGAUD. 

Dont je ne me môle pas. 

BRÉMONTIER. 

Vous avez un intendant?... 



12 COMÉDIES — DRAMES 

RIGAUD. 

J'ai mieux que cela : je n'ai rien. 

BRÉMONTIER. 

Comment! monsieur... 

RIGAUD. 

C'est le plus sûr moyen, je crois, de ne pas être volé. 

BREMONTIER, tristement. 

Rien?.;. (Bas à Alice.) Il n'a rien. 

ALICE, bas à Brémontier.. 

Que de la franchise, du moins. 

BRÉMONTIER, de même. 

Quels sont alors, je te le demande, sos moyens d'existence? ' 

(a Rigaud, qui s'est r.ipprocbé en offrant à Alice le papier qn'il tient à la 

main.) Qucl est Ce papier? 

RIGAUD. 

Ce papier est un air que j'avais promis à mademoiselle 
Alice de lui écrire. 

ALICE, allant vers lui. 

Le quadrille des Lanciers... c'est vrai. 

BRÉMONTIER, étonné. 

Les Lanciers?... 

ALICE. 

Oui, mon pure, un air depuis longtemps en vogue à Paris, 
et inconnu encore dans la capitale de la Normandie. Il est 
probable qu'on le dansera ce soir au bal de la préfecture, et 
M. Rigaud, qui en connaît toutes les figures, doit nous les 
enseigner, ce matin, à moi et à ma cousine Blanche qui va 
venir prendra leçon. 

BRÉMONTIER, avec humeur, s'asseyant à droite. 

Ah ! comme de nos jours les jeunes filles aiment la danse! 

ALICE. 

Oui, le soir; mais cela les empêche -l-il, le matin, de 



FEU LIONKL 13 



s'occuper des devoirs, du ménage et des soins de la maison ? 
Cela les empêche-t-il d'aimer leur père? de veiller à son 

bonheur, à sa San(é? (Prenant des mnina de son père l'aisignation et 

la déchirant lentement.) de lui éviter, quand elles le peuvent, 
jusqu'à Tombre d'un chagrin ? enfin cela les empêche-t-il, 
quand il le faut, de tout lui sacrifier... m(^me le bal ? (Se pen- 
chant sur l'épaule de son père qui est resté assis.) NouS rCStOronS... 

ici... ce soir, n'est-ce pas? 

BRÉMONTIER. 

-Oui... oui... (se reprenant.) Non, non... je tiens avant tout à 
te voir belle, à te voir briller. - 

ALICE. 

Alors, ce sera pour vous. 

BRÉMONTIEB, avec, tendresse. 

Oui. 

ALICE. 

C'est vous qui l'exigez? 

BRÉMONTIER, do même* 

Oui. 

ALICE. 

C'est vous qui... 

UN DOMESTIQIE, entrant de la droite et annonçant. 

Mademoiselle Blanche... (a Brémontier.) El deux lettres pour 
monsieur. 

ALICE, «'adressant à Rigaud. 

Ah! ma cousine! 

RIGAUD. 

Je suis à vos ordres, mademoiselle. 

ALICE. 

Je cours la recevoir. 

BRÉMONTIER, rappelant Alice qui- est près de sortir. 

Alice... Alice... tu sais bien que je n*ai pas mes lunettes... 
reste, et lis-moi cela. 



14 COMÉDIES — DRAMES 

ALICE, regardant le cachet. 

Un large cachet avec des armoiries... c^est de quelque 
grand dignitaire, de quelque sénateur pour le moins... con* 
naltriez-vous cela, monsieur Rigaud ? 

RIGAUD, assis à gauche. 

Moi, mademoiselle?... je ne connais personne au monde. 

ALICE, parcourant la lettre. 

Une cliente, venant de Paris, qui n*a pas trouvé mon père 
à Rouen... dans son étude... et qui lui demande un rendez- 
vous pour une importante affaire... la baronne d'Ërlac. 

RIGAUD, à part. 

ciel ! (Se levant rivement.) Une jeuno vcuvc, rlchc, jolie, 
élégante, et entendant les affaires mieux qu'un avoué ou t^n 
agent de change. 

BRÉMONTIEB. 

Je ne l'ai jamais vue. 

ALICE, à Rigaud. 

Vous la connaissez ? 

RIGAUD. 

Moi? non... j'en ai entendu parler. 

(U s'éloigne à gauche.} 
BRÉMONTIER, à Alice. 

Je lui répondrai... Et la seconde lettre?... 

ALICE. ^ 

J'ai reconnu l'écriture : elle est de voire maître clerc à qui 
vous aviez accordé huit jours de vacances. 

BRÉMONTIER. 

Ce cher Montgiron ! 

RIGAUD, poussant un cri. 

Montgiron ! 

ALICE. 

Qu'avez-vous donc? 



FEU LIONEL 15 



RIGAI7D, M rapprochant. 

Un jeune homme de La Rochelle?... 

BRÉMONTIER. 

Précisément. 

BIGAUD. 

Actif, travaillenr, bon enfant, philosophe et bavard... et, 
quoi quMl arrive, content de tout? 

ALICE, Tivement. 

Vous le connaissez ?. . . 

RIGAUD, ta reprenant. 

Moi? Non... par ouï-dire... 

ALICE. 

Ah çà I vous ne connaissez personne, et vous donnez ie 
signalement de tout le monde. 

BRÉMONTIER, à Alice qni parcourt la lettre. 

J'espère qu'il ne prolongera pas ses vacances... car ils ont 
maintenant une façon de conduire les affaires à grande 
vitesse, qui fait que je ne m*y reconnais plus, et, quand 
mon maître clerc n'est pas là, je perds la tôte. 

ALICE. 

Rassurez-vous, il vous annonce son arrivée pour aujour-* 
d'hui. 

RIGAUD, vivement. 

Quoi I mademoiselle... vous dites qu'aujourd'hui même... 
il revient... 

ALICE. 

Qu'est-ce que cela vous fait? puisque vous ne le connais- 
sez pas. 

RIGAUD. 

C'est égal... je suis bien aise d'apprendre... 

(Le domestique reparaît A droite.) 



16 COMÉDIES — DRAMES 

ALICE, riant. 

D*apprendre les Lanciers à ma cousine Blanche que vous 
oubliez, et qui nous attend. 

RIGAUD. 

C*est juste, mademoiselle, daignez me pardonner... 

(ils sortent vivement par la droite») 

SCÈNE 111. 

BRÉMONTIER. 

Dansez, j*en suis fort aise... mais sans état... sans fortune 
et sans place !... 11 n'aura pas ma fille. Ah! si Montgiron, 
mon maître clerc... avait une fortune suffisante pour acheter 
ma charge I... pour en payer seulement la moitié comptant ! 
11 convient mieux que moi aux clients du nouveau régime... 
(Écoutant.) J'cutcnds daus la cour une voiture rouler sur le 
sable... serait-ce Montgiron?... mais il ne va guère en 
voiture. 

SCÈNE IV. 
BRÉMONTIER, LA BARONNE. 

LA BARONNE, au fond, à la cantonade. 

Ne VOUS dérangez pas, ne m^annoncez pas, je m'annonce- 
rai moi-même. 

BRÉMONTIER. 

\ Ah ! quelle jeune et jolie dame ! 

LA BARONNE. 

Monsieur Brémontier ? 

BRÉMONTIER. 

Moi-même. 



FEU LIONEL 1*7 



LA BARONNE. 

Le notaire impérial que je demande à tous les échos de 
Rouen, et des environs. 

BRÉMONTIER. 

Belle dame... 

LA BARONNE. 

Je 6uis la baronne d*Ërlac, qui n'a pas eu le temps d'at- 
tendre votre réponse... Arrivée, ce matin, de Londres à 
Paris, et de Paris à Rouen dans la journée... j'ai appris que 
vous étiez à votre campagne... et me voilà. 

BRÉMONTIER. 

Prendre une pareille peine !... vous devez être horrible- 
ment fatiguée ? 

LA BARONNE. 

Nullement. 

BRÉMONTIER. 

Mais vous avez passé la nuit... 

LA BARONNE. 

Avec deux banquiers..* que j'ai rencontrés dans le même 
wagon... Nous avons causé d'affaires, cela délasse... d'une 
entre autres que je crois fort belle... cinquante pour cent 
de bénctices... mais ce n'est pas de celle-là qu'il s'agit. 
Je viens à vous, monsieur... 

BRÉMONTIER. 

Et moi je me félicite de la bonne fortune qui me procure 
une si adorable cliente. 

LA BARONNE. 

Ahl je vous en prie, pas de compliments! 

BRÉMONTIER. 

Cela blesse votre modestie? 

LA BARONNE. 

Non, mais cela prend du temps... et le temps est une 
valeur... 



18 COMÉDIES — DKAMES 

BRÉMONTIER, étonné. 

Ah bah !... 

LA BARONNE. 

Un capital qui doit rapporter... et je n'aime pas à laisser 
mes capitaux improductifs. Je me suis présentée à vôtre 
étude, vous n'y étiez pas, votre principal clerc non plus, et, 
pendant que le second, qui va nous rejoindre, rassemblait 
les renseignements dont j*ai besoin, je suis passée à la 
Bourse. 

BRÉMONTIER. 

Je croyais que les femmes n'y entraient pas. 

LA BARONNE . 

Je me suis fait amener dans ma voiture... un agent de 
change... et un courtier de commerce. Il paraît que la 
Compagnie maritime est à quatre cent trente... la Compa- 
gnie franco-américaine à quatre cent vingt-cinq... 

BRÉMONTIER, étonné. 

Vous croyez ? 

LA BARONNE. 

Les chemins continuent à fléchir, les Romains ne vont 
pas, les Autrichiens rétrogradent, et les Viclor-Emmanuel se 
relèvent... rien à faire ; à moins que dans ce pays vous ne 
connaissiez quelque chose de nouveau? 

BRÉMONTIER. 

AToi ! madame, et en quoi ? 

LA BARONNE. 

Les blés de Normandie se sont tenus hier de vingt-huit 
cinquante à vingt-neuf, vous le savez ? 

BRÉMONTIER. 

Je ne m'en doutais môme pas, moi qui suis de la localité; 
et si quelque chose me confond, c'est l'immensité et la va- 
riété de vos connaissances, à vous... jeune et charmante... 
Pardon, vous n'aimez pas les compliments, cela prend du 
temps ! 



FEU LIONKL 19 



LÀ BARONNE. 

Et nous n'en avons pas à perdre : asseyons^irous, je vous 

en prie. (EUe s'assied à droite, Brémontier en fait autant.) VoiCÎ, 

monsieur, ce qui m'amène : vous avez dans vos environs le 
domaine de GondreviUe?... 

BRÉMONTIER. 

Oui, madame la baronne, (à part.) Enfin, et non sans 
peine, me voilà sur mon terrain, et en pays de connais- 
sance... (Haut.) Oui, madame la baronne, une grande et 
magnifique propriété... 

LA BARONNE. 

Six cents hectares, prés, plaines et bois d'un seul te- 
nant... culture médiocre, mais qu'on pourrait améliorer par 
le drainage et des engrais, soit indigènes, soit exotiques, 
dont la proximité du Havre rendrait le transport peu coû- 
teux. Les taillis, châtaigniers et chênes sont établis en 
coupes réglées, à quinze ans d'âge, et produisent en 
moyenne, sans compter les réserves, baliveaux anciens et 
modernes, une somme annuelle de vingt-six mille francs. 

BRÉMONTIER. 

Vous le pensez ?... 

L\ BARONNE. 

J'en suis sûre. Les terres arables et les prairies, dont le 
sous- sol est un peu glaiseux, sont affermées à un nommé 
François Julliard, qu'il faudrait expulser, un Normand qui 
plaidera, mais qui cédera, moyennant une large indemnité. 

BRÉMONTIER. 

Vous croyez? 

LA BARONNE. 

J'en suis sûre. Lesdites terres, louées à soixante-dix 
francs Thectare, sans Tirnpôt, rapportent annuellement 
vingt-quatre mille francs de produit net. Total donc pour 
l'ensemble : cinquante mille francs, qui, capitalisés à trois 
et demi pour cent, donneraient à ce domaine, sauf expertise 



20 COMEDIES — DRAMES 

et examen, une valeur approximatixe de quatorze cent mille 
francs... et c'est sur celte propriété, mon cher monsieur, 
que je viens vous demander des renseignements. 

BRÊMONTIER. 

Mais, madame la baronne, si j*en avais moi-même à (de- 
mander, c'est à vous que je m'adresserais... vous semblez 
la connaître. 

LA BABONNE. 

Très-superficiellement... j'en ai causé, il y a trois ou 
quatre jours, chez un ministre de mes amis... avec plusieurs 
capitalistes qui daignent avoir quelque confiance en moi, et 
qui m'ont chargée de traiter cette affaire. 

BRÉMONriER. 

Quoil... C'est vous?... 

LA BARONNE. 

Je suis un des gérants... un des administrateurs. 

tBRÉUONTIER. 

Bonté du ciel! Une femme... homme d'affaires !... 

LA BARONNE. 

Pourquoi pas?... Vous ne connaissez point l'influence et 
le pouvoir des femmes... en affaires. Vous-même, tout à 
l'heure, vous aviez, sans me connaître, commencé par 
m'adresse r des compliments... pour un rien vous m'auriez 
fait la cour, vous, notaire impérial !... 

BREMONTIER. 

Eh ! eh ! Je ne dis pas non. 

LA BARONNE. 

Vous auriez eu tort. Je suis bonne personne, je suis fran- 
che, et, comme je n'ai aucun intérêt à vous séduire, je peux 
vous livrer les secrets de l'État. Voyez-vous, monsieur, on 
ne se méfie pas assez de nous... D'ordinaire, pendant que 
nous causons, on ne nous écoute pas, on nous regarde... 
Que vous dirais-je?... 



PEU LIONEL 21 



BRElfONTIBR, qui la regardait attenti rement. 

C*esl vrai!... 

LA BARONNE. 

Il semble, pendant que nous parlons d*affaires, que les 
hommes en aient toujours en tête une autre, qui nous- est 
personnelle, et dont la réussite leur tient bien plus au 
cœur ; de sorte que, quand la discussion commence, notre 
cause est déjà gagnée, à charge de revanche, bien en- 
tendu; ce qu'on n'avoue pas, et ce que nous ne compre- 
nons jamais. En attendant, l'affaire s'entame, se déroule ; 
les objections disparaissent devant un sourire, les chiffres 
môme, dans une jolie bouche, ont je ne sais quoi d'aimable 
et de séduisant qui ressemble à un aveu. La question, 
d'abord gracieuse et galante, prend peu à peu des propor- 
tions sérieuses ; on voudrait rétrograder... il est trop tard... 
on a cru discuter, en riant, avec une femme charmante et 
futile, qui ne pense à rien... on s'est engagé, et l'on a si- 
gné avec un homme qui a tout prévu. 

(Elle ne lève.) 
BRÉMONTIER, effrajé. 

Ah ! mon Dieu!... Est-il possible!... 

LA BARONNE, souriant et passant à gauche. 

En ce moment, calmez-vous, rien de tout cela. Il s'agi 
tout uniment du domaine de Gondreville, dont le proprié- 
taire est, dit-on, de vos clients. 

BRÉMONTIER, se levant aussi! 

Oui, madame la baronne... M. Dennebièrc, un vieillard de 
quatre-vingt-deux ans, qui est né dans cette terre. 

LA BARONNE. 

Combien veut-il la veirdre ? 

BRÉMONTIER. 

Elle n'est pas à vendre. 

LA BARONNE. 

C'est une autre question ; combien cela vaut-il, selon votre 
estimation ? 



22 COMEDIES — DRAMES 

i ' ' " ' ' — ' ' ' ■ ■■■ 

BRÉMONTIER. 

Comme vous Tavez dit : treize à quatorze cent mille 
francs... 

LA BARONNE, confidentiellemeiit. 

Nous en donnerons quinze cent mille. 

BRÉMONTIER. 

Permettez, permettez... dès que vous me faites l'honneur 
d'être ma cliente, je dois défendre vos intérêts et vous dire 
que cela ne les vaut pas. 

LA BARONNE, souriant. 

Je VOUS remercie, mais cela m'est égal, et, dès que j'au» 
rai vu M. Dennebière... 

BRÉMONTIER. 

Il ne voit personne... il est goutteux, il est malade... il 
est môme, dit-on, très-dangereusement malade... 

LA BARONNE. 

C'est un détail ; et il s'agit ici d'une affaire^ 

BRÉMONTIER. 

Il ne veut pas entendre parler d'affaires, et c'est à moi, 
son ancien ami et son notaire, qu'il a donné, depuis un an, 
sa procuration générale pour l'administration de tous ses 
biens... 

LA BARONNE. 

Alors, monsieur... si c'est vous qui êtes son fondé de 
pouvoirs, dites-le. 

BRÉMONTIER. 

Je VOUS le dis. 

LA BARONNE. 

Et parlons d'affaires. 

(EUe 8*aMied prêt da guéridon de gaucho.) 
BRÉMONTIER, arec satisfaction. 

Parlons-en!... 

(ll s'assied aussi.) 



FEU LIONEL 23 



LA BARONNE. 

Nous disions quinze cent mille francs? 

BRÉMONTIER. 

Et je disais, moi, que nous refusions. 

LA BARONNE. 

Nous disons dix-huit cent mille... 

BRÉMONTIER. 

Je VOUS répète, madame, que c'est inutile : il n'a pour 
héritier que des collatéraux éloignés et ne veut pas vendre. 

LA BARONNE, froidement. 

Deux millions. 

BRÉMONTIER. 

Deux millions!... * 

LA BARONNE. 

Deux millions.. « 

BRÉMONTIER, hors de lof. 

Mais VOUS n'y pensez pas ! 

LA BARONNE. 

C'est à prendre ou à laisser. 

BRÉMONTIER, se lerant. 

Vous m'en direz tant... Je n'ai jamais vu traiter ainsi les 
affaires... mais puisque vous le voulez absolument... je vais 
examiner... 

LA BARONNE, se levant aussi. 

Sans examen... et sur-le-champ. 

BRÉMONTIER. 

11 faut au moins que j'écrive... que je consulte. 

LA BARONNE. 

Je vous le répète, c'est à prendre ou à laisser... convenu 
ce soir, signé demain^ ou pas du tout... 

BRÉMONTIER. 

Mais, madame... 



24 COMÉDIES — DRAMES 

LA BARONNE. 

Mais, monsieur... nous avons la loi d'expropriation... 

BRÉMONTIER. 

Mais, madame... 

LA BARONNE. 

Mais, monsieur, vous pouvez ôtre forcé de vendre Fim- 
meuble à sa simple valeur, et d'après l'estimation du jury, 

BRÉMONTIER. 

II est donc question de quelque chose?... 

LA BARONNE. 

Il est question que votre client vous a donné sa procura- 
tion générale ; et, si vous ne vendez pas dans une occasion 
pareille» vous êtes un mauvais administrateur. . • 

BREMONTIER. 

Moi !... 

LA BARONNE. 

Vous êtes un mandataire infidèle... 

BRÉMONTIER. 

Moi!... 

la baronne. 
Vqus... 

brémontier. 
C'est à perdre la léteî... Et Montgiron qui n'est pas là ! 

SCÈNE V. 
LA BARONNE, MONTGIRON, BRÉMONTIER. 

MONTGIRON, entrant par le fond à droite. 

Qu'est-ce que j'apprends? Mon patron a été malade... il a 
failli ùiTC tué sur les rails... 



FEU LIONEL 25 



BREMONTIER. 

Ah ! mon maître clerc ! Si tu savais avec quelle impa- 
tience je t'attendais ! 

UONTGIRCN. 

Pardon, patron; si je l'avais su..^ je serais venu par le 
télégraphe : les chemins de fer vont si lentement ! 

BREMONTIER, lui montrant la baronne. 

Madame la baronne d'Ërlac... (Pendant que Mont«$iron lalae, 
Brémontier continue è voix basse.) El tU ne Sais paS... tu ne le 

croiras jamais. Tu connais la terre de Gondreville, qui vaut 
un peu plus d'un million?... Madame la baronne vient 
exprès ici d'Angleterre... 

LA BARONNE. 

En offrir deux... à condition de terminer sur-le-cîjamp. 

UONTGIRON, d'un air calme. 

Ah! Eh bien?... 

BREMONTIER. 

Comment ! cela ne t'étonnc pas?... Cela ne le bouleverse 
pas?... 

MONTGIRON, tranquillement. 

Je viens de Paris... et j'en ai vu bien d'autres! Des quar- 
tiers tout entiers qu'on achetait en un quart d'heure, qu'on 
démolissait en une nuit, et qu'on rebâtissait en un mois par 
brevet d'invention... 

BREMONTIER. 

Est-il possible ! 

MONTGIRON. 

Pour être. loués, décorés et habités quinze jours après. 

BREMONTIER. 

Et les rhumatismes? , 

MONTGIRON. 

Sans garantie du gouvernement. 
I ^ 

I. - VIII. 



26 COMÉDIES — DRAMES 



BREMONTIER. 

Tu trouves donc la proposition de madame ?... 

MONTGIRON. ' 

Toute simple... toute naturelle. 

LA BARONNE. 

A la bonne heure!... En voilà un qui entend les affaires I 

MONTGIRON, avec modestie. 

Je commence... je viens de passer huit jours à Paris. 

BREMONTIER. 

Tu crois donc que je peux me servir de la procuration 
générale que m'a donnée M. Dennebière?... 

LA BARONNE. 

Pour conclure sur-le-champ et signer en son nom... 

BREMONTIER. 

Et qu*ainsi je ferai pour mon client une bonne opération ! 

MONTGIRON. 

Une mauvaise. 

BREMONTIER. 

Et comment cela ? 

MONTGIRON. 

Dès que madame vient de si loin pour en offrir deux mil- 
lions, c'est qu'à coup sûr cela en vaut trois. 

LA BARONNE, Tiremant. 

Vous penseriez I... 

MONTGIRON. 

C'est évident... sans cela ce ne serait pas une spéculation, 
une affaire... Or, c'en est une et une superbe I... J'en suis 
sûr, sans la connaître. Il faut alors que notre client soit 
admis au partage. Nous disons donc, madame, deux mil- 
lions cinq cents. (MoaTement de u baronne.) C'est à prendre OU 
à laisser. 

LA BARONNE. 

Une somme aussi forte!... 



FEU LIONEL 27 



MONTGIRON. 

Raison de plas... vous ne resterez pas seule, vous pren- 
drez des associés... des intéressés... des actionnaires... 

LA BARONNE. 

Quand ce serait... 

MONTGIRON. 

Eh bien alors... qu'est-ce que vous risquez? 

BRÉMONTIER. 

Mais, Montgiren... 

MONTGIRON. 

Dans toutes les affaires il faut compter les profits et pertes, 
c*est-à-dire les gérants et les actionnaires... c*est toujours 
comme ça... (a la baronne.) G'cst donc une affaire convenue? 

BRÉMONTIER. 

Convenue! impossible! 

LA BARONNE, souriant. 

Convenue. 

BRÉMONTIER. 

^h ! j*en ferai une maladie ! 

MONTGIRON. 

Deux millions cinq cent mille francs, sans compter les frais 
d'acte, d'enregistrement, honoraires du notaire, cela va sans 
dire, et, de plus, comme gracieuseté de notre charmante 
dientC; mille écus pour Tétude. 

BRÉMONTIER. 

Montgiron I 

MONTGIRON. 

Je viens de Paris; je veux que mes camarades s'en aper- 
çoivent... Madame la baronne qui entend les affaires me 
comprend, j'en suis sûr. 

LA BARONNE. 

C'est dit... Aussi bien, j'entends que dès demain le con- 
trat soit prêt. 



28 COMÉDIES — DRAMES 



IIONTGIRON. 

On passera la nuit, s'il le faut. Je vais faire dire au se- 
concl clerc de se rendre ici. 



Je Taltcnds. 



Qui Ta prévenu ? 



Moi. Il va venir. 



Comment? 



LA BARONNE. 



MONTGIRON. 



LA BARONNE. 



BREMONTIER. 



LA BARONNE. 



Par le train direct. 

BREMONTIER. 

C'est à confondre... 

MONTGIRON. 

Oui ! vous n'y êtes plus. Votre vieille étude est ébranlée 
jusque dans ses fondements... un contrat rédigé, signé et 
paraphé... par le train direct et à la vapeur! Qu'en dites- 
vous ? 

BREMONTIER, secouant la tête. 

Je dis, je dis... quelque bonne que soit l'affaire... que 
mon client... 

MONTGIRON. 

Vous le consulterez après. 

BREMONTIER. 

J'aimerais mieux le consulter avant. 

MONTGIRON. 

C'est là ce qui vous inquiète... où demeure-t-il? 

BREMONTIER. 

Dans le département du Nord. 



FEU LIONEL 



29 



M0NTG1R0N. 

Rien de plus simple... pendant qu'on rédigera le contrat, 
on aura sa réponse. 

BRÉUONTIER. 

D'ici à demain? 

MONTGIRON. 

Dans une heure. 

BRBMONTIBR. 

Y penses-tu? 

MONTGIRON. 

Et le télégraphe électrique I... Je me charge de la dépêche : 
dix centimes par myriamètre. 

BRÉMONTIER. 

Il s'entend à tout... il prévoit tout... il a do Tesprit... 
comme la chambre des notaires. 

MONTGIRON. 

Et je ne suis que maître clerc... Jugez, mon patron!... 

SCÈNE VI. 
LA BAROxNNE, MONTGIRON, ALICE, BRÉMONTIER. 

ALICE, occourant de la droite* 

Âh ! mon père, quel quadrille charmant ! Quelles figures 
délicieuses ! 

MONTGIRON. 

Mademoiselle parle-t-elle de la mienne? 

A LICE f gaiement. 
Monsieur Montgiron qui est de retour!... (Apercevant madame 

d'Eriac qu'elle salue.) Pardon, madame... 

BRÉMONTIER. 

J'ai l'honneur de présenter à madame la baronne d'Erlac, 
mademoiselle Alice Brémontier, ma fille. 



30 COMÉDIES — DRAMES 

LA BARONNE. 

Qui a les plus jolies couleurs du monde, fraîche comme 
une rose. 

AUGE. 

Je viens de danser, madame, et de répéter le quadrille 
des Lanciers. 

(EUe s'approche du guéridon de droite et arrange un bouquet. } 

LA BARONNE, 

C'est là ce qui excitait voire enthousiasme?... 

ALICE. 

Oui, madame. 

LA BARONNE. 

On les danse donc encore ici? 

ALICE. 

Encore?... mais on commence. 

LA BARONNp, regardant AUce. 

Rouen est en retard! (Bas à Brémontier.) Elle est jolie, votre 
fille. 

BRÉMONTIER. 

Une petite figure normande qui n'est pas trop mal, et, 
pour peu qu'il se présente quelque connaisseur... 

LA BARONNE. 

Soyez tranquille... je vous la marierai. 

BRÉMONTIER. 

Permettez... elle n'a pour dot que mon élude, qu'il faut 
vendre d'abord. 

LA BARONNE. 

Je m'en charge... c'est une affaire... Combien en voulez 
vous? 

BRÉMONTIER. 

Deux cent mille francs. 

LA BARONNE. 

Ce n'est pas assez; ça vaut mieux que cela. Je vous 



FEU LIONEL 31 



trouverai à Paris un gendre de cent mille écus, pour le 
moins. 

MONTGIRON, qui est paisé à droite de la baronne» 

Permettez... 

LÀ BARONNE, bas. 

Est-ce que vous auriez par hasard des prétentions? 

IfONTGIRON, de même. 

C'est possible... et votre arrivée me coûterait cent mille 
francs. 

LA BARONNE, de même. 

La vôtre m*en a bien coûté cinq cents... c'est quatre cents 
que vous me redevez. 

MONTGIRON, à part. 

Elle est plus forte que moi. 

ALICE, 8*approcbant de la baronne et lui offrant le bouquet. 

Nous espérons, mon père et moi, que madame nous res- 
tera à diner. 

LA BARONNE. 

Impossible, mon enfant!... cela prend du temps... j'ai 
aujourd'hui, à Rouen, deux rendez-vous d'affaires et un bal. 

ALICE. 

A la préfecture, peut-être? 

LA BARONNE. 

Précisément. 

ALICE. 

Et nous aussi ; comme cela se rencontre ! 

BRÉMONTIER, à la baronne. 

Vous avez le temps d'aller au bal ? 

LA BARONNE. 

C'est là qu'on parle d'affaires. 

ALICE. 

Nous aurons le plaisir de vous y voir, et vous nous direz 
si nous dansons le quadrille des Lanciers comme à Paris. 



32 COMÉDIES — DRAMES 

. LA BARONNE. 

Je vous le promets; je vous propose même de vous faire 
vis-à-vis. 

ALICE. 

Quel honneur pour nous... et pour notre professeur! 

LA BARONNE. 

Ahl vous avez un professeur... comme à Paris? 

ALICE. 

Oui, madame, un jeune homme très-aimahie, que vous 
devez connaître. 

BRÉMONTIER. 

G^est vrai... car il nous a parlé de vous. 

ALICE. 

M.. Rigaud. 

LA BARONNE. 

M. Rigaud!... nous avons beaucoup de^ Rigaud, dans les 
affaires... Un grand?... un blond?... 

BRÉMONTIER. 

Pas très-grand. 

LA BARONNE. 

Un peu grêlé?... 

ALICK. 

Mais pas du tout... 

LA BARONNE. 

Je connais tant de monde... Ëntin, s'il vient au bal, on le 
verra, on me le présentera, (a Brëmontier.) Dlci-là, parlons 
de notre contrat et des principaux articles. 

BRÉMONTIER. 

Nous pourrions en causer en nous promenant, cela ne 
prendrait pa§ de temps à madame la baronne, et me per- 
mettrait de lui montrer mon jardin. 



FEU LIONEL 33 



ALICE. 

Ce sont les amours de moTi père... et ce qu'il aime le 
plus au monde... après moi s*entend. 

LA BARONNE. 

En effet... cela me paraît fort joli. 

BRÉlfONTIER, à la baronne. 

Deux hectares, vingt ares, soixante-cinq centiares. 

LA BARONNE, prenant le bras de Brémontier. 

Qu'est-ce que cela vous rapporte? 

BRÉMONTIER. 

Le plaisir de vous le montrer. 

LA BARONNE. 

Mauvaise affaire! (s'éioîgnant avec lui par le fond.) Après cela, 
vous ne pouvez pas tous les jours en faire de bonnes. 

(Tous les deux disparaissent par le fond.) 

SCÈNE VU. 

« 

MONTGIRON, ALICE. 

HONTGIRON. 

Oserais-je vous demander, mademoiselle, quel est ce 
M. Bigaud? 

ALICli:. 

Une personne à qui mon père doit la vie. 

MONTGÏRON. 

Ah I oui, dans l'aventure du chemin de fer. 

ALICE. 

Et qui, de plus, paraît être de vos amis. 

MONTGIRON. 

En fait d'amis, je n'eli ai jamais possédé qu'un... un in- 
grat... mon ami Lionel... (s'arrêtant.) Pardon, mademoiselle, 



34 COMÉDIES — DRAMES 

je me suis promis de ne jamais en parler, parce que moi, 
qui ris de tout, c^est la seule chose qui m'attriste, et je 
n^aime pas à m'attrister... Quant à votre inconnu... je crains 
bien, s'il faut vous Favouér, que ce ne soit quelque intrigant. 

ALICE. 

Ah ! j'en serais fâchée. 

M0NT61R0N« 

Pourquoi? 

ALICE. 

D'abord à cause du service qu'il nous a rendu... puis il 
m'a paru instruit, discret, modeste... et enfin, ce qui m'a 
prévenu en sa faveur... j'ai cru deviner qu'il était malheu- 
reux. 

MONTGIRON. 

Laissez doncl... Un héros de roman qui veut vous inté- 
resser, vous toucher, vous séduire, vous ou votre cousine 
Blanche... quelque coureur de dot ou d'héritage qui, trop 
connu à Paris, est obligé d'exercer en province... Je me 
charge de l'interroger, de le démasquer, de le congédier. 

ALICE, regardant yers la ganche. 

Ah ! mon Dieu, prenez garde, je l'aperçois. 

MONTGIRON. 

Soyez tranquille, ça ne sera pas long, (ii s'éianoe vers la 

gaache, regarde, poasse un cri et s^arréte.) Ah! qu'ai-je VU?... Cc 

n'est pas possible ! 

(il regarde de noareaa arec émotion.) 
ALICE. 

Gomme il tremble 1 

MONTGIRON, à part, regardant toujours. 

Mais oui... c'est lui... ou c'est son ombre... Ah! je n'y 
tiens plus 1... et, à tout prix, je connaîtrai la vérité ! 

(il s'élance et disparaît dans la coulisse à gauche.) 



PEU LIONEL 35 



SCENE VIII. 

ALICE, seule, l'appelant. 

Monsieur MontgîronI monsieur Montgiron !... il ne m'en- 
tend pas... il est hors de lui... il court toujours... il s'élance... 
il lui saute au collet pour l'arrêter... (oétoarnant les jeux.) Ah ! 
il disait vrai ; c'est quelque fripon, quelque scélérat... Mon 
Dieu! qui s'en serait douté? (Regardant de noureau.) Ahl ils 
sont dans les bras l'un de l'autre... ils s'embrassent... ils 
s'embrassent encore... Qu'est-ce que cela signifie?... 

SCÈNE IX. 

MONTGIRON, RIGAUD, se tenant embrassés; ALICE. 

MONTGIRON, à Rigaud. 

Quoi! c'est toi?... • 

RIGAUD. 

C'est bien moi ! 

MONTGIRON. 

Tu en es sûr?... 

RIGAUD, apercevant Alice. 

Silence... on nous écoute. 

MONTGIRON, se retournant et allant près d'Alice. 

Pardon, mademoiselle... 

ALICE. 

Je vais rejoindre mon père. (Bas à Montgiron.) Un mot seu« 
lement... (a Rigaud^) Pardon, monsieur... (sas, à Montgiron.) 
Vous êtes sûr que c'est un honnête homme ? 

MONTGIRON, bas. 

Lui?... c'est le plus brave garçon du monde. 



â6 COMÉDIES — DRAMES 



ALICE, à part. 

Je respire !... 

MONTGIRON. 

J'en réponds comme de moi-même... c'est-à-dire plus en- 
core... et pour le mérite, Thonneur, la loyauté... 

ALICE, toariant. 

C'est bon... c'est bon... on ne vous demande pas de certi- 
ficat. (Haut.} Je vous laisse, messieurs! (a part, en t'en allant.) 

C'est égal, j'ai eu peur I 

(Kl!e sort par la droite.) 

SCÈNE X. 
LIONEL, MONTGIRON. 

IIO^TGIRON. 

Comment, c'est toi, mon bon Lionel? 

LIONEL. 

Plus bas donc ! 

MONTGIRON. 

Elle est partie ! Nous sommes seuls, et personne ici, 
exceplé moi, ne connaît mon ami Lionel d*Aubray, que j'ai 
cru défunt, et que je pleurais. 

LIONEL. 

Heureusement, cela ne t'a pas maigri. 

MONTGIRON. 

C'est la faute de mon estomac qui est plus fort que ma 
douleur. La nature humaine est ainsi. On est désolé... et l'on 
dîne... on nourrit son désespoir... Mais quelle imagination 
allemande ! quelle lettre à la Werther m'avais-tu donc adres- 
sée?... Que m'avais-tu donc écrit?... 

LIONEL. 

La vérité. 



PEU LIONEL 31 



M0NT6IR0N. 

Qui heureusement n'était pas vraie» puisque, grâce au ciel, 
tu ne t'es pas tué. 

LIONEL. 

Eh! si vraiment... et voilà le mal... je me suis tué. 

M0NT6IR0N. 

Tu en es sûr?... 

LIONEL. 

Parfaitement sûr... je le l'atteste. 

M0NT6IR0N. 

Je te crois... mon ami... je te croîs... Seulement j'aime 
mieux que le fait me soit attesté par toi-même... Tu es 
donc mort?... 

LIONEL. 

£h non!... voilà le plus terrible... je ne le suis plus. 

MONTGIRONé 

Alors explique-toi... car, moi, vivant... je n'y comprends 
rien I... 

LIONEL. 

Tu sauras tout. 

MONTGIRON. 

J'y compte bien; car, nés dans la même ville et élevés 
ensemble, nous avons toujours été amis. . 

(ils s'asseyent A droite.) 
LIONEL. 

Malgré la différence de nos caractères. 

MONTGIRON. 

 cause de cela. Toi, ardent, exalté ; moi, calme et posi-^ 
tif; toi, te perdant au sein des nuages ; moi, restant attaché 
à la terre ; enfin, pour ne pas dire la folie et le bon sens, 
toi la poésie et moi la prose. Eh bien? 

ScKtBB. — Œuvres complètes. Ire série. — 8«« Vtl. — 3 



â8 COMÉDIES IJ RAMES 



LIONEL. 

Oui, je vais tout le dire. Tu sais que, tous deuxorplielins, 
je possédais déjà, quand nous nous sommes séparés... 

MONTGIRON. 

Un joli capital, cent mille francs de patrimoine. Aussi, ne 
rêvant que joies et plaisirs, tu te rendais à Paris, tandis que 
moi, sans un sou vaillant, j'entrais, à Rouen, dans une élude 
de notaire. 

LIONEL. 

Tu avais pris le bon parti. 

MONTGIRON. 

Allons doue ! / 

LIO.NEL. 

A mon arrivée à Paris, j'avais été reçu dans quelques ri- 
ches maisons auxquelles j'avais été recommandé ; une enlre 
autres où je vis une jeune dame, une veuve,'dont le premier 
coup d'œil me charma : c'était une grâce, une élégance, un 
éelatj dont nous autres provinciaux n'avons pas la moindre 
idée. 

MONTGIRON. 

Abrégeons... Tu en devins amoureux? 

LIONEL. 

Comme un fou 1 

MONTGIRON. 

Tu ne peux rien faire autrement. 

LIONEL. 

Et je me rappelle encore le premier soir où, admis chez 
elle, c'était un jour de bal, je la trouvai éblouissante de 
beauté, de jeunesse et de diamants, dans un boudoir élé- 
gant, entourée de cinq ou six de ses amis, qui causaient au 
bruit delMrchestre... 

MONTGIRON* 

De fuliUlcs, de danses, de polkas... 



FëU LIONEL 39 



LIONEL. 

Non ; de crédit foncier, mobilier, de mouvements de capi- 
taux... G*étaient de riches banquiers, de grands capitalistes 
qui ne parlaient devant elle et avec elle que d'entreprises 
hardies, énormes, colossales, remuaient le monde financier, 
se jetaient leurs lingots à la tête... Et moi debout, immobile^ 
dans un coin dn boudoir, je ne savais quelle contenance 
tenir au milieu de cette avalanche de millions, lorsque la 
maîtresse de la maison, tournant vers moi un regard plein 
de bienveillance, me dit : « — Et vous, monsieur Lionel, que 
comptez-vous faire à Paris ? N'avez-vous pas aussi quelque 
projet? — Mais oui, madame. — Vous êtes jeune et maître 
de votre fortune, qui est, dit-on, assez belle... — Mais, ré- 
pondis-je en balbutiant... à peu près une centaine de 
mille francs... — De rentes? » dit- elle. Et moi, te Tavoue- 
rai-je, honteux et humilié du peu que j'étais, je n'osai la dé- 
tromper; je n'eus pas le courage de la démentir... vanité 
absurde-! devant ces Crésus, devant ces masses d'or, rougis- 
sant commfe d'un crime de mon honnête et modeste patri- 
moine... je me contentai de m'incliner sans prononcer un 
mot ; c'était répondre : oui. « — Cent mille francs de rentes, 
reprit-elle avec une nuance d'estime plus prononcée. — C'est 
quelque chose, ajouta d^un air épais et insolent un gros 
capitaliste qui, assis dans un coin du boudoir, semblait y 
cuver son or ; et avec de la hardiesse, du bonheur et nos 
conseils, il peut arriver, ce jeune homme. » Que te dirai- 
je?... Ce que je voulais, c'était d'être admis chez elle... et 
dès ce moment il me fut permis d'être un assidu, et bientôt 
un intime de la maison. 

MONTGIRON. 

C'est tout ce qu'il fallait. 

LIOXKL. 

A la condition toutefois d'exercer en réalité l'état dont je 
m*^Ud9 donné le titre... l'état de millionnaire. 



40 COMÉDIES — DRAMES 

^_^__ m 

MONTGIRON. 

Que veux-tu dire ? 

LIONEL. 

Qu'il me fallait mener le train d un jeune homme qui au- 
rait eu cent mille livres de rentes, raccompagner, elle, ou la 
cuivre au bois dans ma calèche, à l'Opéra, aux Italiens, en 
premières loges de face; et pour être digne de lui donner la 
main et de paraître avec elle en public, payer des mémoires 
de tailleur fabuleux... et le Jockey-Club... et les chevaux... 
et les courses de Chantilly... Chaque semaine, chaque mois 
voyaient fondre rapidement mon patrimoine. 

MONTGIRON. 

Je me serais arrêté... j'aurais tout réglé, tout liquidé, à 
commencer par ma passion. 

LIONEL. 

Le moyen... quand chaque jour il me semblait qu'on m'ai* 
maît... quand on me le disait... et quand enfîn... 

(il se 1ère et passe à gauche.) 
MONTGIROX. 

Ah 1 voilà le malheur!... tu étais heureux I 

LIONEL, arec impatience. 

Ëh non ! mon bonheur môme hâtait la chute de mes illu- 
sions ; et, par une fatalité inconcevable, à mesure que mon 
amour diminuait... 

MONTGIRON. 

Le sien augmentait. 

LIONEL, confidentiellement. 

Elle me proposait même de l'épouser... 

MONTGIRON. 

Pourquoi pas ? 

LIONEL. 

Y penses- tu? dans la position de fortune où je me trou- 
vais... car, inspection faite de ma caisse» après six mois de 



FEU LtONEL 41 



prodigalités et de désordres, il me restait quarante mille 
francs. Je n^avais plus qu'un parti à prendre. 

MONTGIRON. 

Te fier à Tamour?... Avouer la vérité ? 

LIONEL. 

Et passer pour un intrigant, pour un chevalier d*in- 
dustrie!... Non ! j'avais vu, autour de moi, s'improviser tant 
de fortunes, que je jurai de m'enrichir en quelques jours, 
de devenir millionnaire... comme tout le monde... ou de me 
tuer, si je perdais... Deux coups de Bourse, et je perdis 
tout! 

MONTGIRON. 

Ah 1 pauvre ami i 

LIONEL. 

Oui, pauvre!... ce qui, dans le monde où je vivais, est 
presque une honte, bien plus, un ridicule... Et puis aussi, te 
l'avouerai- je? cette vie de luxe et de plaisir, les séductions 
de l'opulence et les parfums qui s'en exhalent, ont quelque 
cho^e d'irrésistible et d'enivrant qui vous énerve et vous 
égare!... c'est du vertige !... Mais la mort même que j'ac- 
ceptais comme un enjeu de la partie, me parut moins cruelle 
alors que la pensée d'y renoncer. 

MONTGIRON. 

Tu as raison, c'est du vertige !... 

LIONEL. 

Le soir môme, en rentrant chez moi, j'écrivis à tous mes 
amis pour leur faire mes derniers adieux... et, le lendemain 
de grand matin, après avoir moi-même mis toutes mes lettres 
à la poste, je sortis tout seul de Paris. 

MONTGIRON. 

Et puis?... 

LIONEL. 

Je longeai les bords de la Seine, le cœur sec et désespéré, 
marchant devant moi, sans savoir seulement où j'étais, sans 



4:2 COMKDIES — DRAMES 

rieii voir et sans rien entendre... Si !... je me rappelle, (Tu 
vas me trouver bien absurde !...) En approchant d'un petit 
bois, j'entendis chanter un oiseau... et, te le dirai-je?... Ce 
chant si pur et si joyeux, et qui semblait bénir la vie, au 
moment où j'allais la perdre, ce chant m'émut au point que 
je pleurai... j'hésitai... j'hésitai, je l'avoue, et, je le crois, 
j'allais faiblir... Mais je pensai que mes amis, que tout le 
monde était prévenu... et, en môme temps, je crus entendre 
des rires moqueurs auteur de moi... je courus alors comme 
un fou, et me précipitai dans la rivière. 

MOXTGTRON. 

Ah ! c'est affreux ! 

LIONEL. 

Oui, bien affreux... et si jamais tu en viens là... 

MONTGIRON. 

Oh ! sols tranquille. 

LIONEL. 

Ne choisis pas ce genre de mort. 

MDNTGIBON. 

Rassure-toi... ni celui-lù, ni un autre. 

LIONEL. 

Le courant m'emporta avec une effrayante vitesse, ma poi- 
irine s'oppressait, et mes yeux s'éteignaient déjà... il me 
sembla que je mourais... et puis... je ne sais plus ce qui se 
passa. 

MONTGIRON. 

Enfin ? 

LIONEL. 

charme inexprimable du réveil 1 Je ne peux te rendre 
le sentiment de bien-être que tout à coup j'éprouvai, lorsque 
je me sentis revivre... et que l'air pénétra dans ma poitrine... 
J'appris bientôt de la femme d'un pécheur qui me soignait, 
que son mari, en tirant ses filets qui m'avaient arrêté, m'avait 
amené sur lo rivage ni transporté dans sa cabane. 



FEU LIONEL 43 



MONTGIRON . 

Oà, grâce au ciel, le repos f attendait. 

LIONEL. 

m 

Non vraiment, en retrouvant la vie je retrouvais la discorde 
et les procès. Le maître pêcheur ne voulait-il pas m'en faire 
un... pour ses filets que j'avais avariés... sans le vouloir... 
et dont, à moi}, insu, j'avais brisé les mailles ! Par bonheur 
ot par un grand hasard, ma bourse m'était restée, Je donnai 
à mon hôte l'indemnité qu'il me demandait, trop heureux 
d'échapper au ridicule qui semblait, moi défunt^ pue pour- 
suivre encore... et le lendemain je profitai d'un chemin de 
fer qui passait à quelques pas de là, §ans m'informer de la 
route que je suivais... c'était celle de Rouen... et, à l'avant- 
dernière station où j'étais descendu, j'ai eu le bopheur, pour 
mon retour à la vie, de sauver celle de M. Brémontier, ton 
patron. 

MONTGIRON. 

Ah ! c'est vrai ! c'était toi ?... 

• LIONEL. 

Oui, d'un coup de poing... 

MONTGIRON. 

Tu vois donc bien que la vie est bonne h quelque chose,.. 
car voilà un honnête homme que tu as conservé à sa femille 
et à ses amis... Voilà la plus charmante fille du monde qui, 
sans toî, serait orpheline. 

LIONEL. 

C'est vrai.., c'est vrai I et, quand j'y pense; cela me rac- 
commode un peu avec moi-même. 

MONTGIRON. 

Cela ne suffît pas... il faut que la réconciliation soit com- 
plote... Que comptes-tu faire maintenant? 

LIONEL. 

Je n'en sais rien... mais, en tout cas, j'entends rester ton- 



41 GOMEDIBB — - DRAMES 

jours et pour tout le monde... M. Rigaud... Car s'il fallait 
qu'on me reconnût, s*il fallait, m*exposant aux railleries de 
mes anciens amis, redevenir Lionel d*Aubray... plutôt mourir 
de nouveau ! et cette foiâ je m*arrangerais pour n*en pas. 
revenir. 

M0NTGIR0;<î. 

Tais-toi I... et ne réveille jamais de pareilles idées. Mourir 
par vanité, par paresse... ou par orgueil... c*est pis que 
lâche... c'est bétel... Quoi donc! Tout serait perdu, tout 
est fmi, il faut cesser de vivre parce que, dès le premier jour, 
nous n'avons pas touché le but!... Crois-moi, la vie est belle 
à qui sait l'employer I... Me voilà, moi... je n'ai rien, je ne 
suis rien... je suis heureux... Je travaille... voilà pour le 
présent... j'espère, voilà pour l'avenir. Ce n'est pas grand'- 
chose, un maître clerc. . . il a toujours devant lui un obstacle 
.à peu près infranchissable... sa charge à payer I... Grois>tu 
donc que j'irai me tuer pour deux cent méchants mille francs 
qui me manquent?... Non! non! quelque chose me dit là 
que je les magnerai... je les attends... patiemment, et je 
m'amuse à être jeune, à croire, à vivre enfin !... Oh ! la vie !... 
Hier était si beau, demain sera si grand I Quoi de plus char- 
mant qu'aujourd'hui, où nous avons des enchantements pour 
toutes les fortunes et du confortable à tous les prix ? où d'un 
bout de la France à l'autre les monuments, les places publi- 
ques, les jardins, es villes, s'élèvent comme par magie ? où le 
simple bourgeois enfin jouit gratis du luxe et des merveilles 
réservés jadis aux souverains, et où le Versailles de Louis XIV 
pâlit devant lé paradis du peuple : le bois de Boulogne, qui 
appartient à tout le monde ? 

LIONEL. 

Oui, mon ami ; mais permets... 

UONTGIRON. 

Tu veux mourir?... et moi je vivrais, ne fût-ce que par 
curiosité, car aujourd'hui le miracle est partout. (Msaremaat de 
Lionel.) Je ne te parle pas de ces esprits frappeurs qui vous 



FEU LIONEL 4 



r 



obéissent mieux que vos domestiques... quand vous en 
avez... Mais, ô merveille! tu veux dire bonjour à ton ami à 
travers un tas de royaumes, de fleuves et de montagnes... 
il te répond bonsoir, avant la fin du jour. Voici là-tfas deux 
océans, deux cousins germains qui se lamentent d*ôtre séparés, 
depuis le commencement du monde... en trois coups de 
pioche, ils sont réunis et se jettent dans les bras Tun de 
l'autre. Ainsi tout marche, tout va, tout arrive... avant de 
partir. Il n'y a plus de fange qui n*ait son or, plus de terre 
glaise qui ne spit une terre à blé... Le gaz supprime la nuit, 
la vapeur la distance, le chloroforme la douleur... On sème 
les poissons, on plante les truffes... et tu veux mourir!... 
quand Tétincelle électrique, ce feu de Prométhée, va nous 
donner enfin Tempire des airs, ranimer le sang dans nos 
veines, prolonger la jeunesse, éterniser la santé, supprimer 
les médecins... qui sait? tout est possible ! Et nous ne vivrions 
pas pour être témoins de toutes ces merveilles. . . pour voir 
la Chine ouverte, et les hôpitaux fermés?... Vivons, mor- 
bleu 1 vivons! la vie est une plante, une fleur, un vignoble... 
et celui-là est bien conseillé de là-haut qui la cultive honnête- 
ment... et longtemps! 

LIONEL, passant à droite. 

Vivre!... vivre!... et comment vivre, maintenant que je 
suis sans fortune ? 

MONTGIRON. 

Et la mienne! et mes appointements de maître clerc! 
cent louis par an! fortune qui nous suffira, qui, bien mieux 
encore, te donnera le temps et le plaisir d*en refaire une 
autre... Celle qui vient d'héritage, on la dissipe... celle qu'on 
a gagnée soi-même et par son travail, on la garde précieu- 
sement... on en devient avare... C'est amusant d'être avare... 
je n'ai pas encore pu Têtre, mais cela viendra. Il s'agit pour 
toi de choisir un état. 



LIONEL. 

n est trop tard. 



3. 



Ao COMÉDIES — DRAMES 



MONTGIROX. 

D*obtenir une place.,. 

LIONEL. 

Depuh six mois j'en sollicitais une qu'on m'a enfin accordée 
et que j*ai vue annoncée au Afontteur, le lendemain de ma 
mort. 

MONTGIRON. 

Tu vois biep qu'il fallait attendre. 

LIONEL. 

Et comme elle était belle, on Ta donnée, le soir même, 
i\ un autre. 

MONTGIRON. 

Tu vois bien qu'il fallait vivre... 

LIONEL, avec impatience. 

Ëh! je m'en aperçois maintenant... maintenant surtout 
que d'autres idées... d'autres rêves... des rêves... 

MONTGIRON, rivement. 

D'amour ? 

UOSEL, 

Je le crains. 

MONTGIRON. 

Amoureux !... comme moi ! tu es sauvé î il n'y à que cela 
qui nous retienne à la vie. Si tu savais combien je serais 
désolé de mourir, moins pour moi que pour Josépha, Atala, 
(Avec un soupir.) eU une autre encore! 

LIONKL. 

Trois à la fois ? 

MONTGIRON. 

Pour tripler les liens qui me rattachent à l'existence ! 
Pauvres chères éplorées ! Quand je pense que si je partais, 
elles seraient... 

LIONEL. 

Inconsolables? 



FEU 1. 10 NE L 47 



MONTGfRON, gaiement. 

Au contraire; elles se consoleraient, ce que je ne veux 
pas... et c'est pour cela que je reste... (s'întprrnmpjint.) Mado- 
moiselle Alice! 

SCÈNE XI. 
MONTGraON, ALICE, LIONEL. 

ALICE, enlrant par la droite. 

Pardon, messieurs, de mon indiscrétion... voici le dîner. 

HONTGIRON, se frottant les mains. 

Le dîner! 

ALICE. 

Il faut bien une nouvelle aussi importante pour que je me 
permette de vous déranger. 

MONTGIRON. 

Nous déranger... nullement... un ami... que je n'avais 
pas vu depuis longtemps. 

LIONEL. 

Qui revient d'un long voyage. 

MONTGIROX. 

Oui, de l'autre monde. 

ALICE. 

C'est donc cela... que vous vous embrassiez avec tant 
d'effusion. 

MONTGIRON, à demi Toix. 

Un jeune homme qui a du mérite et du lalent. 

ALICE. 

Nous le savons ; il enseigne à morvoille le quadrille des 
Lanciers. 

MONTGIRON. 

En vérité ? 



48 COMEDIES — DRAMES 

- - — ^ 

AUGE. ^ 

Et j'ai même, à ce sujet, et ayant dîner, un grand service 
à demander à M. Rigaud. 

> LIONEL. 

Est-il possible, mademoiselle!... je serais assez heureux... 

ALICE. 

Mon père a reçu, comme notaire de la ville, des billets de 
bal... plus qu*il ne lui en fallait pour son usage particulier... 
il allait les renvoyer, et moi, pensant à monsieur Montgiron... 
je lui ai demandé deux invitations. 

MONTGIRON. 

Vous êtes bien bonne... une seule aurait suffi. 

AUGE. 

Et votre ami? égoïste ! 

LIONEL, arec joie. 

Est-il possible I 

ALICE, souriant. 

Ne me remerciez pas encore; service intéressé... je me 
suis dit que je serais bien plus brave... que je serais presque 
certaine du sliccès, si, ce soir, en dansant les Lanciers, j*a- 
vais pour guide, pour cavalier, mon professeur. 

LIONEL. 

Ah ! je ne puis croire encore à une faveur aussi grande. 

ALICE. 

C'est bien... c'est bien... maintenant, venez diner, (Regar- 
dant A droite.) Car j'apcrçois mon père, il reconduit à sa voi- 
ture sa nouvelle cliente. 

MONTGIRON. 

Àh! oui! la baronne... 

LIONEL. 

Qui donc ?... 

MONTGIRON. 

La baronne d'ËrIac. 



FEU LIONEL 49 



LIONEL. 

O ciel ! 

ALICE) regardant Ters la droit«. 

La voilà qui s*éloigne. 

MONTGiaON, regardant Lionel. 

Qu'as-tu cfônc?... D*où vient ton trouble?... 

LIONEL, à demi-Toix. 

Mais c'est elle, mon ami, c'est elle 1 

MONTGIftON, de même. 

Ta jeune veuve? 

LIONEL, de même. 

Oui... et si elle est ici... 

BRÉMONTIER, au fond à droit(>, et en dehore. 

Adieu, madame la baronne... 

MONTGIRON, A demi-yoix. 

Elle n'y est plus... remets-toi. 

ALICE, gaiement et revenant Ter s enx. 

Vous devinez, maintenant, pourquoi je tenais à soutenir, 
ce soir, à ce bal, l'honneur des demoiselles de Rouen, c'est 
que cette grande dame de Paris doit y venir. 

LIONEL. 

La baronne ?..• 

ALICE. 

Oui, oui, elle doit nous faire vis-à-vis... elle me l'a pro- 
mis. 

SCÈNE XIL 
LIONEL, MONTGIRON, ALICE, BRÉMONTIER. 

BRÉMONTIER, entrant par le fond. 

Ma fille, je meurs de faim. 



50 COMÉDIES — DHAMES 



ALICE, allant A Ini. 

Voilà, mon père. 

LIONEL, bas à Montgiron. 

Que ferais- tu, h ma place ? car c'est à se tuer encore. 

MONTGIRON. 

Allons donc ! », 

LIONEL. 

Mais quel parti prendre ? 

ALICE. 

Venez- vous, messieurs ? 

MONTGIRON. 

Dtnons... vivons d'abord, et nous verrons après... 

(lit sortent -tons par la droite.) 




ACTE DEUXIEME 



Le cabinet de M. Brémontler. — A gauche, deux portes latérales ; la secoDde 
porte donne sor un perron. — A droite, une autre portOi communiquant 
avec l'étude. — Sur le devant de la scène, tables et fauteuils de chaque 
cAté. — Au fond, une cheminée et deux bibliothèques* 



SCENE PREMIERE, 
ROBERTIN, ALICE. 

ALICE entrant par la première porte à gauche, un livre à la niain, pt se 

dirigeant vers la porte de droite. -.. 

Ah ! que ce bal d'hier au soir était long et ennuyeux I 

ROBERTIN, en dehors. 

Stop 1 Stop ! Stop ! Stop 1 

ALICE, posant son livre sur la table. 

Quel est ce monsieur qui vient de si grand matin? 

ROBERTIN, entrant k reculons par la porte à gauche. 

La! lai la! la! bellement! bellement! petit crapaud... 
belle bête ! bonne bête ! (Apercevant AUce.) Pardon, mademoi- 
selle... je n'avais pas eu l'honneur de vous apercevoir... 
M. Brémontier, le notaire? 

ALICE. 

n n'est que huit heures, et mou père qui a passé la nuit à 
la préfecture... 



5â COMÉDIES — DRAMES 



ROBERTIN. 

Se rattrape sur son étude, c'est trop juste... et M. le maî- 
tre clerc, Montgiron? 

* ALICE. 

Il n'est pas encore arrivé : Tétude n*ouvre qu'à neuf 
heures. 

aOBERTIN. 

Tous les jours, cela va sans dire... mais le jour où, moi, 
j'ai affaire... des affaires importantes... c'est désagréable... 
Parce que attendre... en général... c'est fâcheux,., c'est gau- 
che... ça n'est pas comme il faut... pour moi surtout... Ro- 
bertin de Roberville... un des premiers clients de l'étude... 
Robertin de Rouen. 

ALICE. 

Je crois me rappeler... le fiL» de ce riche marchand de 
chevaux. 

ROBERTIN. 

Marchand! Du temps de mon père, c'est possible... mais 
du nôtre, mademoiselle, et entre gens comme il faut... on 
est éleveur... je suis éleveur. Robertin de Roberville, mem- 
bre correspondant du Jockey-Club et autres sociétés... 

ALICE. 

Savantes? 

ROBERTIN. 

Non... courantes... je fais courir, j'entraîne, je cours moi- 
même... j'ai manqué plusieurs fois me briser, me détériorer, 
mais j'améliore la race chevaline. 

ALICE. 

C'est vous dévouer, et nous vous devons, monsieur, des 
remerciements... 

ROBERTIN. 

J'ai des herbages... j'y fais des chevaux... et j'acclimate 
en Normandie... 



FEU LIONEL 53 



ALICE. 

Les chevaux normands? 

ROBERTIN. 

Non, mademoiselle... et si vous me permettiez... Tenez, 

du haut de ce perron... (S^approchant da la deuxiime porte à gau^ 

ehe.] Eh ! Robinson I... (a AUce.) C'est mon jockey... mon 
stable-boy... de vous présenter de mes produits... Touche I... 
touche!... approche I... (a AUce.) Daignez regarder... hein! 
qa*en dites-vous?... c'est mon ouvrage 1 

ALICE. 

Une jolie bête 1 

ROBERTIN, descendant en scène. ^ 

Jolie !... je vous crois... c'est Crépuscule. 

ALICE. 

Ah 1 Crépuscule?... 

ROBERTIN. 

Vous le connaissez ? 

ALICE. 

Nou. 

ROBERTIN. 

Vous en avez entendu parler?... beau modèle^ n'est-ce 
pas? tout d'ensemble... ni tares, ni défenses... et quel avant- 
main! ho! ho! ho! ho! Aux trois dernières courses... il a 
manqué arriver premier... sans ses deux concurrentes, Ata- 
lante et Taglioni, qu'il a laissées passer. 

ALICE. 

Par galanterie ? 

ROBERTIN. 

Non... par accident... et qui encore ne l'ont emporté que 
d'une demi-tête!... Mademoiselle est écuyère? 

ALICE . 

Non, monsieur, non, je n'ai pas cet honneur-là. 



54 COMÉDIKS — ' DRAMK8 



ROBERTIN. 

Je le regrette, et m'en étonne... A Félégance de vos ma- 
nières, j'aurais pensé que vous étiez un peu des nôtres. 

ALICE. 

Vous me flattez. 

ROBERTIN. 

Le cheval!... belle science ! grand art! noble exercice! 
qui non-seulement donne de la grâce et de la distinction ù 
nos allures... 

ALICE. 

On s'en aperçoit. 

ROBERTIN. 

Mais qui, en raison du tact et du liant des aides, imprime, 
par correspondance, à Tesprit de la finesse et du juge- 
ment... 

ALICE. 

En vérité ? 

ROBERTIN. 

Et aujourd'hui, plus que jamais,- j'en ai besoin pour mes 
affaires... affaires énormes... Ce sont elles qui m'amènent 
ici... Et monsieur votre père.... ne se lève point; le maître 
clerc n'arrive pas... et je suis tellement pressé... que je ne 
sais si je dois ou si je ne dois pas attendre. 

ALICE. 

Je ne puis vous conseiller, monsieur... Si je n'écoutais que 
mon agrément... 

ROBERTIN. 
Vous êtes bien bonne I (ll tq s'asseoir â gouche et tire un cigare 

de sa poche.) Je présume, mademoiselle, que l'odeur du cigare 
ne vous incommode pas... 

ALICE. 

Je n'en sais rien, monsieur. 



FEU LIONEL 55 



ROBERTIN. 

Comment, vous n'en savez rien?... 

ALICE. 

Car jusqu'ici aucun homme n'a fumé devant moi. 

ROBERTIN, déconcerté. 
Ah!... (Remettant le cigare dans sa poche et se lerant.) Décidé- 
ment, je n'attendrai pas. Une seule chose m'inquiète... je 
complais rencontrer ici madame d'Erlac... une jeune et riche 
baronne... que j'ai connue à Paris... pour des chevaux... 

ALICE. 

Que vous lui avez vendus?... 

ROBERTIN. 

Que je lui ai cédés... parce que, entre gens comme il faut... 
on ne vend pas... on fait des affaires... J'en ai une à traiter 
avec elle ; mais la baronne était déjà sortie de son hôtel et 
devait, m'a-t-on dit, signer, ce matin, un contrat chez firé- 
montier... son notaire. 

ALICE. 

Ce sont des affaires de l'étude. 

ROBERTIN. 

C'est juste; mais puisqu'elle n'est pas encore arrivée... je 
reviendrai. 

ALICE. 

Comme vous le voudrez, monsieur. 

ROBERTIN, prêt à sortir. 

Adieu... mademoiselle... adieu... (S'arrêtam.) Je reviendrai. 

ALICE. 

Je vous remercie... (souriant.) de vouloir bien me rassurer. 

ROBERTIN. 

Enchanté, mademoiselle, de l'aimable rencontre... Nous 
autres jeunes gens comme il faut, on doit nous excuser; nous 
sommes parfois un peu vifs... un peu... fougueux... Thahi- 
tude... 



56 COMEDIES — DRAMES 

ALICE, soariant. 

Du cheval!... 

ROBERTIN. 

Parfait I parfait I 

ALICE. 

Vous vous cabrez d'abord.. . mais en vous rendant la main. .• 

ROBERTIN. 

On nous met en confiance... et on nous ramène... Made- 
moiselle... (sortant.) Ohé I... Robinsonl heupl heup ! 

(U tort par la deuxième porte de gauche.). 

SCÈNE II.' 

ALICE, seule. 

Ne pas venir à ce bal où je lavais invité... où je Tavais 
prié moi-môme de me servir de cavalier!... Âhl c'était, je 
l'avoue, une élourderie, une inconséquence de jeune fille I... 
un tort dont je me repens maintenant... (se lerant.) Mais ce 
n'était pas à lui de m'en faire apercevoir... (Atoc dépit.) Et si 
c'est une leçon qu^il a voulu me donner... 

SCÈNE m. 

ALICE, BRÉMONTIER. 

ALICE, allflnt au-derant de son père qui entre par la droite. 

Bonjour, mon père. 

BRÉMONTIER. 

Bonjour, ma chère enfant. 

ALICE. 

Que dites-vous du bal d'hier?... 

BREMONTIER. 

J'en suis ravi ! la soirée la plus animée !... j'y ai rencontré 



FEU LIONEL 57 



toute la chambre des notaires ! Le préfet m'a reçu à mer- 
veille, et j*ai passé dix fois de suite à l'écarté; sans compter 
un autre plaisir encore... mais celui-là est inappréciable... 

ALICE. 

Lequel ? 

BaÉMONTIER. 

Celui de te regarder. . . La baronne et toi, vous n*avez pas 
manqué une valse ou un quadrille... C'est une femme uni- 
verselle... qui danse fort bien... mais ma fille danse encore 
mieux ; tu avais un petit air mutin, un air de vivacité et de 
gaieté que je ne t'avais jamais vu. 

ALICE. 

C'est que j'étais en colî re. 

BRÉMONTIEB. 

En colère... et de quoi? 

ALICE. 

De quoi?... De ma robe qui allait mal. 

BRÉMONTIER. 

Ta robe ! elle était charmante... il y avait dans (a toilette 
quelque chose d'élégant et de coquet qui, malgré la présence 
de la belle Parisienne, te rendait la reine du bal... c'était 
ravis de tous les bourgeois de Rouen. 

ALICE. 

Airour-propre national ! 

BBÉHONTIER. 

El mon avis à moi... 

ALICE. 

Amour-propre paternel ! 

BRÉMONTIER. 

Non pas...' et la preuve... je te confie tout, mon enfant. 

ALICE. 

Et vous faites bien. 



58 COMÉDIES — DRAMES 

BRÉMONTIER. 

La preuve... c*esl que j'ai reçu pour toi, dans la soirée, 
trois demandes en mariage; trois prétendants... qu'en dis-tu? 

ALICE. 

Ce que vous en direz vous-même, mon père. 

BREMONTIER. 

Ail 1 il y en a un... je commence par te déclarer qu'il n'est 
pas possible, car il n*a rien ; mais il me plairait bien. 

ALICE. 

C'est celui-là qu'il faut choisir, mon père. 

BHÉMONTIER. 

Ce pauvre Montgiron, hier soir, au bal, m'a pris dans un 
coin, parce que, ici, à l'étude, on no peut jamais parler de ses 
affaires, on ne s'occupe que de celles des clients ; il a pour 
toi une admiration... il a pour toi une estime... 

ALICE. 

Que je lui rends, mon père. 

BRÉMONTIER. 

C'est un si brave garçon!... il est né notaire, comme on 
naît poCte ; il conAatt mon étude mieux que moi-môme ; il la 
continuerait avec honneur : et si, avec le temps, tu parve- 
nais à l'aimer... 

ALICE. 

Je Taimerai, mon père," si cela vous convient... je l'aime 
déjà. 

BRÉMONTIER. 

Bien vrai ! tu Paimes ?... 

ALICE. 

Je vous en réponds... pour moi, et surtout pour vous. 

BRÉMONTIER. 

Merci, mon enfant, merci... lu es une bonne fille... Eh 
bien ! pour lui donner du cœur au travail, je vais lui laisser 
entrevoir que si, par lui ou par ses amis, il parvient è faire 



K lUJ L I .\ E L 59 



la totalité ou la moitié seulement de la somme que j'exige, 
nous pourrons... 

ALICE. 

Oui, mon père. 

BRÉMONTlËR. 

Je l'aperçois dans Tétude ; je m'en vais tout lui raconter. 

ALICE. 

Pas maintenant, et pas devant moi. 

BnKMONTIER. 

C'est juste ! Tu as toujours raison. 

SCÈNE IV. 
ALICE, BRÉMONTIER, MONTGIRON. 

MONTGIRON. 

Pardon, mou patron, d'arriver aussi tard ! 

* BRÉMONTIER. 

Neuf heures cinq... il n'y a pas grand mal, surtout quand 
ou s'est couché au miheu de la nuit. Et le contrat d'Ërlac? 

MONTGIRON, montrant un cahier qa'U opporte. 

Prêt avant l'heure fixée par madame la baronne, qui peut, 
quand elle le voudra, venir l'étudier. Mais quand il sortira 
de ses jolies mains, revoyez-le' encore, c'est prudent. 

BRÉMONTIER. 

Tu crois ? 

MONTGIRON. 

Oui, mon patron. Hommes d'affaires et associés doivent y 
regarder à doux fois avec ces femmes charmantes ! Quand la 
spéculation est bonne, elles sont aptes et âpres à toucher. 

BRÉMONTIER. 

Mais quand elle est mauvaise.*, il faut bien alors..» 



GO COMÉDIES — DRAMES 



MONTGIRON. 

Alors CCS dames sont presque toujours mariées sous le 
régime dotal et ne risquent rien. 

BRÉHONTIER^ lut rendant le- contrat. 

En ce cas, on est pris comme dans un bois. 

MONTGIRON. 

Un bois de myrtes et de roses, je vous en avertis. 

ALICE. 

Et votre déjeuner, mon pore ? et votre toilette ? 

BRÉMONTIER. 

C*est juste, pour la signature du contrat d'Ërlac. 

(n passe à ganche poar sortir.) 
ALICE. 

Monsieur Hontgiron, j'oubliais de vous dire qu*un client est 
venu vous demander ce matin. 

BRÉMONTIER, en sortant. 

Ma fille I 

ALICE, Â Montgiron. 

M. Robertin, de Rouen... il comptait rencontrer ici madame 
d*Erlac ; il reviendra. 

BRÉMONTIER, en dehors. 

Kh bien, ma fille ?«.. 

ALICE. 

Me voilà, mon père... (a Montgiron.) Vous comprenez, n'est- 
ce pas? 

(sUe sort par la gauche.) 

SCÈNE V. 

MONTGIRON, seul, la regardant sortir. 

Ah ! la charmante femme de notaire que cela ferait ! Et 
comme je me hâterais de rompre avec Josépba, Atala, etc. 1 



FEU LIONEL 61 



Je ne sais pas si M. Brémontier a abordé avec elle la ques- 
tion. «. da reste, il a le temps... moi aussi... (soupirant.) et jus- 
qu'à ce que j*aie fait fortune... (Apercerant Lionel qui entre arec 
précaution par la deuxième porte à gauche.) Ah! te VOilà 1 

SCÈNE VI. 
LIONEL, MONTGIRON. 

LIONEL. 

Comment cela s'est-il passé hier au soir? 

' MONTGIRON. 

Le inieux du monde... tu avais pris le meilleur parti r ce- 
lui de ne pas paraître ; cela dispense de toutes les explica- 
tions. 

(il va s'asseoir près delà table, à droite.) 
LIONEL. 

Oui, cela m'a sauvé de la baronne... mais, d'un autre côlé, 
c'était bien mal reconnaître la gracieuse invitation de made- 
moiselle Alice ; car, tu sais, elle m'avait presque invité. 

MONTGIRON. 

Tu as raison ; ce n'était pas galant. 

LIONEL. 

Dis plutôt que c^était une impolitesse dont je rougis et qui 
n'a pas de nom... Aussi, elle a dû être bien étonnée, bien 
tâchée, n'est-ce pas ? 

MONTGIRON. 

t 

Non vraiment. 

LIONEL. 

Comment! Elle n'a pas été furieuse?... 

MONTGIRON. 

Je crois qu'elle ne s'en est pas même aperçue ; car elle iic 
m'en a rien dit. 

I.'— VIII. 4 



62 COMÉDIES — DRAMES 

LIONEL. 

Ah !... tant mieux ! Mais, cependant, et ne fût-ce que par 
amour-propre... 

MONTGIRON. 

Elle !... de Famour-propre !... tu ne la connais pas... est- 
ce qu^elle fait attention à des misères pareilles? G*est une 
simplicité, une modestie, et surtout une égalité d*humeur 
dont tu ne peux pas te faire une idée. 

LIONEL, à part. 

Allons! je m*abusais... je partirai, (uaut.) Adieu, mon ami! 

MONTGIRON, se levant. 

Comment! tu nous quittes?... 

LIONEL. 

Le moyen de faire autrement!... Ma position, ici... à 
Rouen, n'est plus tenable... exposé à chaque instant à me 
rencontrer avec la baronne!... juge du coup que cela lui por- 
terait! car, après tout, elle m*était dévouée... elle m'aimait, 
celle-là! elle m'aimait réellement... et de surprise, d'émo- 
tion, de saisissement... elle est capable d'en mourir ! 

MONTGIRON, regardant à droite. 

Vraiment? va-t'en donc alors, car la voici qui traverse 
l'étude... elle s'arrête et cause avec le petit clerc. 

LIONEL. 

Pauvre Éemme !... Ah ! si j'osais I 

MONTGIRON. 

Pourquoi pas? Risque la reconnaissance. 

LIONEL. 

Non... non... c'est trop dangereux... cela demande iaut 
de ménagements I 

MONTGIRON* 

La voici 1 

(Lionel s'assiei rivcment i la table Àe g;aaehc, on tournant io dos à la 
Itaronne qui entre par la porte de droite.) 



FKU LIONEL 63 



SCENE VIL 
LIONEL, 08.ÎS, MONTGIRON, LÀ BARONNE. 

LA BARONNE, Â Montgiron. 

Ah ! VOUS me voyez, monsieur, exacte au rendez-vous cl 
levée de bonne heure. 

MONTGIRON. 

Malgré le bal ! 

LA BARONNE. 

A cause du bal... rien de plus commode pour les gens 
d'affaires... on ne se couche pas !... Le contrat est-il prêt? 

MONTGIRON. 

Juste pour Theure indiquée par vous-même, madame I 

(Le Ini remettant et désignant Lionel. ) Notrc SCCOUd clerc en écri- 
vait, à rinstant même, les derniers mots. 

LA BARONNE, A droite, lisant le contrat. 

« Par devant maître Brémontier et son collègue... no- 
ce taires impériaux, à Rouen... » 

LIONEL, à part, regardant la baronne h In d<^rohép. 

Elle est toujours jolie. 

LV BARONNE. 

« Sont comparus... Ciiristine-Aurélie, baronne d'Erlac. » 
(a Mont^ron.) Je vais écdre, en marge, au crayon, mes notes 
et observations... mais ça me paraît bien... très^^bien ré- 
digé... 

(Elle s'assied au bareau, à droite, et parcourt tout bas le contrat.) 

MONTGIRON. 

Madame est trop bonne... le désir de lui être agréable, 
et puis un autre sentiment... (soupirant.) Souvenir cher et 
douloureux !... 



61 COMÉDISS — DRAMES 

LA BARONNE. 

Que voulez-vous dire ? 

MONTGIRON. 

J'étais Fami d*enfance... Tami intime... d'un pauvre jeune 
homme... 

LIONEL, à part. 

11 me fait trembler ! 

MONTGIRON. 

Un infortuné... qui vous adorait, madame... 

LA BARONNE, lisant loujoan. 

Lequel ? 

MONTGIBON, échangeant un coup d'œil aree Lionel. 

Comment 1 lequel ? 

LA BARONNE, lui montrant le contrat* 

Tenez, monsieur, deux mots rayés nuls qui ne sont pas 
indiqués en marge. 

MONTGIRON. 

Oui, madame. Je voulais vous parler du malheureux Lio- j 
nel d^Aubray... feu Lionel... 

LA BARONNE. 

Ah! ne prononcez pas ce nom-là I... il me fait un mal 
affreux... 

LIONEL, .à part. 

J*en étais sûr ! 

LA BARONNE, toujonrt occupée du contrat. 

Affreux!... affreux!... affr... La désignation des tenants 
et aboutissants est-elle bien exacte ? 

MONTGIRON. 

Oui, madame. 

LA BARONNE, lisant le contrat. 

« Touchant, au nord, au bois d' Apremont, et, au couchant, i 
aux herbages de la Jonquière. »... (a Montgiron.) Est-ce vérifié I 



FEU LIONEL 65 



MONTGIRON. 

Je recommande cela au second clerc qui est intelligent... 
et qui comprend... (a part.) Ça devient curieux... (a la ba- 
ronne.) Mais LioncL.. 

LA BARONNE y a?eo sentiment. 

Libres tous deux, jeunes et riches, nous devions nauil 
marier... c'était mon désir et le sien, vingt lettres de lui... 
raltestent»,. 

LIONEL, & part. 

C'est vrai ! 

LA BARONNE. 

Je l'avais déjà présenté à mes amis, à toute ma société 
intime, comme mon mari. 

MONTGIRUN. 

Votre mari l . .. 

LA BARONNE. 

C'est tout simple : dans le courant d'affaires où je suis 
lancée, impossible de rester veuve, il faut un chef à la com- 
munauté... 

MONTGIRON. 

Ah! c'est là le motif?... 

LA BARONNE. 

Ne fût-ce que poUr la validité des actes que Ton peut 
avoir à souscrire... épouse de monsieur un tel... 

MONTGIRON. 

De lui dûment autorisée... 

LA BARONNE. 

Cela rassure... 

MONTGIRON. 

Cela rassure... (a part.) Ça nous rassure... 

LA BARONNE. 

Aussi, notre mariage était convenu ; lorsque tout à coup, 

4. 



66 COMÉDIES — DRAMES 

et au moment où personne ue s* y attendait... (s'occupant dn 
contrat.) Point et virgulc... 

MONTGIRON9 arec impatience. 

Eh bien 1 madame ? 

LA BARONNE. 

Eli bieni monsieur, je n'aurais jamais cru cela de lui... 
un éclat... un scandale.,, que je ne lui pardonnerai ja- 
mais... Se tuer... par jalousie ! 

MONTGIRON. 
Lui !... 

LTÔNRL, à part. 

Par jalousie ! 

LA BARONNE. 

Des soupçons injurieux... odieux... un prétexte pour se 
tuer... un procédé indigne... On s'explique... on ne se tue 
pas... c'est absurde!... 

MONTGIRON, se rapprochant de L)onel. 

Absurde est le mot... c'est toujours une absurdité de se 
tuer... même pour une femme... 

LA BARONNE. 

Certainement, cela la compromet... 

M0NT6IR0N. 
Ah ! vous n'y voyez que cela... (a Lionel.) Tu com- 
prends 1... 

la baronne, se retonmant. 

Hein ? 

MONTGIRON. 

Une note, pour le second clerc... Vous n'y voye^ pas 
autre chose?... 

LA BARONNE. 

Mon t)ieu si I... (se lerent.) je sais ce que vous allez me 
dire : c'est flatteur... 



FEU LIONEL, 67 



MONTGIRON et LIONEL. 

Flatteur! 

LA BARONNE. 

Bien d'autres, à ma place, seraient fieres d'un amoureux 
tué pour elles... moi, je n*ai pas de vanité... je ne suis pas 
coquette... je n'ai pas le temps... et toute à ma douleur... 

(S'interrompant et montrant à Montgiron un endroit du contrat.) Com- 
ment I les intérêts à cinq?... nous sommes convenus à 
quatre ! 

MONTGIRON. 

Je ne le pense pas. 

LA BARONNE. 

J'en suis sûre, à quatre... 

MONTGIRON. 

A cinq... 

. LA BARONNB. 

A quatre..* 

VQNTGIRON* 

A cinq, mon patron vous Tattestera. 

LA BARONNE. 

J'ai de la mémoire... 

/ MONTGIRON. 

Moi aussi... 

LA BAHONNB. 

Et je crois m'en tendre en affaires... 

MONTGIRON. 

Moi aussi ! 

LA BABONNB. 

Et il est peu galant, quand je vous afBrme, moi, femme!... 

MONTGIRON*. 

J'en suis fâché, mais, par devant notaire, il n'y a que des 
actes... A cinq... 



68 COMÉDIES — DRAUK8 



A quatre... 
A cinq.... 



A quatre... 



A cinq... 



LA BARONNE. 



MONTGIRON. 



LA BARONNE. 



MONTGIRON. 



LA BARONNE. 

Monsieur le maître clerc !.«. 

MONTGIRON, à part. 

C*est pis qu*un procureur!... 

SCÈNE VIII. 

LIONEL, toujours a.8ii, MONTGIRON, LA BARONNE, 

ALICE. 

. ALICE, entrant par la première porte de gauche* 

Eh I mon Dieu, monsieur Montgiron, courez donc ! mon 
père vous fait appeler, il reçoit à Tinstant de Lille une dé- 
pêche... 

LA BARONNE. 

Par le télégraphe ? 

ALICE. 

Par la poste... annonçant la mort d*un client à lui... mon- 
sieur... M. Dennebiôre... 

MONTGIRON, TÎrement. 

M. Dennebiëre! 

L4 BARONNE. 

OcielL. Mort? 



FEU LIONEL 69 



ALICE. 

Depuis huit jours. 

LA BARONNE. 

Mais alors... ce contrat... cette vente... 

MONTGIRON. 

Complètement nuls... et nous qui disputions sur les inté- 
rêts... car ils étaient à cinq. 

LA BARONNE. 

Ah I... au fait c'est bien possible ! et, en attendant, Paf- 
faire est manquée !... une si belle affaire ! mais on peut la 
renouer. 

MONTGIRON. 

Je cours chez mon patron. 

LÀ BARONNE. 

Et moi, écrire à Paris !... Il y a des héritiers. 

MONTGIRON. 

Il faut les connaître... 

LA BARONNE. 

Il doit V en avoir. 

MONTGIRON. 

Il y en aura... Trois millions de biens ! Il s'en présen- 
tera, gardez- vous d'en douter I 

(il entre dans l'appartement à gauche. La baronne sort virement par la 

droite.) 

SCÈNE IX. 
LIONEL, ALICE. 

LIONEL) toujours assis A gauche, â part. 

Et j'ai cru être aimé ! et j'ai cru laisser des regrets I ah 1 
je ne croîs plus à rien !... je suis maudit! (ii se iato. AUce a 

regardé sortir la bironne, puis a tourné ses regnrds vers Lionel ; en le 



70 COMÉDIES — DRAMES 

voyant se lerer, elle se dirige vers la gauche ; arrivée au milieu du 
théAtre, Lionel la salue ; elle lui fait la révérence, et poursuit son che- 
min vers la première porte de gauche. Lionel, qui est passé A droite, la 

rappeUe.) Pardon, mademoiselle, si, avant de m' éloigner, je 
tiens à me justifier d*un tort... dont on prétend que vous 
ne vous êtes pas même aperçue ; mais, quelque grande que 
soit pour moi votre indulgence ou votre indifférence, je ne 
suis pas moins coupable... 

ALICE, qui s'est arrêtée. 

Kt de quoi donc, monsieur ? 

LIONEL. 

On avait raison... vous Tavez déjà oublié... mais moi, je 
ne me pardonnerai jamais de n'avoir pu répondre à l'hon- 
neur que vous m'aviez fait, en me choisissant, hier au soir, 
pour cavalier... 

ALICE, revenant. 

Quoi ! c'est là ce qui vous met en peine ? 

LIONEL. 

Oui, j'aurais été fier et heureux de jouir du succès de 
mon élève, succès dont le récit a doublé mes regrets. 

ALICE, souriant. 

Je comprends» monsieur : vous voulez, pour gagner votre 
cause, gagner d'abord votre juge... c'est inutile ; un crime 
si léger ne demande pas une expiation aussi grande... vous 
n'avez pu venir... cela suffit. Vous en êtes fâché... et moi 
aussi peut-être ; on regrette toujours un bon danseur... 
mais je suppose que votre absence... a été motivée... par 
des causes... 

LIONEL, embarrassé* 

Oh! oui... mademoiselle... (a part.) Que lui dire?... (Haut.) 
Par des causes... imprévues... et qui sont telles... 

ALICE, froidement. 

Je n'insiste pas, monsieur... car il paraît que c'est 
jgrave... 



FEU LIONEL 71 



LIONEL. 

Oh ! très-grave !... et cependant si ridicule, si absurde... 
que si je pouvais... si j'osais... tout vous dire!... peut-être, 
loin de m'en vouloir... auriez -vous quelque pitié de la situa- 
tion où je me suis trouvé. 

ALlCËy gaiement. 

Ail ! mon Dieu !... ce que Ton racontait hier dans le bal... 
d'un jeune liomme... d'une tenue irréprochable... qui, en 
venant à la préfecture, s'était vu éclaboussé de la tôte aux 
pieds... 

LIONEL, à part, arec joie. 

O ciel ! 

« 

ALICE. 

C'était vous ? 

LIONEL, Tivcmeat* 

Oui, mademoiselle... oui, moi-même... 

ALICE, riont. 

Pauvre jeune homme !... Et l'on ajoutait que, ne pouvant 
improviser une seconde toilette... il avait été forcé... 

LIONEL. 

Précisément. 

ALICE, riant. 

De rentrer chez lui. 

LIONBL. 

Vous l'avez dit... et d'y passer la soircîe... entendant re- 
tentir à mon oreille le bruit de J'orchestre... voyant, dans 
mon rêve, passer et repasser ces fraîches toilettes, ces 
jeunes filles charmantes et rieuses... une surtout!... un 
ange, dont l'image ne suffisait pas pour me consoler du 
paradis perdu... et il y a un moment oj, confus, dépité, fu- 
rieux, je me pris à pleurer de rage. 

ALIGli:. 

Pour un bal? 



7^ COMEDIES -^ DRAM|£S 



LIONEL. 

Pour celui-là I 

ALICE. 

Eh bien ! monsieur... c'est très- mal... de se désoler pour 
4» peu de chose... et de n*avoir pas plus de philosophie ! 
Vous mériteriez qu'il vous arrivât un malheur réel. 

LIONEL. 

C'en était un de vous croire irritée contre moi. 

ALICE. 

Êtes-vous rassuré ? 

LIONEL. 

Oui... depuis que vous avez ri, et maintenant... 

ALICE. 

Pardon, monsieur, mon père m'attend... il est dans son 
cabinet avec Montgiron... (Jetant un cri.) Montgironl... Ah! 
mon Dieu ! 

LIONEL. 

Qtfy a-t-il ? 

ALICE. 

Rien 1 (a part.) Pourvu que mon père n'ait pas encore 
parlé ! 

(EUe s'élance dam l'appartement à gaaehe.) 

SCÈNE X. 

LIONEL, Moi. 

Non... il n'y a pas au monde de jeune fille meilleure, 
plus simple, moins coquette, plus raisonnable... elle ne m'a 
rien dit... rien promis, et pourtant nous étions fitchés et 
nous voilà réconciliés 1... U y a en elle quelque chose de 
bon et d'affectueux qui fait que, plus on la voit, plus on 
désire la voir... et penser que je pouvais lui offrir une for- 



F£U LIONEL 13 



tune que je n'aiplus! Âh ! Montgiron... je vais lui dire... 
uon, il est avec un étranger... 



SCENE XL^ 
LIONEL, ROBERTIN, MONTGIRON. 

MONTGIRON, à Robertin. 

Oui, monsieur, je sortais... 

ROBERTIN. 

Et vous rentrez avec moi ? 

MONTGIRON. 

C'est bi(sn le moins... car ce matin déjà, m'a-t-on dit, 
vous avez pris la peine de venir à Tétude pour moi... 

ROBERTIN. 

Et pour madame la baronne d'Ërlac. 

MONTGIRON. 

C'est jouer de malheur... il y a une demi-heure qu'elle 
était ici. 

ROBERTIN. 

Je le sais ; je l'ai aperçue rue Grand-Pont, dans sa voi- 
ture, et je lui ai fait part de Timportante affaire qui m'oc- 
cupe ; elle a daigné me recevoir. 

MONTGIRON. 

Où donc? 

ROBERTIN. 

Sur le marchepied... où elle m'a donné audience !..• Au- 
dience souvent interrompue par l'impatience et le piatTe- 
ment de ses chevaux... deux bêtes de sang, très-bien 
attelées, et qui sortent. . . 

MONTGIRON. 

De vos écuries î 

ScaiBB. — Œuvre» ooiupiètes. l'« Série. — 8™« Vol. — -'» 



74 COMÉDIKS — DRAMES • 

ROBERTIN. 

De mes haras, (virement.) Beaucoup de race, de distinc- 
tion... (je parle de la baronne), et puis, quelle robe!... et 
puisc*est sage... jamais de faux pas... (je parle de ses che- 
vaux); et elle m*a dit..» (la baronne), elle m*a dit : Avant 
de voir Brémontier le notaire, voyez d'abord son maître 
clerc, c*est lui qui mène l'étude. 

HONTGIRON. 

Madame la baronne est bien bonne... (Robertin s*assiedA droite, 

Ifontgiron prend une chaise et 8*a88'ied près de lui. ) De qUOi S aglt-îl? 
je VOUS écoule, (a Robertin qui regarde Lionel assis à gauche.) Ne 

faites pas attention... monsieur est un ami à moi qui n*est 
pas de Tétude, mais qui était digne d'en élre. 

ROBERTIN. 

Monsieur, vous avez entendu parler à Paris d*un jeune 
homme nommé Lionel d'Aubray? 

LIONEL, a part. 

Ah i mon Dieu ! 

HONTGIRON. 

Beaucoup... un de mes amis I 

ROBERTIN. 

G*est ce que m*a dit la baronne, en m'engageaut à m'a- 
dresser à vous. 

MONTGIRON. 

Un jeune homme charmant !... 

ROBERTIN. 

. C'est possible... je ne le connaissais pas.;, mais vous... 

MONTGIRON, montrant Lionel. 

Voilà monsieur qui le connaissait encore mieux que moi... 
tas ne se quittaient jamais... ils ne faisaient qu'un; 

ROBERTIN. 

J'en suis charmé... vous savez qu'il est mort f 



FEU LXOWBL IB 



LIONEL. 

Oh I bien mort î 

ROBERTIN; Tiyement è Lionel. 

Vous en êtes sûr ? 

MONTOIRON. 

Qh! VOUS pouvez vous en rapporter à monsieur... qui 
VOUS donnera là-dessus tous les renseignements... tous les 
détails... 

ROBERTIN, avec joie. 

En vérité ? 

IIONTGIRON. 

Il était avec lui à ses derniers moments. 

ROBERTIN, se lerant Tirement et courant auprès de Lionel. 

Quel bonheur! Àh ! monsieur, vous ne pouvez pas savoir 
quel plaisir vous me faites !... Gomment reconnaître un tel 
service !... disposez de moi, de mes chevaux... je vous de- 
vrai plus que la vie... 

IIONTGIRON. 

Eb l Pourquoi ? 

ROBERTIN. 

Pourquoi?... Figurez-vous que j'avais pour arrière... ar- 
rière-cousin une espèce d'ours célibataire, un vieux crésus* 
nommé Dennebière. 

M0NT6IR0N. 

Mi Dennebière ? 

ROBERTINi 

U avait eu, à ce qu'il paraît, des démêlés avec mon père* 
qui n'était pas commode non plus ; très-ombrageux, ils se 
cabraient tous les deux, et, cpmme cela arrive souvent dans 
les familles et en province, on se détestait cordialement... 
Je ne pensais pas à lui du tout, lorsque j'apprends que le 
pauvre bonhomme, qui avait plus de quatre-vingts ans et 
faisait languir ses héritiers.^, ça frisait l'indélicatesse i.. s'est 



16 GOMËOIES — DRA&IE8 

décidé il y a huit jours, et qu'il est mort, laissant toute sa 
fortune... 

UONTGIRON. 

A vous? 

ROBERTIN. 

Non, à ce Lionel d*Aubray, dont je vous parlais tout à 
l'heure. 

LIONEL et IIONTGIRON. 

Ah! 

ROBERTIN. 

Un arrière-copsin au même degré que nous, qu*il ne con- 
naissait même pas... le tout pour nous faire pièce, pour 
nous déshériter... trois ou quatre millions, messieurs!... 

LIONEL et UONTGIRON. 

Quatre millions ! I ! 

ROBERTIN. 

Et, par bonheur... voyez le bonheur! J'apprends aussi 
que ce Lionel d*Aubray, quel imbécile I... s*est jeté à l'eau 
il y a quinze jours... juste au moment où il allait réaliser le 
cher cousin ! En voilà une idée bachique ! (a Lioneu) C'est 
votre ami, je ne voudrais pas en dire de mal... mais il pa- 
rait que c'était une espèce d'idiot. 

UONTGIRON et LIONEL. 

Ah! 

ROBERTIN. 

Port laid, fort bète... 

LIONEL. 

En vérité ? 

ROBERTIN. 

Un garçon qui ne pouvait pas vivre. 

LIONEL. 

Vous croyez ?..« 



FEU LIONBL 71 



ROBERTIN. 

Condamné par les médecins... une maladie organique... 
tout le monde vous le dira. 

(il passe à droite.) 
H0NT6IR0N, bas A Lionel. 

Hein ! cpielle oraison funèbre ! 

ROBERTIN. 

La mort est évidente... réelle... feu Lionel a écrit lui- 
même pour Tannoncer à tout le monde... J*ai des lettres 
adressées par lui à nos amis communs du Jockey-Club... Que 
diable ! cela devrait suffire... pour que moi, Achille-Hippo- 
lyte Robertin de Roberville, seul héritier, je sois sur-le- 
champ envoyé en possession... Eh bien ! non... cela ne suffit 
pas, on veut que la mort soit prouvée... constatée... 

MONTGIRON. 

C'est absurde ! 

ROBERTIN. 

D*un autre côté, j'apprends que madame la baronne d'Er- 
lac, au nom d'une compagnie par actions, mais tros-sérieuse, 
ofl're des sommes considérables du domaine de Gond reville, 
dépendant de la... de ma succession. 

MONTGIRON. 

Deux millions cinq cent mille francs... 

ROBERTIN. 

C'est quelque chose ! Et je puis demander plus encore ; 
car c'est une spéculation comme elle en fait tant !... une af- 
faire sur laquelle on peut s'entendre... c'e^-à-dire gagner 
beaucoup... or, la baronne, qui est pressée, veut conclure t\ 
tout prix, ou renoncer à la combinaison, et je ne peux pas 
agir, je ne peux pas faire acte d'héritier... tant qu'il n'y 
aura pas acte de décès. 

MONTGIRON. 

C'est désolant I 



78 GOMBpIBS — DRAMES 

ROBERTIN. 

C'est désespérant !... j'en pleurerais presque! 

MONTGIRON, bas à Lionel* 

Tuez-vous donc pour enrichir un cheval comme celui-là 1... 

ROBERTIN. 

Eh bien I c'est là-dessus que je viens vous demander 
conseil. Madame la baronne prétend qu'on peut suppléer à 
Tacte de décès qui nous manque par un acte de notoriété... 

MONTGIRON. 

Elle s'y connaît.' 

ROBERTIN. 

Signé de deux témoins... 

IIONTGIRON* 

Au moins. 

ROBERTIN; allant à Lionel. 

En voilà déjà un... voilà d'abord monsieur, qui attestera, 
qui signera... 

LIONEL. 



Moi?... 
Lui?... 



MONTGIRON. 



' ROBERTIN, à Lionel. 

En galant homme. .. vous ne pouvez pas faire autrement !... 
dès que vous étiez là, dès que vous l'avez vu!.,. La vérité... 
rien que la vérité... on ne vous demande pas autre chose. 
(a Montgiron.) Je vais faire dresser l'acte en bonne forme par 
votre patron... chez qui la baronne a promis de me rejoin- 
dre dans une demi-heure, (a Lionel.) Et je vous prie, mon- 
sieur, de me faire l'honneur de dîner demain à mon château 
de Gondreville, où j'avais invité tous nos amis de Paris qui 
ont connu Lionel d'Aubray... 

LIONEL, à part. 

Il ne manquait plus que cela ! 



FEU LIONEL 19 



ROJSEBTIN. 

Pour avoir par eux des renseignements sur lui ; mais vous 
voilà, votre témoignage suffira... et croyez bien, monsieur^ 
que je reconnaîtrai, compe je le dois, un^service aussi im- 
portant. Que diable!... entre gens comme il faut... nous 
marchons d'une piste. 

(il sort rirement par la porta de gauche ; Montgiron le toit, comme pour le 

retenir; Lionel passe à droite») 



SCENE XII. 
MONTGIRON, LIONEL. 



Eh bien? 



Eh bien?... 



MONTOIRON. 



LIONEL. 



MONTGIRON. 

Tu le laisses partir !... Quand pour dissiper toutes ses fu- 
mées d*héritage... et pour te faire reconnaître... tu n*as 
qu'un mot à dire!.. 

LIONEL. 

Mais ce mot-là, comment oser maintenant le prononcer?... 

MONTGIRON. 

Allons donc!... au diable la honte et le respect humain, 
quand il s'agit de trois ou quatre millions!... car c'étaient 
trois millions pour le moins qui t*arrivaient, ingnitl... au 
moment môme .où tu quittais la viol... cela t'apprendra à 
vivre I... et on a beau se dire philosophe... on a beau mé- 
priser les richesses, je t'avoue qu'en apprenant la nouvelle, 
je me suis senti dans un état de stupeur, d'ébloiiissement 
dont je ne suis pas encore revenu... 



80 COMÉDIES — DRAMES 

LIONEL. 

Et moi donc !... Ah! si j'avais su combien ma mort de- 
vait me causer d* embarras... 

MONTGIRON. 

Tu te serais bien gardé de mourir?... 

LIONEL. 

Certainement. Je ne te parle pas de la baronne d*Erlac 
que tu viens d'entendre tout à Theure... que j'aurais dû 
épouser de mon vivant, et qui a, de moi, des promesses, des 
engagements écrits... 

H0NT6IR0N. 

Que tu n'es pas embarrassé de rompre... tu ne manques 
pas maintenant de prétextes. 

LIONEL. 

Non^ sans doute. Il n'en est pas moins vrai, et c'est déjà 
assez gênant, qu'elle m'a présenté partout comme son mari, 
quand je n'avais rien... pas même la fortune qu'alors je 
m'attribuais... et quand j'en ai une réelle... immense... je 
renais pour renoncer à elle... pour l'abandonner 1... Elle 
dira partout, et on la croira, que j'étais autrefois un cheva- 
lier d'industrie... et maintenant un indigne... un infâme... 

MONTGIRON. 

Elle ne dira rien, car elle ne t'aime pas... elle ne faime 
plus ! 

LIONEL. 

Son amour fera comme moi... il renaîtra... avec l'héritage. 

MONTGIRON. 

Eh bien I au bout du compte... et si ta conscience te l'or- 
donne... le pis aller est de l'épeuser... tu l'épouseras... 

LIONEL. 

Jamais!... 

MONTGIRON. 

Pourquoi ? 



PEU LIONEL * 81 



LIONEL. 

Et si depuis ma mort... si, depuis que j*ai yu les choses 
d'un autre œil, et sous un autre aspect, j*étais devenu amou- 
reux d'une autre personne... d*une femme digne de toute 
mon estime, de toute ma tendresse?... 

BtONTGlRON. 

C*est vrai, tu me l'as déjà dit... Amoureux et riche 1... le 
bonheur sur terre I je voudrais bien être à ta place... Épouse 
sur-le-champ et moque-loi du qu'en dira-t-on? 

LIONEL. 

Certainement... et s'il ne tenait qu'à moi... j'aurais peut- 
être le courage... 

HONTGIRON. 

D'être heureux?... Quelle bravoure !... Eh bien, qu'est-ce 
qui t'arrête ? qu'est-ce qui te relient ? 

LIONEL. 

^ La crainte... quand celle que j'aime saura la vérité, car il 
faudra toujours la lui dire... la crainte de paraître ridicule à 
ses yeux! Je ne suis pas encore sûr d'être aimé... et le ri- 
dicule lue l'amour... 

MONTGIRON. 

Allons donc!... Les femmes ont naturellement le cœur 
bon et sensible, l'imagination tendre et romanesque, et un 
beau jeune homme qui a voulu se tuer... cela les effraiera... 
c'est déjà quelque chose, et puis cela les touchera... les in- 
téressera... j'en suis sûr. Tiens, voici mademoiselle Alice 
qui vient de ce c6lé... c'est la perle des jeunes filles. 

• LIONEL. 

Tu dis vrai. 

MONTGIRON. 

Veux-tu que nous en fassions l'essai... sur elle?... 

LIONEL, panant yivement à gauche. 

Sur elle?... volontiers. 



82 COMl&DIBS — DRAMES 



MONTGIRON. 

Je vais lui raconter ton iiistoir-e* 

LIONEL. 

Sans me nommer... 

MONTGIRON. 

Cela va sans dire. 

SCÈNE XIII. 
LIONEL, ALICE, MONTGIRON. 

ALICE, Tenant de la ganche, un ourrage A raiguille A la mnin. 

Ehl mon Dieu ! messieurs, qu*avez-vous donc? 

MONTGIRON. 

Rien, mademoiselle... rien. 

ALrCE. 

Vous me semblez Tun et l'autre troublés. 

MONTGIRON. 

C*est que nous recevons à Tinstant même de Paris des 
nouvelles... 

LIONEL. 

D*un de nos anciens camarades de collège. 

MONTGIRON. 

D^un ami... intime... qui est dans une position... 

LIONEL. 

Bien terrible ! 

ALICE, nrec bonté. 

Il est souffrant ?... il est malade?;.. 

MONTGIRON. 

Non!... (Regardnnt Lionel.) Il sc portc bien... très-bien ! 

« 

LIONEL. 

Mais il est si malheureux ! 



FRU LIÔNRL 8S 



ALICE, é Lionel. 

ciel! il est menacé de perdre son père?... (a Monigiron.) 
sa mère !... quelcpi'un qui lui est cher?... 

' LIONEL, avec embnrras. 

Non... 

ALICE. 

Eh bien alors... s'il n*y a de danger ni pour lui... ni pour 
les siens... pour qui donc tremble-t-il ? pour sa fortune?... 

MONTGIRON. 

Du tout., elle est belle. 

LIONEL. 

Beaucoup trop belle ! 

ALICE. 

Si c'est là sa maladie... elle est facile à guérir... il trou- 
vera toujours, pour s'en défaire, des malheureux... des vrais. 

MONTGIRON. 

Ce n'est pas cela... c'est qu'il se trouve placé dans des 
circonstances... si singulières, si exceptionnelles... que si 
vous connaissiez son aventure, vous le plaindriez, j'en suis 
sûr. 

ALICE. 

Moi ! je ne demande pas mieux I surtout s'il s'agit d'une 
histoire à écouter. 

(Montgil'on lai approche un fauteuil près de la table, A droite; Alire N'as- 
sied, et Montgiron passe à sa gauche.) 

MONTGIRON. 

Imaginez-vous que ce pauvre jeune homme, dont je vous 
garantis l'esprit, les moyens, la moralité... 

LIONEL. 

n ne s'agit pas de cela. 

MONTGIRON. 

C'est juste... ce pauvre jeune homme, orphelin et maîtrç 
de ses actions, était venu à Paris jouissant d'un patrimoine 



84 GOMÉDIRS — DRAMES 

très-raisonnable... comme qui dirait une centaine de mille 
francs de capital. 

ALICE. 

G*était superbe ! et votre pauvre ami me semble jusqu'à 
présent le plus heureux des hommes. 

LIONEL y avec embarras. 

Certainement... mais il était jeune... et, comme la plu- 
, part des jeunes gens... il tenait à briller... à paraître... 

MONTGIRON. 

Et lancé dans le grand monde fmancier, au milieu d'une 
société opulente... il a laissé croire... 

LIONEL. 

Par vanité, par orgueil... 

MONTGIRON. 

Qu'il était riche... 

LIONEL. 

Beaucoup plus riche qu*il ne l'était réellement. 

MONTGIRON. 

De là un train de vie à Tavenant... des dépenses exagé- 
rées... vous comprenez?... 

ALICE, goarinnt. 

Je comprends... votre ami était un niais. 

LIONEL, Tirement. 

Gomment?... 

ALICE. 

Pour ne pas dire plus. 

LIONEL, de même. 

Permettez... mademoiselle... 

MONTGIRON. 

Oui... il y avait des motifs que j'ai oublié de vous dire... 
îl était amoureux... 



FEU LIONEL 85 



LIONEL, Tivement. 

Ah I très-peu ! très-peu ! 

MONTGIRON. 

Tais-toi donc... et ne diminue pas les circonstances atté- 
nuantes... il était amoureux ! amoureux fou d'une grande 
damel 

LIONEL. 

D'abord !... mais ensuite... 

MONTGIRON. 

Cela ne fait rien à la question. Le fait est que, ruiné et 
n'écoutant que son désespoir, décidé à mettre fin à ses 
jours, il se précipita dans la Seine... 

ALICE. 

O ciel!... il est mort? 

MONTGIRON. 

Non... il est vivant. 

ALICE. 

Il ne s'est donc pas tué ? 

LIONEL. 

Si fait... si fait... mais... 

MONTGIRON. 

Mais repêché... c'est-à-dire... retenu dans les filets d'un 
pêcheur, qui voulait même, à ce sujet, lui intenter un pro- 
cès en dommages et intérêts... 

ALICE. 

En vérité I 

MONTGIRON. 

Il ne sait plus maintenant... c'est là ce qui le désespère... 
vu qu'il a envoyé des billets de faire part... il ne sait plus 
comment ressusciter... comment oser avouer qu'il est vi- 
vant... d'autant que, par un fait exprès déplorable, tout lui 
sourit en ce moment; il n'a jamais été plus heureux que... 



86 COMÉbtBIà — DRAMES 

ALIGB. 

Que?... 

M0NT6IR0N. 

Que depuis qu*il est mort ! . . . 

ALICE, qui s*est contenne infqae4&y éclate de rire. 

Ah 1 ah I ah I ah 1 ah 1 

LIONEL. 

ciel !... elle rit! 

M0NT6IR0N. 

Elle ose rire I 

ALICE, riant. 

Ah! la drôle d'histoire!... je n'y peux plus tenir... ah 1 
ah I ah! ah !... 

MONTGIRON. 

Mais, mademoiselle... 

ALICE) riant toujoora. « 

Comment!... il a envoyé ses billets de faire part... ah! 
ah! ah ! ah!... et il est vivant et bien portant !... âh !-ah ! 
ah !... et il a été repêché..; dans un filet !... ah ! ah !... 

LIONEL. 

Oh! mademoiselle... 

ALICE. 

Laissez-moi rire, je vous en prie... ça me fait mal... et 
par un pécheur qui voulait lui faire un procès I... ah 1 ah ! 
ah!... de ce qu'il n'était pas poisson! ah! ah !... 

LIONEL, Hvec colore. 

Mais c'est indigne ! 

V0NT6IR0N, de mAnie. 

C'est affreux 1 

LIONEL, de mdmç. 

Et un accès de gaieté pareille !... 



FBU LIONEL 81 



ALICE. 

Pardon... messieurs... c'est plus fort que moi 1... pardon 
pour votre ami... mais puisqu'il n'est pas mort... ah! ahî 
ah! 

LIONEL. 

Oh 1 c'est à se tuer de rage ! 

ALICE. 

Allons donc !... 

LIONEL, avec colère. 

Oui!... je conçois qu'on veuille <|uitter la vie quand on 
ne voit autour de soi que des cœurs durs et insensibles... 
je conçois qu'on n'ait rien à attendre de la pitié des hom" 
mes, quand, de nos jours, les événements les plus funestes, 
les malheurs les plus dignes d'égards, n'excitent, même chez 
une jeune fille, que la dérision et la raillerie. 

ALICE, cessant de rire et se levant froidement. 

Arrêtez, monsieur, vous me jugez mal en m'accusant d'in- 
sensibilité. (Mettant la main sur son cœur.) Il y a 1^, CroyCZ-lc 

bien, sympathie et compassion pour toutes les infortunes vé- 
ritables et réelles ; mais m'attendrir sur le sort d'un homme 
qui, avec de la jeunesse, des amis, de la santé, et cent mille 
francs de patrimoine, ne sait pas être heureux... (atcc iro- 
nie.) et aspire à la tombe, parce qu'il n'est pas millionnaire... 
mais le plaindre... mais gémir sur son sort, parce qu'il lui 
semble plus commode de s'endormir que de travailler... je 
n'ai pas, je l'avoue, assez de sensibilité à perdre... pour la 
prodiguer ainsi... et je la réserve pour ceux qui vivent, qui 
souffrent et qui combattent. 

LIONEL, yiyement. 

Mais, mademoiselle... 

ALICE, de même et souriant. 

Mais, monsieur, s'il n'y avait pas d'existence possible, sans 
laxe et sans opulence, s'il fallait, sous peine de mort, que 
tout le monde eût des millions... nous Serions donc obligées, 



88 COMÉDIES — DRAMES 

nous autres demoiselles sans dot, de renoncer à vivre^ de 
nous asphyxier... non vraiment, je me sens l'esprit, je me 
sens le courage de vivre et d'être heureuse à meilleur mar- 
ché. 

MONTGIRON, TÎTement. 

De ce côté-là vous avez raison... c'est mon système... 

LIONEL, areo dépit. 

Chacun le sien... mademoiselle... mais il est tel moment, 
telles circonstances, où la mort est préférable à Tiiumilia- 
tion et au déshonneur I... C'est un devoir qu'une femme peut 
ne pas comprendre... mais il es^ permis à un homme... de 
penser ainsi ! 

ALICB, avec émotion. 

Il ne lui est jamais permis, monsieur, de disposer folle- 
ment d'une vie qui appartient aux siens et à son pays, et je 
ne comprendrai jamais que, dans un moment où il y avait 
des dangers et de Tbonncur pour tout le monde, votre ami 
ait été chercher dans les filets d'un pécheur une mort qu'il 
pouvait trouver glorieuse dans les rangs de nos soldats. 

(Elle saine, et sort par la ganehe.) 

SCÈNE XIV, 
MONTGIRON, LIONEL. 

LIONEL, exaspéré, et passant A droite. 

Ah! je n'y survivrai pas... je te l'avais bien dit... je l'avais 
prévu... voilà le sort qui m'attend quand on connaîtra la vé- 
rité... raillé, bafoué, tourné en ridicule... 

MONTGIRON. 

Allons donc!... 

LIONEL. 

Chacun dans le monde me montrera au doigt... feu Lionel. 
Le nom m'en restera... un rire inextinguible accueillera 



FEU LIONEL 89 



mon entrée dans chaque salon... où j'oserai me présenter. 

MONTGIRON. 

Calme-toi... et ne prends pas ainsi les choses à Tex- 
tréme... 

LIONEL. 

Perdu d'honneur à tous les yeux !... aucune femme... au- 
cune jeune fille... ne voudra plus de moi. . . 

MONTGIRON. 

C'est trop fort... et tu t'exagères tout... 

LIONEL. 

Enfin... tu en as été le témoin ! Tu as vu la gaieté folle 
qui accueillait ma catastrophe ! Tu as entendu cette voix 
jeune et fraîche, dont les éclats de rire insultants retentissent 
encore à mon oreille. 

MONTGIRON. 

Cela ne prouve rien... Mademoiselle Alice ne ressemble pas 
à la plupart des jeunes filles... c'est une jeune personne 
posée... sérieuse!... 

LIONEL. 

^ Pas tout à l'heure, du moins ! 

MONTGIRON. 

Je veux dire qu'elle n'est pas exaltée, romanesque, et que 
l'étourderie ou la gaieté de son âge ne l'empêchent pas 
d'avoir un côté sévère, que n'aura probablement pas celle 
que tu aimes. . . 

LIONEL, aroo dépit. 

Ce sera la même chose. 

MONTGIRON. 

Elle aura des idées toutes différentes. 

LIONEL. 

Elle pensera exactement de même. 

MONTGIRON. 

Alors c'est à toi de la faire revenir de ses préjugés ; à toi. 



90 GOMÉDIBS — DRAMES 

par tes soins et par ta tendresse, de te faire pardonner ta 
mort, ou plutôt de faire chérir ta résurrection... en un mot, 
c'est une conquête à tenter... et tu en viendras à bout. 

LIONEL, rifemeutt. 

Tu crois ? 

M0NT61R0N. 

J*en suis sûr ! elle se laissera désarmer, à moins qu'elle 
n'en aime un autre, auquel cas il n'y a rien à faire... qu'à 
plier bagage... Silence ! mon patron et M. Robertin. 

LIONEL, oTee kamear. 

Que nous yeut encore celui-là?... 



SCENE XV. 
MONTGIRON, ROBERTIN, BRÉMONTIER, LIONEL. 

ROBERTIN, parlant è It eantonade, à gauche. 

Oui, madame, nous vous attendrons... 

IfONTGIRON. 

Qu'est-ce?... 

ROBERTIN. 

Madame la baronne d'Erlac achève de rédiger, dans le 
cabinet de M. Brémontier... une promesse de veiite entre 
nous deux... 

BRÉMONTIER. 

Et promesse de vente, vaut vente. 

ROBERTIN. 

Mais elle voudrait qu'à cette promesse fût joint l'acte que 
M. Brémontier vient d& dresser lui-même. 

bAémontirr. 
Et que voici. 



FSU LIONSL 91 



ROBERTIN, à Lionel. 

L'acte constatant le décès de feu Lionel, acte de notoriété, 
que vous m'avez promis de signer» 

BRÉMONTIBR. 

Gomme témoin du fait votre signature est nécessaire. 

LIONEL. 

Ma signature?... 

BRÉMONTIBR. 

Oui. . 

LIONEL, cherchant à se modérer. 

C'est possible. . . mais je ne signerai pas. 

ROBERTIN. 

£)t pourquoi... monsieur?... 

LIONEL, de niAme. 

Pourquoi!... pourquoi!... je n'ai pas de raison à donner... 
je ne signerai pas, parce que je ne le veux pas. 

BRÉUONTIER. 

On VOUS y forcera. 

LIONEL. 

Moi!... 

BREMONTIBR. 

Vous-même! ^ ' 

MONTGIRON, A part. 

C'est trop fort! 

BRÉMONTIËR, avec force* 

La loi est là ! 

ROBERTIN, bas à Brémontier, 

Doucement donc!... il est chatouilleux; et vous lui faites 
sentir l'éperon... ce n'est pas ainsi qu'on s'y prend... la ba- 
ronne avait prévu le cas. . . (Bas à Montgiron qui est passé près de 

loi.) et je sais les moyens d'action qu'il faut employer avec 
lui... la main légère... et il signera. 



92 COMÉDIES — DRAMKS 

MONTGIRON. 

Il ne signera pas. 

ROBERTIN. 
n signera. . . vous allez le voir. . . (s* adressant à haate voix à 

Lionel qui s'est assis à droite.) Monsieur Rigaud... (fias.) Gomme 
au manège, un peu de sucre... (Haut.) C*est à vous que je 
m*adresse. . . vous êtes, m'a-t-on dit, intimement lié avec 
monsieur Montgiron. 

LIONEL. 

Maintenant plus que jamais... c'est entre nous à la vie 
à la mort. 

ROBERTIN. 

A merveille... nous ne tarderons pas à nous entendre. 
Monsieur Brémontier, en parlant tout à l'heure, avec ma- 
dame la baronne, de rétablissement de sa fille, lui disait 
qu'elle était aimée et demandée en mariage par cet excellent 
Montgiron. 

LIONEL, se levant. 

Est-ce vrai?... 

MONTGIRON. 

Eh oui!... je ne pouvais pas mieux choisir, mais par 
malheur ma volonté ne suffit pas. 

ROBERTIN. 

Monsieur Brémontier ajoutait... que Montgiron était aimé 
de sa fille... 

MONTGIRON, avec joie. 

Que dites-vous ? 

LIONEL. 

Il serait possible ! 

BRÉMONTIER. 

Elle me l'a avoué. •. elle-même, ce matin encore* 

MONTGIRON. 

Quel bonheur ! 



FEULIONEL 93 



BR£MONTI£R. 

Ne te réjouis pas tant... car je lui ai déclaré que je ue 
consentirais à votre mariage que lorsque tu pourrais payer 
la totalité... ou moitié, au moins, de ma charge. 

ROBERTIN. 

Stop I... N'allons pas plus loin. Je fais ici un appel à l'ami- 
tié, (s'approchani de Lionel.) Pour des raisons, inutiles à vous 
expliquer, il fout que j'entre en possession de mon héritage... 
^ur-le-champ, ou du moins le plus tôt possible... car le temps, 
c'est de l'argent... et si vous consentez à attester la vérité, 
c'est-à-dire à signer cet acte de notoriété dont j'ai besoin, 
nous prétons, madame la baronne et moi, cent mille francs 
à votre ami Montgiron... pour épouser mademoiselle Alice. 

UONEL. 

- Monsieur... 

ROBERTIN, à Toix basse. 

Et à VOUS, monsieur, pour présent de noces, on offre dans 
l'affaire dix mille francs en actions. 

LIONEL. 

A moi, monsieur ! . . . 

ROBERTIN, de même. 

Vingt... et signons. 

(Lionel remonte au fond sans répondre.) 
BRBMONTIER, bas è Robertin. 

Y pensez-vous ?... voilà une manière de traiter les afÊiires... 

ROBERTIN. 

Qui est la seule bonne, vous allez voir, (a Uonei.) Qu'eu 
dites-vous, monsieur? 

LIONEL. 

Je dis... que je n'ai pas besoin de vos offres... ni Mont- 
giron non plus... et que je donne à mon ami deux cent mille 
francs comptant pour acheter sa charge... et épouser celle 
dont il est aimé... 



94 GOMBDIKS — DRAMES 



MONTGIRON, at6C joie, allant à Lionel. 

Qae di»-tu ? 

BRÉMONTIER. 

J'ai mal entendu. 

ROBERTIN. 

Ce n'est pas possible ! 

LIONEL. 

Montgiron sait que c*est possible, (a demi-roix â Montginm qui 
Tent parler.) Silence I... ne dis à personne qui je suis, ou 
brouillés à jamais. . . 

MONTGIRON. 

Oui... oui... mon ami... mais je ne veux pas... mais je 
n'accepte pas. 

LIONEL. 

Tais-toi ! 

(Alice entre en ce moment par la première porte de gauche et s'arrête 
surprise de 1* émotion qu'eUe voit sur tous les visages. Lionel s'approche 
d'elle» la salue d'un air froid et respectueux) et sort par la deuxième 
porte de gaaehe.) 

SCÈNE XVI. 
BRÉUONTŒR, ALICE, HONTOIRON, ROfiBRTIN. 

ALICE, après avoir suivi des yeux LioneU 

Qu'est-ce donc, mon père ? qu'y a-t-il ? 

BRÉMONTIER; 

Il y à... que mon étude... calme... froide... et raisonnable 
jusqu'à présent. . . devient la plus romanesque et la plus in- 
vraisemblable des études ! on se l'arrache. 

ROBBRTIN. 

C'est une course au dochèr. 



FKU LIONEL 95 



BREMONTIER. 

D'un côté, M. Robertin, qui est riche, offre de prêter oent 
mille francs à JMontgiron... 

ALICE. 

En vérité ! 

BRÉMONTIER. 

D'un autre côté, M. Rigaud, qui est plus riche encore, à 
ce qu*il parait, donne deux cent mille francs comptant à mon 
maître clerc, pour payer ma charge et pour t'épouser. 

ALICE, arec émotion. 

Moi!... 

BRÉMONTIER. 

Toi-même... ^ 

ALICB. 

Quoi! c*estM. Rigaud... cet étranger... 

BRÉMONTIER. 

Oui... conçois-tu une générosité pareille?... deux cent 
mille francs... que j'accepte... 

ALICE. 

Et que moi je refuse. 

BRÉMONTIER* 

Q ne manquerait plus que cela ! 

ROBERTIN. 

Nouvel obstacle !.». une barrière ! 

BRÉMONTIER. 

Est-il Dieu possible ! ... tu refuses ! i . . 

ALICE. 

Oui, mon père... et M. Montgîron, que j'aime, que j'es- 
time, fera comme moi. 

BRÉMONTIER. 

Et pourquoi ? 



96 COMÉDIES — DKÂMËS 

ALICE . 

Pourquoi ?... parce qu'il ne convient ni à moi ni à lui d'ac- 
cepter les dons d*un étranger, d'un homme dont la posi- 
tion est inconnue. 

MONTGIRON, Tivement. 

Mais je la connais, moi. 

BRÉMONTIER, ALICE et ROBERTIN. 

Vous la connaissez? 

BRÉMONTIER. 

Eh bien 1 alors, quelle estrelle ? 

ROBERTIN et ALICE. 

Parlez I parlez ! 

MONTGIRON. 

Je ne le puis, cela m'est défendu. 

ALICE. 

Parlez!... Ou je refuse. 

BRÉMONTIER. 

Et moi aussi... car enfin il faut savoir jusqu'à quel point 
il y a garantie suffisante... je l'estime, moi, ce jeune homme. 

ROBERTIN. 

Mais si sa fortune n'existe pas?... 



BREMONTIER. 



S'il n'a rien?... 



ROBERTIN, aUant yers BrémoDtîer. 

C'est un vice rédhibitoire. 

BRÉMONTIER. 

Vous l'avez dit. 



-FEU LIONEL 97 



SCENE XVII. 

é 

BRÉMONTIER, LA BARONNE, ROBfiRTIN, ALICE, 

MONTGIRON. 

LA BARONNE, venant de la gauche. 

Ëh ! mon Dieu! quel bruit 1... c'est à donner la migraine... 
Qu*avez-vous tous à crier ainsi?... 

BRÉMONTIER. 

Madame la baronne, ma tête n*est plus assez forte pour y 
résister... je ne peux plus rester notaire. 

LA BARONNE. 

C*est connu... c'est décidé... vous vendez votre charge... 

(Montrant Mootgiron.) à monsieur qui, rachète... (Montrant Ro- 

bertin.) et monsieur vous la paye. 

ROBERTIN. 

Je ne paye plus rien. 

BREMONTIER. 

Tout est changé. 

LA BARONNE. 

Pourquoi? 

ROBERTIN. 

Parce que ce M. Rigaud ne veut pas absolument signer cet 
acte de notoriété qui nous est nécessaire, indispensable. 

LA BARONNE. 

Parce que vous vous y êtes mal pris. 

ROBERTIN. 

Du sucre ! 

LA BARONNE. 

Pas assez. Où est-il? 

BREMONTIER. 

Il vient de partir. 

1. — VIII. <> 



d8 COMÉDIES — DRAMES 

LA BARONNE. 

Suivez-moi; vous avez du tact, de la tête... 

BRÉlfONTIER. 

De la tète 1... Viens^tu, Montgiron? 

LA BARONNE. 

Venez, je me charge, moi, de le voir, de lui parler... et 
de tout arranger. 

MQNTGIRON, à part. 

Elle!... J'en doute I 

(La baronne est près de la porte, avec Brémontîer et Robertin; Montgiron 
se dispose à les snirre. Alioe est assise prds de la table à droite.) 




ACTE TROISIÈME 



Un saioB élégmmnent décoré. Trois portes au fond, dont deux vifiréê»,4$tKiÊùt 
sar le pnrc. Portos latérales, Tune à gaoehe, ouvrant également sur lo 
parc, l'autre h droite donnant dans la biblioth^ne. Sur le doT«nt de la 
«cène, tables et fattteails de chaque edté. 



SCENE PREMIERE. 

MONTQIRON, seul, entrant par la porto de droite, des papiers et npo 

plume à la main. 

Cabinet de M. Dennebière, bureau de travail, bibliothèque ; 

de ce côté, c'est bien exact... (Désignant la piSce oii il se tronre.) 

Petit salon, pendule, flambeaux, vases du Japon : un, deux, 
trois... j'en oublie deux, et les plus beaux précisément. 

(4« moment où tt s'assied à gauche pour écrire, Uonei porolt A la porta du 

fond.) 

SCÈNE II. 

m 

MÔNTGIRON, LIONEL. 

LIONEL, rappelant arec précaution. 

&fontgir6n ! 

MONTGIRON. 

Toi ici ? 

LIONIL. 

Es-tu seul ? 



100 COMÉDIES — DRAMES 

M0NT6IR0N. 

Oui, dans ton château de Gondreville, où tu viens pour 
dtner; tu es invité. 

LIONEL. 

Eh ! non ; je viens pour te voir. 

MONTGIRON. 

Entre donc! tu es chez toi ; il n'y a personne, et reçois 
mes. compliments!... un joli domaine! brillant et nombreux 
mobilier... j*en sais quelque chose, car, depuis trois heures 
de relevée... 

LIONEL. 

Que diable fais-tu là? 

MONTGIRON. 

Mon état... vu que tu n*as pas encore jugé à propos de te 
déclarer et de revivre. Je suis ici d'après les ordres de 
M. Brémontier, mon patron, pour procéder à Finventaire des 
biens du sieur d'Aubray, décédé à la fleur de Tâge. 

LIONEL. 

Il ne s'agit pas de cela. 

MONTGIRON. 

Il me semble, au contraire, que c'est la seule question à 
l'ordre du jour. 

LIONEL. 

Eh! non... il y a un nouveau danger qui me menace, et 
sur lequel toi seul peux m'éclairer. Ton second clerc m'a 
dit, à l'étude, que Robertin et la baronne sont à ma pour- 
suite ; ils veulent absolument me voir, moi, M. Rigaud. 

MONTGIRON. 

C'est la vérité. 

LIONEL. 

t 

Sais-tu ce que cela veut dire ? 

MONTGIRON. 

Toujours pour le domaine de Gondreville, qu'ils préten- 



PEU LIONEL 101 



dent avoir à tout prix, pour je ne sais quelle spéculation... 
c'est une idée fixe. 

LIONEL. "" 

Eh bieni toi qui entends les affaires, réponds-moi : ne 
puis- je pas abandonner à la baronne ce domaine qu'elle 
désire tant sans me montrer à ses yeux, sans paraître, sans 
revivre enfin ? 

I MONTGIRON. 

Non... tu ne peux hériter, tu ne peux disposer de rien 
sans te nommer, sans* dire : Je suis reste ou bien Aga- 
memnon ! 

LIONEL. 

Mais, à ce compte-là, les deux cent mille francs que je t'ai 
promis, et qui assurent ton bonheur, je ne peux donc pas 
te les donner? 

MONTGIRON. 

Que cela ne t'inquiète pas I garde-moi ton amitié et reprends 
tes écus ; j'ai vécu sans eux jusqu'ici et continuerai de même. 
Bien plus, et pour te consoler, je t'apprendrai qu'ils me de- 
venaient inutiles et ne pouvaient me servir. 

LIONEL. 

Comment cela? 

MONTGIRON. 

La fortune et moi ne sommes pas encore habitués l'un à 
l'autre ; nous finirons probablement par nous entendre, mais 
nous avons de la peine. Voici ce qui arrive au sujet de tes 
deux cent mille francs : la fille ne veut pas de moi, si je les 
accepte ; et le père ne veut pas de moi, si je les refuse ; cela 
devient difficile à arranger. 

LIONEL. 

Explique-moi cela. * 

MONTGIRON. 

M. Brémontier, qui a du bon sens, veut de la fortune ; 

6. 



i02 COMipiEg — DRA^MES 

Alice, qui a de la fierté, ne veut rien devoir à un étranger... 
à un inconnu... 

IilONBL. 

Mais cependant elle t*aime?... 

HONTGIBON. 

Oui, mon ami. 

LIONEL. 

Elle Ta avoué à son père ? ' 

MONTGIRON. 

Oui, mon ami, et nous avons même eu à ce sujet une expli- 
cation en téle-à-tête, où elle m'a montré tant de gracieusetés 
et de gentillesses, bien plus, tant d'amitié et d'estime, qu'il 
a été pour moi évident et clair comme le jour... 

LIONEL. 

Qu'elle t'aimait... 

MONTGIRON. 

Qu'elle ne m'aimait pas. 

LIONEL. 

Ah bah ! 

MONTGIRON. 

D'amour, s'entend. 

LIONEL. 

Ah! mon pauvre ami, c'est désolant. 

MONTGIRON. 

C'est selon ; tu connais mes principes, je ne me tuerai pas 
pour cela. L'amour en ménage, c'est du luxe ; on peut vivre 
sans luxe... et s'il n'y avait pas autre chose... 

LIONEL. 

Il y a autre chose? 

MONTGIRON, après avoir déposé ses papiers. 

Oui, et je te confie cela sous le sceau du secret ; dans l'en- 
tre riett que nous avons eu ensemble, j'ai cru m'apercevoir 



F«:u .i^iûNEt* 103 



que cette jeune fille, qui est la raison même, avait, comme 
toutes les jeunes fillçs, même les plus paisQnnoble^, un petit 
roman au fond du cœur. 

LIONEL. 

Tu en es sûr? 

MONTGIRON. 

Parfaitement sûr... un sentiment... tendre... très- tendre... 
pour quelqu'un... que personne de nous i^e connaît. 

LIONEL. 

Tu m'avoueras que c'est indigne,., que c'est affrwx ! 

MONTGIRON. 

En quoi donc? 

LIONEL. 

* 

A qui se fier désormais... si celle dont nous admirions la 
pureté, la simplicité; TindifFérence même, nous abusait ainsi 
par cette apparence de sagesse et de froideur ! 

MONTGIRON. 

Ah çà I A qui en as-tu donc?... te voilà plus irrité... plus 
furieux que moi qui suis calme et philosophe. 

LIONEL. 

Non, mon ami... mais c'est que... 

MONTGIRON. 

Ne vas-tu pas te désespérer à présent et te tuer pour mon 
compte?... Ou plutôt cet amour qui avait succédé si prompte- 
ment à celui de la baronne... cette jeune fille aux principes 
sévères... que tu aimais... que tu voulais épouser... 

LIONEL. 

Que veux-tu dire ? 

MONTGIRON. 

Tu te troubles I... Ah ! Lionel, c'est mail... un secret pgtir 
moi, ton vieil ami... Tu aimes Alice, 

LIONEL. 

Moil... par exemple 1... 



104 GOUéDIES — DRAMES 

MONTGIRON. 

Si je pouvais en douter il y a une heure, j*en suis sûr à 
présent... 

LIONEL. 

Eh bien ! oui... je Taime, et comme un inseûsé. 

MONTGIRON. 

Et tu y renonçais pour moi!... et tu consentais à me la 
donner pour femme avec deux cent mille francs de dot!... 
Sais-tu que c'est bien... très-bien?... Voilà un millionnaire 
que j*estime... que j*honore... (Lui tendant u main.) Touche là, 
Lionel d'Aubray, tu commences à comprendre la fortune... 
et tu peux reprendre la tienne : tu sauras désormais la ma- 
nière de t'en^servir. 

LIONEL. 

Et à quoi bon!... pour être également malheureux ! puis- 
qu'il nous faut l'un et l'autre renoncer désormais à la jeune 
fille que nous avions rêvée. 

MONTGIRON. 

Ce serait déjà quelque chose pour deux amis, que de souf- 
frir et de se consoler ensemble ; mais il y a d'autres femmes 
dans le monde. Attendons et ne commençons pas, comme ta 
le fais toujours, par nous désespérer... Qui vivra, verra... 
car moi, je crois voir... 

LIONEL. 

Quoi donc? 

MONTGIRON. 

Autant qu'un ignorant tel que moi peut lire ou plutôt 
épeler dans le cœur d'une jeune fille... je crois voir main- 
tenant, que l'étranger... l'inconnu, pour lequel elle éprouve. 
à son insu peut-être, ce sentiment de préférence, pourrait 
bien être un certain M. Rigaud... 

LIONEL, lui sautant au cou. 

Ahl mon ami... mon cher ami!... je serais le plus heu- 



FRU LIONEL 105 



reux des hommes! (s'arraehant de 861 bros.) Mais noOj.. non... 
mon bonheur est impossible... celui qu*elle croit aimer, tu 
Tas dit... c'est un inconnu... c'est M. Rigaud... ce n'est pas 
moi... Lionel d'Aubray. Quand elle saura la vérité, quand 
elle verra en moi celui qui a été pour elle un objet de ridi- 
enle, crois-tu que ce léger sentiment de préférence dont tu 
me parles ne sera pas vite dissipé pour faire place à d'au* 
très sentiments que rien n'efface?... Non, rien ne résiste au 
mépris... et je n'ai qu'un parti à prendre. 

MONTGIRON. 

Allons donc!... ne vas-tu pas déjà recommencer... tu as 
ton idée fixe comme la baronne. 

LIONEL. 

Et la baronne que j'oubliais! Autre coup de théâtre... au- 
tre catastrophe !..-. La baronne, dont l'a^ect et les préten- 
tions vont effrayer, scandaliser l'honnôte notaire et sa fille... 
Ahl ce n'est pas vivre que vivre en des transes. pareilles! 
et si tu ne trouves pas moyen d'éclaircir ma situation jen me 
débarrassant de la baronne... je ne sais pas ce dont je ne 
suis pas capable... 

(La baronne parait au fond, Tenant de la droite ; Lionel l'aperçoit et ««e 

précipite dans la pièce A droite.) 

SCÈNE m. 

MONTGIRON, seul, usait A la table A droite. 

Tu ne peux pourtant pas la tuer!... Passe pour toi, les 
volontés sont libres!... mais elle... tu ne le peux pas sans 

son consentement... (ll se retourne A gauche et ne Toit plus Lionel.) 
Eh bien ! où est-il donc?... (Il se lève et aperçoit dans le fond la 
baronne.) Ah! je devine!... (Allant fermer la porte de droite.) En 

retraite devant l'ennemi ! 



10^ COMÉDIES — {>RAM£8 



SCENE IV. 

I.A BARONNE, MONTGffiON, 

LA BARONNE. 

Ah! monsieur Montgiron... enchantée de vous rencontrer. 

MONTGIRON, à part. 

Nous n'en dirons pas autant. 

LA BARONNE. 

Je voulais, puisque Taffaire est remise, profiter de ce re- 
tard pour examiner par moi-même ce domaine de Gondre- 
ville, et d'après ce que j'en ai vu... la propriété me paraît 
fort médiocre... Un grand terrain plat et immense... le châ- 
teau n'est bon qu'à abattre, et le mobilier n'est bon à rien. 

MONTGIRON. 

Madamîè la baronne en a donc bien envie? 

LA BARONNE. 

Moi?... 

MONTGIRON. 

Vous en dites tant de mal, qu'il ne m'est plus permis d'en 
douter. 

LK BARONNE. 

Vous avez de l'esprit, monsieur Montgiron. 

MONTGIRON. 

Madame la baronne est bien bonne, ou elle a besoin de 
moi. 

LA BARONNE. 

Et si cette acquisition vous intéressait vous-même ; si je 
m'étais mis en tête de faire votre fortune... pour vous d'a- 
bord, et en souvenir de mon pauvre Lionel. 

MONTGIRON, à part. 

Le baromètre change... il tourne au sentiment. 



FEU LIONEL lOl 



LÀ BARONNE, soupirattt. 

ih!... quelle affaire il a manquée là! 

MONTGIRON. 

Que dites- VOUS? 

LA BARONNE. 

Je dis... je dis que s'il existait... l'affaire serait superbe... 
immanquable. 

MONTGIRON, à part. 

Il avait raison... le vrai danger est là. 

LA BARONNE, essuyant ses yeux. 

Mais on se désolerait, cela ne servirait à rien... C'est fini... 
il n'y faut plus penser... et chercher quelqu'autre moyen. 

MONTGIRON. 

Lequel? 

LA BARONNE. 

M. Robertin, qui est maintenant propriétaire ou qui ne 
peut tarder à l'être, augmente à'chaque instant ses préten- 
tions. 

MONTGIRON, 

Ce n'est pas possible ! 

LA BARONNE. 

Si vraiment!... il se doute que, dans l'acquisition de ce 
domaine, je suis guidée par quelque motif qu'il ne devinera 
jamais. 

MONTGIRON. 

A moins qu'on ne le lui dise* 

LA BARONNE. 

Or, je ne le lui dirai pas... mais à vous, monsieur Mont- 
giron, vous qui êtes un homme d'honweur et d'intelligence * 
je vais vous le confier. 

MONTGIRON, à part. 

Décidément elle a besoin de moi. 



108 COMÉDIES — DUAMES ^ 



LA BARONNE, lentement et avec mystère. 

Il est question en ce moment d^une entreprise immense, 
colossale, dont je n*ai en connaissance que par de hautes 
indiscrétions. On veut faire de Paris, comme de Londres, un 
port de mer. 

MONTGIRON. 

En vérité? 

LA BARONNE. 

Et, sur le tracé du Havre à Rouen, et de Rouen à Paris, 
se trouve Timmense domain» de Gondre ville... que Ton a 
déjà mis d'avance... 

MONTGIRON. 

En culture? 

LA BARONNE. 

En actions!... il y en a vingt-cinq pour monsieur Mont- 
giron. 

MONTGIRON. 

Pour moi 1 

LÀ BARONNE. 

Actions gratuites, dites rémunératoires, si monsieur Moul- 
giron veut devenir notre associé... notre allié... nous aider, 
•n un mot... dans Tentreprise. 

MONTGIRON. 

Moi, vous aider, madame? et comment? 

LA BARONNE. 

Obtenir de M. Rigaud, qui est votre ami intime, et qui n'a 
rien à vous refuser, Tattestation que nous demandons. 

MONTGIRON. 

Je ne vous comprends plus... pour remettre cette attesta- 
tion à Robertin? 

LA BARONNE. 

Non... à moi I... à moi seule! 



FEU LIONEL 100 



MONTGIRON. 

J'entends... ce serait bien joué... mais par malheur.., mon 
ami Rigaud n'attestera jamais que Lionel d*Aubray est mort. 

LA BARONNE. 

Pourquoi ? 

UONTGIRON. 

Pour des raisons particulières qui ont bien quelque valeur. 

LÀ BARONNE.'' 

C'est ce que nous verrons... Impossible de le rencontrer 
à Rouen; mais j'espère être plus heureuse ici, à diner.- 

MONTGIRON. ' 

Je doute qu'il vienne. . - : 

LA BARONNE. . / 

n est venu!... Le régisseur m*a dit qu'il m'avait précédée... 

MONTGIRON, Â pAtU 

Ah I mon Dieu ! 

LA BARONNE. 

Et qu'il devait être dans le pavillon de la bibliothèque. 

(So dirigeont vers la porte de droite.) Celui ci SaUS dOUtO. 

MONTGIRON, à part. 

11 est perdu si je ne la retiens pas... (Haut.) Un mot, de 
grâce I... 



Un mot? 
Que lui dire? 
Eh bien? 



LA BARONNE, s'arrètant. 



MONTGIRON, d ptittj 



LA BARONNE. 



MONTGIRON. 

n y aurait, je crois, une meilleure marche à suivre... (a 
part.) Ma foi! qu'est-ce que je risque? Essayons. 

ScBi3B. — Œ-ivre» complètes. U* Série. - S™» Vol. —1 



lIO GOMÉOiBS — DRAMES 



LA BARONNE. 

Une meilleure marche? 

MONTGIRON. 

Je n'ai pas l'esprit de liiadame la baronne. 

LA BARONNE. 

Allons donc! Vous me faites rougir. 

MONTGIRON. 

Mais... 

LA BARONNE. 

Eh bien ? 

MONTGIRON. 

Eh bien, il m'est prouvé que Robertin ne veut vendre à 
aucun prix. 

LA BARONNE. 

Vous croyez î 

MONTGIRON. 

Ni pour or ni pour argent. 

LA BARONNE. 

Pourquoi? 

MONTGIRON. 

Ce gaillard-là a de l'amour-propre... de l'ambition... 

LA BARONNE. 

Laquelle? 

f MONTGIRON. 

Après tout, il n'est pas mal. 

LA BARONNE. 

Vous n'êtes pas difficile. 

MONTGIRON. 

Et, parmi les jeunôâ lions d'aujourd'hui, il n'a pas plus 
mauvais ton, plus d'apbmb, plus de cigare qu'un autre. 



FEU LIONEL 111 



LA BARONNE. 

Après? 

MONTGiaON. 

Ce garçon-là a des vues que je crois avoir devinées... 

LA BARONNE. 

Des vues ? 

MONTGIRON. 

Et dont madame la baronne a dû s'apercevoir, quoi qu'elle 
en dise. 

LA BARONNE. 

Moi? ' 

H0NT6IR0N. 

Il aspire à votre main... 

LA BARONNE, riant et allant s'asseoir A gauclie. 

Lui!... Vous n'y pensez pas... Àh! ah! ah! madame Ro- 
berlin!... 

MQNT6IR0N. 

Je puis me tromper !... mais je crois que c'est là son but, 
son idée, la seule peut-être qu'il ait eue, et dont il soit ca- 
pable. 

LA BARONNE. 

Kt vous <îroyez que... moi? 

MONTGIRON. 

Vous abaisseriez vos regards jusqu'à lui!... Allons donc!... 
Mais les personnes d'une intelligence supérieure n'envisagent 
les choses que de haut, et ne les considèrent que par leurs 
résultats... De quoi s'agit-il, après tout?... d'une entreprise... 
vaste, glorieuse, nationale, qu'il faut mener à bonne fin. Or, 
qui veut la fin, veut les moyens; où s'élevait un obstacle, on 
rencontrerait un point d'appui : ce domaine de Gondreville, 
qui devait coûter des millions... ne coûterait plus rien... au 
coairarre... Qui diable verrait là un mariage?... Ce n'en est 
plus un... 



112 COMÉDIES — DRAMES 



' LA BARONNE, so leraiit TÎTemeat. 

C'est une affaire... 

MONTGIRON, Tiremeot. 

C'est une affaire..* 

LA BARONNI}:. 

Désagréable.... mais c'en est une. 

. SCÈNE V.- 
MONTGIRON, LA BARONNE, ROBERTIN. 

ROBËRTIN, entrant virement par le fond. 

Madame la baronne ! Quel bonheiir... je courais après vous. 

MONTGIRON, bas à la baronne* 

Quand je vous le disais... 

ROBERTIN* ' 

J'ai pensé crever mes chevaux..* une paire de chevaux de 
dix mille francs ! ■ - ■ 

MONTGIRON, de même. 

Preuve d'amour... 

* (U passe à droite.) ' 

ROBERTIN. 

Ce n'est pas sans peine que j'ai pu vous suivre de loin... 
un trot franc et allongé... que j'admirais et que je maudis- 
sais, tant j'avais peur de ne plus vous retrouver..» Ahî vous 
trottez bien! mais vous voilà... 

LA BARONNE. 

Qu'est-ce donc, monsieur? • 

ROBERTIN. 

Une nouvelle importante et heureuse... à vous dire, à vous 
et à nos amis que j'attends ; venez vite, je vous en prie. 



FKU Liar^Et 143 



LA BARONNE. 

Vous me laisserez au moins le temps de n^c reconnaître, 
il faut que je voie M. Rigaud, qui est là... 

BOBERTIN. 

Nous n'avons plus besoin de lui.., j'ai des preuves, 

LA BARONNE. 

Ab! mon Dieu! 

. MONTGIRON. 

Des preuves du décès?... 

.ROBERTIN. 

Pjfeuyés certaine^!... Tout m'appartient! 

LA BARONNE. 

Vous en êtes sûr?...- 

ROBERTIN. 

Positivement I-Noùs pouvons donc convenir des conditions 
.dont nous parlerons en parcourant le domaine. 

MONTGIRON, bas à Robertin. ' 

Dont elle n'a plus envie. 

ROBERTIN. 

Comment? 

MONTGIRON, de m^me. 

Vos prétentions lui semblent exagérées; et si vous n'êtes 
pas aimable et galant... l'affaire est manquéie... je vous en 
préviens. 

ROBERTIX, bas à Hontgiron. 

ciel!... vous dites de l'amabilité... de la galanterie... 
(nantit mettant ses gants,) Je suis à VOUS, madame... 

MONTGIRON. 

Oui... et même... un peu de passion... d'entraînement... 

RODERTIN, à part. 

Oh! l'entraînement... c'est mon affaire I... (unut.) Daignez 
donc accepter mon bras. 



114 COMÉDIES — DllAtfES 

LA BARONNE. 

Monsieur!... 

ROBERTIN. 

Acceptez-le, je vous en prie... je suis chez moi et serais 
heureux, tout en causant, de vous montrer moi-même mon 
parc, mon château et ses dépendances ; les écuries sont ma- 
gnifiques. 

LA BARONNE. 

J'en suis charmée pour ceux qui les habitent* 

ROBERTIN. 

Oh 1 ce n'est pas là, assurément, que je veux d'abord vous 
conduire. 

LA BARONNE. 

Je vous remercie. 

ROBERTIN, lui prenant la bras. 

Mais au milieu de mes parterres... des fleurs... des roses... 
votre royaume. 

LA BARONNE, riant. 

Vous êtes galant, monsieur Robertin. 

HONTGIRON. 

Il est chevaleresque. 

ROBERTIN. 

Et vous trouvez cela trop cher? 

LA BARONNE. 

Beaucoup plus encore à présent. 

ROBERTIN. 

Âhl ne me parlez pas ainsi... cela me désarçonne... je 
n'y suis plus... 

(ils sortent tous denx par le fond.) 



FEU LIONEL 115 



■ ■ ■■■■■■ ■ I I, H ' J^ ^ 



SCENE VI. . 

MONTGIRON, le« regardant sortir* 

Ma foi... qui sait? Tout est possible, grâce àTamour... des 
affaires ! il m* est venu là une idée... qu'ils sont capables de 
prendre au sérieux... et qui sauverait mon ami Lionel d'un 
premier danger... Rendons-lui maintenant la liberté, (ouvrant 
la porte à droite.) Lionel ! Lionel I Tennemi s'éloigne... Eh bien! 
je n*aperçois personne... et la fenêtre est ouverte... (Redes- 
cendant le théAtre.) Ëst-co quo par hasard, et de peur de la 
rencontrer, il aurait risqué de se casser le cou ? (Regardant à 

gauche.) M. Brémontier et sa fille... (Regardant dans la pièce A 

droite.) partir sans leur parler, sans me rien dire... mais.., 
non... sur cette table... un papier... une lettre... Ah! peut* 
ôtrel... 

(U sort.) 

SCÈNE vn. 

9 

BREMONTIER et ALICE, entrant par la porte A gauche au moment 
o& Vontgiron rient de disparaître par la porte à droite. 

BREMONTIER. 

Tu diras ce que tu voudras, il n'y avait pa3 moyen de re- 
fuser. 

AUCS. 

Vous... mais moi? 

BRÉMONTIER. 

En invitant le père, M. Robertin devait inviter la fiUe, et 
nous devions accepter. Songe donc que c'est maintenant 
peut-être le meilleur client de Tétude. Ce chAteau est à 
nous... c'est-à-dire il est à vendre... et, dans ce moaienA 



116 GOUBDIES -^ DRAMES 

môme nous en faisons Tinventaire. Justement ! Montgiron 
que je cherchais. 

SCÈNE VIII. 

BRÉMONTIER, ALICE, MONTGIRON, entrant yiremem pnr la 
porte à droite ; Q est pÂIe, troublé et 8*nppuie sur la table. 

BRÉMONTIER, s'adressent à Montgiron. 

Eh bien ! Tout est-il fini ? 

ALICE, allant à lui. 

Qu'y a-t-il ? De quoi s'agit-il ? 

BRÉMONTIER, 

s ' - 

. De l'inven.taire. 

ALICE, à Montgiron. 

Et c'est là ce qui vous émeut à ce point? 

BRÉMONTIER. 

Damel... Quand on y met de l'action... et depuis ce ma- 
tin qu'il y esti 

MONTGIRON. 

Oui, le travail... la chaleur... 

BRÉMONTIER. 

Et puis il y a de l'intérêt... dans un inventaire, on s'anime 
malgré soi... moi, d'abord, quand j'en faisais, j*y mettais un 
feu... Où en es-tu? 

MONTGIRON. 
J'ai uni... (cherchant sur la table à droite, et prenant n» cabier qu'il 
donne à Brémonticr.) Le VOici... 

BRÉMONTIER. - 

Ehl donne-le donc!... Je vais, en attendant le dtner, le 
;lire sous les ombrages du parc, (ii se dirige Tors lefond.) Viens 
lu, ma fille? 



FEU LIONEL \[1 



ALICE. 

Oui, mon père, je vous suis. 

MONTQIRON, bas, à Alico. 

Restez, de grâce I j'ai à vous parler. 

(il Ta s'asseoir à gauche et met sa tête dans ses maios.) 
BRÉMONTIER, sortant en lisant. 

Salon de réception.... meubles de Boule... quatre grands 
canapés recouverts en tapisserie de Beauvais,., 

(il sort.) 

SCENE IX. 
MONTGIROrï, ALICE. 

ALICE, après s'être assurée du départ de son père* 

Eh bien ! Monsieur Montgiron, qu*avez-vous à me dire ? 

MONTGIRON, se lovant et avec agitation. 

Que mon ami Rigaud est Lionel dlAiibray. 

ALICE. ' 

Lionel? 

MONTGIRON. 

Que Lionel d'Aubray est le jeune homme qui a voulu se 
tuer, et dont Thistoire tragique a excité votre gaieté. 

ALICE. 

Ah 1 j'en suis désolée ! 

MONTGIRON, dq môme. 

Et lui désespéré; car il vous aime à en perdre la tôle ; cl 
la persuasion où je Tai vu qu'il ne sera désormais, pour 
vous, qu'un objet de ridicule et de mépris me fait craindre... 

ALICE, arec effroi. 

Quoi donc? 

MONTGIRON. 

C'est absurde ! Ça n'a pas le sens commun ! C'est impossi- 



118 COlléDIES — DRAMES 

m I ■■!■ il ■ ■ '- .1 . , ■ . I . 

ble ! Surtout après ce qui est déjà arrivé... aussi je ne le 
crois pas. (Montrant nne lettre.) Et Cependant Cette lettre, qu'il 
me recommande de ne remettre que demain... pas avant... 

ALICE. 

Àhl c'est évident I Mais courez, monsieur, courez donc I... 

(Ùonel parait au fond.) G'est lui 1 

HONTGIRON. 

Lui 1 (a Lionel.) Tu as donc juré ma mort ? 

SCÈNE X. 
MONTGIRON, LIONEL, ALICE. 

LIONEL y à Hoptgiron. 

Je ne pouvais te parler tout à Theure... la baronne était 
là... mais je viens de la voir s'éloigner dans le parc avec 
Robertin. (Apereerant Alice.) Dieu 1 Mademoiselle Alice I (a part.) 
Comme elle est pâle... 

ALICE, s'efforcent d'être calme. 

Je sais tout, monsieur! 

LIONEL, bas à Montgiron. 

Tu as remis ma lettre?... 

MONTGIRON, la lui montrant. 

Pas encore. 

LIONEL, à part. 

Et alors... comment?... 

ALICE, s'adressent à Lionel, et avec émotion. 

Votre première faute, monsieur, commise en un moment 
de fièvre... ou plutôt de délire, pouvait à la rigueur... et 
quand on y réfléchissait bien, appeler sur elle la pitié, l'in- 
térêt... peut-être le pardon... 

LIONEL. 

Qu'entends-jc? 



FEU LIONKL li9 



.ALICE. 

Mais, lorsqu'au lieu de puiser dans une action pareille de 
salutaires leçons et un sincère repentir, lorsqu'au lieu de 
remercier Dieu qui vous a sauvé pour vous rendre meilleur, 
on ose de nouveau l'ofTenser et le braver... on est un mé- 
chant, un ingrat, on n*a plus d*excuse à offrir, ni de pardon 
à attendre. 

LIONEL, 

Que dites-vous? 

ALICE. 

Je dis que je ne sais pas feindre, et j'avouerai tout avec 
franchise. Soit regrets ou remords de ma légèreté, soit com- 
passion pour votre infortune, je me sentais disposée à tout 
oublier, à vous plaindre... peut- èlre plus!... cela ne me sem- 
blait plus impossible..^ 

XiIONEL, arec i«ie» 

Mademoiselle! 

ALICE* 

Mais à présent, monsieur, tout est fini : j'ignore les seûti*- 
ments que M. Montgiron peut conserver pour vous, mais celui 
que rien ne retient en ce monde, pas même la douleur que 
causera sa perte, celui qui, de gaieté de cœur, abandonne 
ses amis, n'est pas digne d'en avoir; et maintenant, mon- 
sieur, restez ou partez, agissez comme vous l'entendrez, 
vous en êtes le maître. 

LIONEL, è MoBtgiRHi* 

Ah! s'il en est ainsi... ma lettre... ma lettre... Lisez. 

MONTGIRON. 

Comment?... 

ALICE. 

Elle était pour moi? 

MONTGIRON. 

Oui... lisez... 



ilSO COMEDIES — DRAMES 



' ALICE. 

Moi, monsieur? 

MONTGIRON. 

Âhl vous ne Tosez pas... eh bien! ce sera moi... (ii oavr* 
la lettre et lit.] a Mademoiselle, je vous aime... je nVi qu*un 
c moyen de me réhabiliter à vos yeux, celui indiqué par 
f vous... je pars demain... je me fais soldat...' » (Aiunt à 
Lionel.) Ah! mou ami... 

LIONEL. 

Achève. * 

. MONTGIRON, continuant. 

« Accordez-moi le temps de laisser oublier cette ridicule 
« affaire, de me rendre digne de vous; et si je ne reviens 
€ pas, je laisse toute ma fortune à vous et à Montgiron. > 
Ah ! c*est moi qui n*ai pas le sens commun... tandis que toi 1.. . 
(a Alice.) Vous étes désarmée?... vous croyez cette fois à sa 
guérison? 

ALICE< 

- Non, messieurs. - 

LIONEL et MONTGIRON. 

Comment, mademoiselle? 

4 

ALICE. 

Permettez, je ne me laisse pas persuader aussi facilement. 

LIONEL. 

Ah ! quel témoignée, quelle preuve exigez-vous? 

ALICE* 

Ce que je veux... je vous le dirai... Silence! On vient. 



FEU LIONEL 121 



SCENE XI. 

LIONEL, ROBERTIN, MONTGIRON, BRÉMONTIER, 

ALICE. 

BRÉMONTIER, à Robertin qu'il précède. 

. Venez... venez... monsieur... 

MONTGIBON. 

Où allez- VOUS donc, mon patron?... 

BRÉUONTIER. 

Dans la bibliothèque... où je vais mettre ces pièces en 

ordre... (Montrant les papiers qu'il tient k la main.) et écrire SOUS 

la dictée de monsieur... un projet d*acte qui concilie tous les 
intérêts... 

ROBERTIN. 

Ga n*a pas été long. J'ai conduit cela à grandes guides... 
c*était une si belle affaire!... à présent surtout que nous som- 
mes tranquilles sur Lionel d'Âubray. • 

LIONEL. 

Vous croyez?... 

BOBERTIN. 

On n*a plus besoin, monsieur, de votre témoignage, ni de 
votre signature... on peut s'en passer, ainsi que de l'acte de 
notoriété... on a retrouvé le corps! 

MONTGIRON, LIONEL et ALICE, avec stupéfaction. 

Ahlbah!u. * 

BRÉMONTIER, montrant'les papiers qu'il tient à la main. 

C'est certain. Nous avons là le procès-verbal dressé et cer- 
tifié par le maire du village et son adjoint. 

ROBERTI.V. 

J'avais promis des récompenses énormes à qui le retrou- 
verait, et .c'est: lui... c'est bien lui! mon patuvre. cousin I Vous 



12S COMÉDIES — DRAMES 

comprenez que nous ferons bien les choses... un beau mo- 
nument... dont j*ai soumis le projet à madame la baronne... 
qui le trouve charmant... (a Brémontier.) Mais h&tons-nous... 
voici rheure du chemin de fer, et mes amis de Paris.. . 

LIONEL, arec émotion. 

Vont arriver... 

ROBERTIN. 

En costumes... pour la chasse où je les ai invités. Yenez- 
vous nous aider, Montgiron? 

MONTGIRON. 

A Finslant. 

(Brémontier et Bobertin entrent dans la bibliotkèqne d droite. Montgiron 
fait qndqnet pas pour les sairre et s'arrête.) 



SCENE XU. 
UONEL, ALICE, MONTGIRON. 

ALICE, s'adressent A Lionel qui a fait un pas Tors la porte. 

Restez ! vous craignez la vue de ces messieurs... vous crai- 
gnez leurs railleries I 

LIONEL. 

Je ne crains plus rien maintenant. 

ALICE. 

Et cependant vous évitez leur présence. 

LIONEL. 

J*allais au-devant d'eux! 

lH>NT6IRON. 

Et pourquoi? 

LIOHEL. 

Pourquoi?... Cela me regarde... j'ai mon projet. 



FKU LIONfiL 123 



ALICE. 

Et moi, monsieur, j*ai le mien. H y a pour ud homme un 
courage, le plus rare de tous, celui de savoir, quand il le 
faut, braver le ridicule. Madame la baronne et ces messieurs 
vont venir... vous supporterez tranquillement, bravement 
leurs plaisanteries, qu'après tout vous avez méritées. 

LIONEL. 

Et, si je vous obéissais, mademoiselle, vous seriez plus tard 
la première à m'en punir par votre mépris!... Celui qui as 
pire à Thonneur d'être votre mari ne doit souffrir de per 
sonne ni regards, ni rires insultants. 

(u fait nn pRB pour sortir.) 
ALICE. 

Monsieur... c'est la seule preuve d'amour que j'exige de 
vous ; mais je l'exige, ou tout est fîni entre nous... 

(Uonel s'arrête et parait Indécis.) 
HONTGiaON. 

Eh bien! que décides-tu? 

LIONEL, areo résolution* 

Qu'ils viennent! qu'ils osent rire, et nous verrons I 

(il s*assied à droite près de la table.) 
MONTGIRON, de même. 

Tout est perdu! Comment les empêcher... eux de rire... 
et lai de se fâcher ?... Les voici ! 



SCENE XIII, 

MONTGIRON, plusieurs amis de Robertin, EDGARD, LA 
BARONNE, LIONEL assis, ALICE, puis ROBERTIN. 

LA baronne, entrant du fond, aux jeunes gens. 

Entrez, messieurs... puisque c'est moi qui fais les hon- 
neurs... 



124 COMÉDIES — DRAMES 

EDGARD. 

£h! OÙ est donc ce cher Robertin? 

LA BARONNE. 

Il VOUS attend dans la bibliothèque, et sera ravi de votre 
arrivée. 

ROBERTIN, paraissant à la porte de droite. 

Ëh! les voilà, ces chers amis ! fidèles à leur promesse. 

EDGARD. 

Nous venions pour une partie de chasse... 

ROBERTIN. 

Et vous serez venus pour une noce... la mienne... oui, 

messieurs, la mienne... (Prenant la baronne parla main et descendant 

le théâtre.) J'ai Thonneur de' vous faire part de mon mariage 
avec madame la baronne d*Erlac, et, en même temps, du 
décès trop bien reconnu et prouvé maintenant de mon ex- 
cellent cousin, Lionel d^Aubray... que vous connaissiez tous... 

' EDGARD. 

Ce pauvre Lionel! je crois le voir encore! 

(Lionel est toujours asffis A droite et toorne le dos à tout le monde. — 
Brémontier entre par la droite et s'arrête devant La table où est Lîonol.) 



SCENE XIV. 
Les mêmes ; BRÉMONTIER. 

BRÉMOF^TIER, un papier A la main. 

Voici le projet de contrat. 

LA BARONNE. 

Voyons... (Lionel se 1ère, prend le contrat des mains de Brémontier et 
le présente A la baronnef qui jette un cri en reconnaissant Lionel.) Âll ! 

ROBERTIN. 

Qu'avez-vous donc, baronne? 



PEU LIONEL 125 



EDGARD, reconnaisMnt Lionel. 

ciel! 

ROBBRTIN. 

Et vous aussi?... 

« BIIÉMONTIER. 

Ah I mon Dieu ! je n'ai jamais vu de contrat produire un 
effet semblable. 

LA BARONNE, avec terreaE« 

Lionel d'Aubrayl 

TOUS LES JEUNES GENS. 

D'Aubrayl 

ROBERTIN, à la baronne. 

Qu'eslrce que cela signifie? 

' EDGARD. 

Que c'est luil 

LA BARONNE, à voix bosse à Robertin. 

C'est bien lui I 

TOUS LES JEUNES GENS. 

£h oui! C'est lui! 

ROBERTIN, riant. 

Ce n'est pas possible!... nous avons là le procès-verbal de 
déc^s... 

BRÉMONTIER. 

Signé par le maire et par son adjoint! 

TOUS, riant. 

Ahlahlahlahl 

LIONEL, faisant an* pas en arant et les regardant en face. 

Oui, messieurs, c'est moi, qui existe encore;.. 

EDGARD, riant. 

Et nos billets de faire part... 

TOUS LES JEUNES GENS, riant. 

Ah!ah!ahlah! . 



126 GOMEOieS — DRAMES 



MON-^GIHON, à part* 

amitié, inspire-moi I 

LA BARONNE. 

Gomment cela se fait-il ? 

ED6ARD. « 

Oui, comment cela se fait-il? . 

IIONTGIRON. 

Je vais vous le dire : mais, auparavant, vous êtes témoins... 
tous témoins que j'ai gagné... et vous l'attesterez au besoin, 

(Allant rers Lionel et le désignant.) OOntfe lui 1 

LIOiNEL. 

Contre moi I 

MONTGIROV, 

Oui, messieurs, voyant mon ami Lionel épris d*amour pour 
madame la baronne, prêt à Tépouser, alors qu'il croyait à sa 
tendresse constante, inaltérable, éternelle. .. j'ai parié avec 
lui... que trois mois après sa mort il serait complètement ou- 
blié, et qu'il aurait même un successeur, (voyant la baronne qui 

veut prendre la parole.) Attendez : uu mois à peine s'est éciQiulé 
depuis le bruit de son trépas, habilement répandu par moi... 
et déjà madame la baronne... avait fait un autre choix, v^us 

l'avez vu... (Noareau geste de la baronne.) Elle pliait signer Un 

contrat de mariage; le voici... j'ai gagné I Vous en êtes té- 
moins. 

TOUS LES JEUNES GENS. 

C'est vrai! 

LI07<EL, stupéfait. 

Comment !..« mon ami... 

MONTGIBON, «toc force. 

J'ai gagné... paye-moi! 

LIONEL, à Toix batte. 

Ah! Jamais je ne pourrai m'acquitter envers toi... 



FEU LIONBi* 127 



IfONTGIRON, à demi-Toix, à Lionel et à Alice. 

Je in*en vante... plus de railleries possibles... Le torrent, 
arrêté par moi dans son cours, s'est détourné sur lui et sur 
eUe... 

(n désigne Robertin et la baronne qai discutent depnis nn moment. ) 
ED6ARD et LES JEUNES GENS^ riant. 

Ah! ah! ah! 

MONTGIRON. 

Re^rde plutôt ! 

ROBERTIN. 

Comment, baronne, vous n'êtes pas fidèle? 

LA BARONNE. 

Gomment, monsieur Robertin, vous n*étes pas héritier?... 
r Riant.) Mai3 VOUS perdez par là cent pour cent de votre mé- 
rite. 

TOUS LES JEUNES GENS, rianu 

Ah! ah! ahl ahl 

ROBERTIN, à Edgord. 

Couronné!... Je suis couronné... c'est-à-dire, j'ai failli 
l'être... Mauvaise affaire I 

LA BARONNE. 

Pas pour moi... j'ai toujours eu du bonheur!... Merci, 
monsieur Montgiron. 

BRÉMONTIER, passant entre Montgiron et Alice. 

Et décidément, qui achète ma charge? 

MONTGIRON. 

Moi. 

BRÉMONTIER. 

Et qui la paye? 

LIONEL. 

Moi. 



128 COMéPIBS '. — DRAMES 



BRÉMONTIER, à Alice. 

De sorte que mon successeur,.. 

AUGB, montrant Hontgiron. 

C'est lui... 

BRÉMONTIER, à sa fille. 

Et mon gendre... 

ALICE, montrant Lionel. 

C'est lui. ... 

BRÉMONTIER, stupéfait. " 

Ah I bah! 

• LIONEL, ALICE et MONTOIROK. 

Chut! 

BRÉNONTIER. 

Je n'ai jamais rien vu de pareil. 

HONTGIRON. 

Je le crois bien... C'est que, pour voir, il faut vivre. 

LIONEL, prenant la main d'Alice. . 

Oh! oui. 

MONTGIRON. 

Et qui vivra, verra! . . 




LES DOIGTS DE FÉE 



-_ # 



COMEDIE EN CINQ ACTES 



EN SOCIÉTÉ AVEC M. LtGOavÉ. 



9 T % 



Théâtre - Français. — 29 Mars 1858. 



» • • 



• • 



• • • 



PERSONNAGES. 



ACTEURS. 



LE COMTE DE LBSNEYEN . 

TRISTAN, sonQls 

RICHARD DE KERBRIAND 

gentilhomme breton 

LE DUC DEPENN-HAR . . . 
VK JEUNE HOMME, secrétaire 

d'une société . 

PIERRE, domestique du comte de 

Lesneren. 
UN VALET 



MM. MiRBCOVR. 

Dela,unay. 

GOT. 

Lbroox. 

DSLILLE. 

Trohchet. 
Kasqdillier. 



COMTESSE DOUAIRIERE 
DE LESNEVEN 

BERTHE, sa petito-fiile 

HÉLÈNE, sa nièce 

LA MARQUISE DE MENNE- 
VILLE 

Mm» DE BERNT 

JOSÉPHINE, femme de chambre 
de la marquise. » 

CORINNE 

ESTHER, demoiselle de magasin. . 



M«es. JovASSiN. 

éuilib 1)0b0is. 
Madeleine Brouak. 

FiGSAG. 

Édile Riquer. 

Emma Fleurt.' 

Valérie. 

CÀstelly. 



Au château de Lesnevea, près Vannes, en Bretagne, aux deux premiers acles, 

A Paris, aux trois derniers actes. 



LES DOIGTS DE FÉE 



ACTE PREMIER 



•lion dani le ctiltaaa da LeiDafcn: parle an fond, dam portai laU. 



SCENE PREMIERE. 

LE COUTE, i gimh*, *»i* d«r«it <uibgr»a <l éainaU PIEBBE, 
Foi. ..» JEUNE HOMME. 

LE lEDNG HOUKE, tstrant. 

M, le comte de Lesneven est-il chez luiî 

PIEUBB. 

Le voici, monsieur. 

LE IEVUE HOinie, » comta. 

Le secrétaire de la grande Société de défrichement da 
MorWhan. 

(n<m Mrt.) 

LB COMTE. 

Ahl Monsieur, je vous attendais I 



Idâ GOMÉDIKS ' — DRAMES 



LE JEUNE HOMME. 

Âurais-je eu le malheur de faire attendre mon'^ieur le 
comte?... . 

LE COMTE. 

Non! il a'est que l'heure! Vous m'apportez sans donle 
les papiers. 

LE JEUNE HOMME. 

Oui, monsieur le comte... (liront de« papiers.) Voici d'abord 
le reçu du premier versement. 

LE COMTE. 

C'est bon ! Avez-vous vu mon notaire, à Vannes, pour le 
reste? 

LE JEUNE HOMME. 

Le notaire a. trouvé sur les fermes de monsieur le comte 
un prêt de quatre cent mille francs qui nous seront remis, ' 
sur les ordres de monsieur le comte, dans le courant de 
Tannée. 

LE COMTE. 

C'est bien! Et l'acte de société? et le prospectus? et le... 

LE JEUNE HOMME, tirant des papiers. 

Les voici. - „ 

LE COMTE, prenant le prospectus et lisant. 

« Société pour le défrichement... > 

LE JEUNE HOMME, lui. montrant le haut de l'affiche» 

Comme monsieur le comte Ta désiré, j'ai fait inscrire le 
nom de monsieur le comte en tête, tout seul, à trois cca- 

é 

timètres de distance du second nom. 

LE COMTE. 

Oh! mon Dieu, ce n est pas pour moi... je n'y attache 
personnellement aucune importance!... Mais c'est pour la 

Société... (il se lève en regardant le prospectus.) 11 TUe semble que 

les lettres de mon nom sont un peu petites. 



LES DOIGTS DE FÉE 133 



LE JEUNE HOMME. 

Elles sont d'un tiers plus grosses que celles du vice-pré- 
sident. 

LE COMTE. 

Un tiers?... Vraiment?... Eh bien! je crois que moitié 
ferait mieux I 

LE JEUNE flOMME. 

Ces messieurs seront trop heureux... 

LÉ COMTE. 

• Oh! mon Dieu, ce n'est pas pour moi; c'est pour la So- 
ciété... 

LE JEUNE HOMME. 

Les faits donnent raison à monsieur le comte. 

LE COMTE. 

Les faits?... 

LE JEUNE HOMME. 

Le seul nom dé monsieur le comte mis sur le prospeclus 
a déjà fait monter les actions de cinquante francs. 

LE COMTE. 

En vérité I... Je ne vous dirai pas que j'en suis surpris, 
mais j'en suis bien aise. 

SCÈNE IL 
LA COMTESSE, LE JEUNE HOMME, LE COMTE. 

LE COMTE, apercevant la comtesse qui entre. 

Ah ! ma mère!., (a u comtesse.) M. le secrétaire de la So- : 
ciété de défrichement du Morbihan, (au jeune homme.) J'aurai 
le plaisir de vous revoir demain, monsieur. 

. LE JEUNE HOMME, saluant* 

Madame la comtesse... monsieur lé comte... 
I. -. viu. 8 



lt)l CO&IÉDIKS ^- DRAMES 

SCÈNE m. 

LA COMTESSE, LE COMTE. 

LA COMTESSE. 

C'en est donc fait ! vous voilà donc embourbé dans Tin- 
dustrie ! 

LE COMTE. 

£ûOutcz-moi, ma m.^re, et raisonnons. 

LA COMTESSE. 

Soit, mon fils! 

LE COMTE. 

Notre famille est une des premières du Morbihan... 

LA COMTESSE. 

La première, monsieur le comte. 

LE COMTIS. 

Je le sais bien, ma mère ; mais écoutez-moi : notre dé- 
pense est grande en ce moment. Je ne vous parle pas 
des frais occasionnés par* la présence de votre petite-iilic 

Bérihe... 

LA COMTESSE. 

Ma chère petite-fille, à qui son tuteur, son oncle paternel, 
permet à peine de venir passer l'automne avec nous. 

LE COMTE. 

De plus, nous avons ici, toute Tannée, auprès de nous 
Hélène, votre nièce, recueillie par nous, il y a trois ans; ce 
qui sans doute était fort généreux, mais ce qui n'était guère 
raisonnable. 

LA COMTESSE. 

Hélène descend de la branche aînée, aujourd'hui éteinte. 
Hélène, fille du duc mon fr^re, était orpheline, sans for- 
tune, je ne pouvais agir autremenf. . 



LES DOIGTS DE FKE 1S5 

- - ' ■ ■ — *— 

LE COMTE. 

Nous reparlerons de cela plus tard. Enfin, j'ai à Paris, où 
il me mange beaucoup d'argent, votre autre préféré, mon 
cher fils Tristan ; et en réunissant tout cela ensemble, nièce 
et -petite-fille, générosités et devoirs, nous arrivons à dé- 
penser, chaque année, dix mille francs de plus que notre 
revenu. Il ne serait donc pas sage de laisser échapper Toc- 
casion de le décupler» 

LA COMTESSE. 

Décupler! décupler! " 

LE COUTR, appuyant. 

Dé... eu... pler! Taffairc est magnifique et immanquable! 
notre compagnie... 

LA COMTESSE. 

Mon fils dans une compagnie ! 

LE COMTE. 

Notre compagnie, grâce à un vaste système de drainage... 

LA COMTESSE. 

Drainage ! qu'est-ce que c'est encore que celui-là ? il faut 
qu'il se fourre des parvenus partout, même dans le diction- 
naire! Enfin!... 

LE COMTE. 

Grâce aussi à une grande exploitation de pierres meu- 
lières... 

LA COMTESSE. 

Bon!... vous voilà casseur de pierres,' maintenant... 

LE COMTE. 

Mais, ma mère... 

LA COMTESSE. 

Mais, mon fils, c'est déroger à votre titre, à votre nom ! 

LE COMTE. 

Déroger!... au contraire ! c'est constater notre supériorité! 
Ce siècle, qui prétend que la noblesse n'existe pas, ne peut 



136 COMEDIES — DRAMES 

rien faire sans elle 1 II faut que tous les grands banquiers 
Tiennent à nous, pour que le public vienne à eux! Aussi, si 
•vous voyiez comme leurs millions sont chapeau bas devant 
notre rang! Us m'ont nommé, à l'unanimité, président 
du conseil de surveillance, président du conseil de per- 
fectionnement; j*ai cent actions hors part^ et tout ccla^ 
J)ien entendu, à la condition, formellement exprimée par 
eux, que je ne me mêlerais de rien, que je ne ferais 
rien... 

LA COMTESSE. 

Ah! si vous ne faites rien, c'est différent! 

LE COMTE. 

Que toucher les dividendes... et recevoir mes chers collè- 
gues à dîner, pour les flatter... N'oubliez pas qu'ils viennent 
lundi. 



Lundi ? 



Voilà la liste. 



L^ COMTESSE. 



. LE COMTE, 



LA COMTESSE, lisant. 

Neuf convives! C'est un de trop!... Mon grand service de 
vaisselle plate n'est que de douze personnes. 

LE COMTfS. 

Eh bien! Neuf et nous trois? 

LA COMTESSE. 

Nous trois 1 Et Hélène?... 

LE COMTE. 

Ah! c'est vrai, j'oubliais Hélène! Quelle contrariété!... 
Mais, j'y pense, nou3 prierons Hélène de dîner dans sa 
chambre... elle est si bonne! si charmante de caractère I 
cela ira tout seul! Nous retiendrons à coucher le vice-prési- 
dent, vous lui donnerez le pavillon d'honneur. * 



LES DOIGTS DE FÉe 137 

LA COMTESSE. 

Le pavillon d'honneur 1 L'appartementt de Tristan, votre 
fils, que nous attendons d*un jour à l'autre. .• 

LE COMTE. 

G*est juste... Eh bien! alors, la chambre verte. 

LA COMTESSE. 

La chambre verte!.., c'est impossible... c'est la chambre 
d'Hélène. 

LE COMTE. 

Hélène!... ahl... c'est vraiment insupportable! car j'ai de 
fortes raisons pour désirer... Mais au fait, rien de plus 
simple! on fera établir un litpour Hélène* dans votre cabinet 
de toilette, dans l'antichambre, n'importe où!... Elle est si 
bonne! cela ne souffrira pas de difticultésl... Ainsi, voilà 
qui est convenu, je vais aller jusqu'à Vannes voir si le coujr- 
rier est arrivé. 

■ LA CQMTESSE. 

. N'oubliez pas,. auparavant, de me donner les trois. cqnts 
francs que je vous ai demandés. '. ,-k 

LE COMTE. i . » 

Trois cents francs!... c'est que je dois faire un versement 
'En avez-vous absolument besoin ? . ^ ' 

LA COMTESSE. ' ' 

C'est pour la pension d'Hélène. , ' .' 

» . ' ' ■ . '■ 

LE COMTE. 

Hélène! encore Hélène!... Mais à quoi bon, ma mère, 
faire une pension à Hélène?... 

LA COMTESSE. '*'• ^ 

Nous sommes convenus de lui allouer chaque année' ùnè 
petite somme pour sa toilette. ..;:.; 

LE COMTE. 

. Eh bien ! Nous avons eu tort ! ou plutôt le vrai tort, c'est^.l 
comme je vous l'ai dit il y a Jrois ans, et comme je m êii 

8. 



id8 COMÉDIES — DRAMES 

convaincs chaque jour davantage.. . le vrai tort c'est de l'avoir 
éprise avec nous... de nous en être chargés! (Moarement de u 
comtesse qui se lère.) Mou Dieu ! ma mère !... Secourir les gens 
de temps en temps, à intervalles un peu éloignés, c'est bien! 
c'est très-bien ! mais les bienfaits chroniques sont odieux ! 
Ainsi cette petite somme est sans doute fort peu de chose, 
mais par cela seul qu'elle revient toujours, et toujours à 
époque fixe, comme une dette... elle vous agace, elle vous 
irrite, et celle à qui il faut la donner finit par vous faire 
l'effet d'une lettre de change vivante. 

LA COMTESSE, se leyant. 

Mais, mon fils !.%• Pourtant!... 

LE COMTE. 

Oh ! ce n'est pas romanesque, j'en conviens, mais c'est 
Vf ai ! ou plutôt c'est juste, et naturel I Le toit de famille est 
fait pour abriter la famille, c'est-à-dire le père, îa mère et 
les enfants : hors de là, rien... on ne partage pas son chez 
Hoi ! et cette personne, à demi étrangère, qui est toujours 
là, qu'il faut faire entrer dans toutes ses dispositions, pour 
qui il faut déranger tous ses arrangements, à qui il faut 
réserver sa place partout, à table, en voiture, au spectacle, 
en voyage... celte personne, fût-elle charmante comme Hé- 
lène, devient à la longue une gêne, un fardeau... Convenez- 
en, ma mère, il en est ainsi même pour vous ! j'ai vingt 
fois observé que la vue d'Hélène vous causait une impatience, 
une irritation!... 

LA COMTESSE. 

Qui partaient chez moi d'un sentiment tout différent du 
vôtre... mon fils... Hélène n'est que ma nièce, après tout, 
tandis que Berthe est ma petite-fille ! Eh bien ! même ici, 
Berthe est éclipsée par elle I J'ai beau parer Berihe des plus 
élégantes toilettes, dès qu'Hélène paraît avec sa petite robe 
9e moulsseline et un bout de ruban dans les cheveux... Berthe 
ïke compte plus, on ne la regarde plus... 



LES DOIGTS DE FÉE 139 



LE COMTE. 

Silence!... c'est elle! 



SCENE IV. 

Les mêmes ^ BERTHE,. entrant en courant et tenant des papiere à la 

main* 

BERTHB. 

Voici le courrier, 

LE COMTE, se levant. 

DoQpe ! donne I 

BERTHE. 

N'est-ce pas admirable de penser qu'ici, à un quart de 
lieue de Vannes, à plus de cent lieues de Paris, on reçoit 
ses lettres en quelques heures 1 

LA COMTESSE. 

Grâce à vos incomparables chemins de fer. 

BERTHE. 

Comment, grand'môre I vous ne pardonnez rien à notre 
siècle 1 pas même ses chemins de fer I 

LE COMTE, à Berthe. 

Tiens, Berthe, ton journal... 

LA COMTESSE. 

Un journal pour des petites filles! 

BERTHE. 

C'est le Magasin des demoiselles,.. 

LA COMTESSE. 

Eh bien I Laisse-le aux demoiselles de magasin. 

BERTHE. 

Àh! ingrate grand'mère ! Vous ne savez donc pas qu'il 
donne des points de tricot charmants? 



140 :G0UÉDfE9 — DRAlVIBS 



LA COMTESSE. 

Ah I s'il parle de tricot... cela- plaido pour lui.., mais 
n'importe... je ne puis m'accoutumer à l'idée... (Apercevant un 
journal.) Qu'est-ce quo cela? 

* BERTHE. 

On abonnement de musique que j'ai pris pour ma chère 
cousine Hélène. 

LA GOUTESSE. 

« 

Pour Hélène !... Écoute, mon enfant, que toi, Berthe de 
Plocrmel, unique héritièVe d'une fortune considérable, tu 
t'abonnes à des journaux de musique et de tricot, je ne m'y 
oppose pas, mais Hélène est' pauvre., i 

BERTHE. • 

D'abord, Hélène n'estpas pauvre, puisque je suis riche!... 
* et que je lui donnerai une dot, 

LA COMTESSE. 

Si M. de Ploërmel, ton tuteur, y consent. 

BERTIIE. 

Eh bien ! quand je serai majeure ! quand je serai mariée ! 

LA COMTESSE. 

Si ton mari le permet, et voilà des si et des quand qui 
peuvent changer bien des choses ; or, je te le répète, Hélène 
est pauvre, ses occupations doivent donc être sérieuses 
comme son sort, et je te gronderai..* ' 

BERTHE. 

Ah! c'est ainsi!... eh bien, je vais vous gronder aussi, 

moi... (Elle s'assied sur un tabouret aux pieds de la comtesse.) YOUS 

ne direz pa3 que c'est une idée nouvelle, celle-là, car de 

tous temps les petites-fillés ont grondé leur grand'mère... 

♦ " » . .. . 

LA COMTESSE. 

Oh! Par exemple (... 

BERTHE, ae releyont. 

Écoutez-moi, madame!.,. Et, d'abord, pourquoi vous 
donnez-vous des airs de méchante quand vous êtes si bonne? 



■LES DOIGTS -DE FÉE 441 

(Mourement de la comtesse.) Oli 1 je VOUS connais ! je ne parie 
pas pour moi... vous me gâtez d'une manière scandaleuse, 
c'est connu... mais cette Hélène pour' qui vous faites la sc- 
vère... qui est-ce qui la recueillit quand elle fut orpheline ?... 
qui est-ce qui faima pendant trois ans?... quand je dis 
trois ans, je me trompe... car depuis' quelque temps je né 
vous reconnais plus. 

LA COMTESSE, troublée. 

Comment?.,, 

BERTHE. 

Oui, madame!... et ce sera le second point de mon ser- 
mon ; depuis mon voyagé de cette année, vous n'êtes plus 
*lâ même pour Hélène... vous lui parlez d'une voix sévère, 
presque dure..* et Dieu sait si elle le mérite I... Ce joli 
"bonnet qui vous rend si gentille..; qui vous Ta fait? n'est-ce 
pas Hélène?... et cette couronne de fleurs qui m'all'ait si 
bien au démiei* bal, et dont vous étiez si fière, qui l'avait 
inventée ? n'est-ce pas Hélène ?... et la toqué de velours de 
mon oncle,' et jusqu'au gilet qu'elle lui brode en ce moment, 
car on brode encore des gilets en Bretagne, tous ces riens 
charmants sont autant de petits chefs-d*œuvre, des mer- 
veilles qu'Hélène, sans y attacher d'importance, crée chaque 
jour, comme par un art magique... Aussi... aussi M. Ri- 
chard de Kerbriand, notre voisin de campagne, me disait 
hier qu'elle avait des doigts de fée... et il avait raison 
M. Richard. . 

LE COMTE, qui yient d'ouTiir une lettre. 

t 

Réjouissez-vous ! Tristan nous arrive. *-- 

LA COMTESSE. 

Mon petit-fîls!... «• 

. LE COMTE. 

Aujourd'hui même. 

LA COMTESSE. . . 

Quelle joie!... Ma petite Berthe... ma petite Berthe, va 
dire à Victoire de préparer le grand pavillon. r 



14S COIIÉDIÊS -» DRAMES 

BERTHE, gaiement. 

Oh! je sais bienl... Le pavillon d'honneur, car il n'y a 
rien de trop beau pour M. le vicomte Tristan de Lesneven ! 
le représentant du nom ! oh ! devant lui... les pauvres filles 
ne comptent guère... 

LA COMTESSE, l'embrassant. 

Mais au contraire, enfant, je n'ai jamais tant pensé à toi 
qu^en ce moment... (Honrement de Berthe.) Jc m'euteuds : 
cours avertir Victoire... et ensuite, ajoute uA ruban à ton 
corsage, une fleur à tes cheveux. 

BERTHE. 

Autrement dit... sois coquette comme ta grand'mèrc!... 
Non, madame!... de votre temps cela se passait peut-Otre 
ainsi... mais aujourd'hui, nous ne nous compromettons plus 
pour les jeunes gens ! non !... non I... pas de fleur 1 pas de 
ruban... Ah bien! voilà de jolies leçons!... non, madame! 
non, madame I 

(Elle sort.) 



SCENE V. 
LE COMTE, LA COMTESSE. 

LA GOUTESSE, allant s'asseoir à droite. 

Elle est délicieuse !... et Tristan et elle feront bien le plus 
joli couple!,.» 

LE COMTE. 

Oui... si leur mariage se fait I 

LA COMTESSE. 

Comment! S'il se fait?... Je veux qu'il se fasse! C'est 
mon seul rêve. 

LE COMTE.. 

fit le mien aussi... 



LES DOIQTS DE FSp 143 

^1^1^— i— I ■■■■■■ ■ ■^■■■M — - ■ »■! ■■-■■■■■■■ I ■ ■ I ■ ■ ^»— ^— ^1^ ^— — — ^«^I^^^^Bai^^^^^^^g^^^p 

LA COKTESS^.. 

Ce mariage rçnd à notre maison tout son éclat, en réu- 
nissant les deux branches. 

LÉ COMTE. 

Je le sais bien... mais ce mariage ne se fera pas... du 
moins... si Hélène reste ici ! 

LA COMTESSE, se leTant. 

Gomment! croyez-vous Hélène capable?... 

LE COMTE. 

Hélène n*est capable de rien de mal ; mais... son charme, 
ses talents, son caractère... c'est différent : ils sont capa- 
bles de tout, et surtout de rendre Tristan très-amoureux I 

LA COMTESSE. 

Mais cependant, Berthe est jolie comme un ange ! 

LE COMTE. 

Et Hélène aussi ! 

LA COMTESSE. 

« 

Berlhe a seize ans ! 

LE GOMT^. 

Et Hélène vingt-deux I 

LA COMTESSE; 

Eh bien ? 

LE COMTE. 

Eh bienl eh bien!... les très-jeunes gens n'aiment pas 
les très-jeunes filles. Tristan était déjà à moitié amoureux 
d'Hélène il y a six mois... il le deviendra tout à fait à ce 
voyage-ci... 

(n se lère.) 
LA COMTESSE. 

Et adieu tous nos rèvcs! 

LE COMTE. 

Oui, si je n*avais trouvé un remède à ce mal 1 



144 càïlEDiEs — 'drames 

LÀ COMTESSE. 

' Qttei eét-il? 

LE COMTE. 

Il faut s'enlr'aider dans les familles. Hélène a d*autrcs 
pareiits plus riches que nous, et mon sentiment serait de 
leur proposer, non pas de Tadopter pendant trois' ans, 
comme nous Tavonô fait si généreusement, mais de s'en 
charger à tour de rôle. Elle irait trois mois chez Vuh, six mois 
chez Taulre. Sa vie sera trôs-agréable, bien plus agréable 
qu'elle ne Test ici : aller sans cesse de château en château ; 
changer presque chaque mois de lieux, de plaisirs, d'amitiés; 
ce sera charmant pouj: «Ile et pour ses hôtes I... car, je le 
dis comme je le pense, c'est un vrai cadeau que nous fai- 
sons là à nos parents. Hélène a un caractère délicieux... 
elle jette beaucoup de gaieté dans un intérieur... . 

LA COMTESSE, gfaVement. 

Eh bien ! moi, j'ai depuis quelque temps une autre idée. 

LE COMTE. ' 

Laquelle ? 

LA COMTESSE; 

Berthe nous parlait tout à l'heure de notre jeune voisin... 
M. Richard de Kerbriand... 

LE COMTE. 

Qui est de bonne noblesse. 

LA COMTESSE. • 

Pauvre et fier, il me rappelle toujours sir Edgard de Ra- 
wenswood, de Wàlter Scott. 

LE COMTE. 

Excepté qde sir Edgard parlait couramment, et celui-ci... 
un gentilhomme bègue !... 

LA COMTESSE. 

D'abord, il n'est pas bègue... c'est un hommç timide,. qui 
bégaye parfois, quand quelque pensée, quelque sentimenl 



L Ea- • I>îO I.G.T ^. : p H ; »• É Ç ,'<^45 



le trouble ou rémeut.../cç Q*^st;pas sa Tangue qui bégaye* 
c*est sa tôle ou son cœur. 



'■■■:\ 



LB COMTE. 

• EU biôUï aprù9 ? 

LA.GOMTSSSB. 

£h bien! Richard^ dont- le père était noire ami,. a élé 
élevé ici, en Qretagne, avec Hélène, avec Borlhe, avec notre 
fils Tristan... il professe pour Hélène un dévouement, une 
admiration qui deviendraient aisément.., 

UN DC^ESTIQUB, annonçant. 

Monsieur Richard de Kerbriand 1 . t 

• • ~. . ;. .. ^ 

LS COMTEj «liant au^d^vant de loi. 

Le voilà, ce cher voisin... . , 

,• ..SCÈNE VI. 

'* ' * * ^ * . . 

LE COMTE, RICHARD, LA COMTESSE. 

LA <iOMTESSE. 

Nous parlions de vous, mon cher monsieur Richard ! 

... ' . RICHARD, bégajrant. . 

Madame la comtesse... ^ ' 

M COMTESSE. 

Et d*où venez-vous donc,, pour nous arriver de si bonne 
heure ? 

' RICHARD. 

De chez notre nouveau soùs-préfet; qui. m'avait ioTÎté à 
déjeuner. 

LE COMTE. 

Un*est donc pas si avare qu'on' l^di^?.;. i^ reçoit donc?... 

• RICHARD. < ;. ;'; 

A merveille... on troi^vQ chez /lui... de tout... excepté ù 
déjeuner... aussi, je suis sorti de lable#». - 

ScRiDi. — Œuvres complèlea. l" Série. — S»»» Vol. — J 



i46 COMBDIKS — DRAHEB 

LB boums. 

Avec satisfaction ? 

RICHARD. 

Avec appétit! Et comme il me disait : Vous le voyez, 
c'est sans façon ; nous recoitimencerons quand vous le vou- 
drez... je lui ai répondu : Tout... tout... out de suite. 

L\ COMTESSE, msîm prftt a« I« table* 

Asseyez-vous donc... il y a bien longtemps, monsieur Ri- 
chard , qu'on ne vous a vu? 

RICHARD. 

Biais... avant-hier... 

LA GOMtSSSB. 

Le temps nous paraît long, 

RICHARD. 

A moi... de même... Aussi, vous le voyez, je me suis 
arrêté chez* vous en allant au ch&teau de Trémazan. 

LE COMTE. 

Chez madame de Trémazan, notre cousine... qui a, dil- 
on, grand monde en ce moment... du monde de Paris? 

RICHARD.' 

Des amis... à moi... avec qui je serai heureux de passer 
la soirée. 

LA COMTESSE. 

Nous réclamons la journée dé demain ! 

LE COMTE. 

Polir iious...6t pour mon fils Tristan... que nous atten- 
dons. 

RICHARD. 

C'est trop de bontés ! J'accepte, mes chers voisins... j'ac- 
cepte avec d'autant plus de plaisir que je pars... 

LA COMTÊSSfi. 

Vous quittez la Bretagne ? 



' LM^ DOIGTS DK FH« Ail 

RrCHARD. 

Oui! 

LB COMTE. 

Votre domaine de Kerbriand ? 

RICHARD. 

Oui 1 

LA COMTESSE. 

£t OÙ allez-vous?... dans quel pays?... 

RICUARD. 

Je n*en sais rien encore. 

LE COMTE. 

Chercher fortune, sans doute ? 

RICHARD. 

, A quoi bon?... Quand on en a assez pour soi... 

LA COMTESSE. 

Pour vous, d'accord... mais vous pouvez vous marier... 

RICHARD. 

Moi! un bègue!... C'est tout au plus si, devant M. le 
maire... il peut dire... oui 1 

LA COMTESSE. 

Allons donc!... 

LE COMTE. 

Vous plaisantez 1 

RICHARD. 

Non vraiment... et avant*hier encore, en racontant à ma- 
demoiselle Hélène... pourquoi j'étais décidé à ne jamais me 
marier... 

LA COMTESSE, •tupéfdte. 

Quoi I... Vous disiez à Hélène... 

RICHARD. 

Ehl mon Dieu! Je lui disais... 



148 GOUBDISa ^^ DRA.1IB3 



SCENE VU. 

Les mêues ; BERTUË, puû TaiSTÀN. 

BERTUE, en dehors. 

Le voilai le voilai 

RICHARD, à part. 

Mademoiselle Berthe I * 

BERTHE, entrant. 

Le voilà ! Le beau Tristan de Léonnais ! 

(La comtesse se lève et ya au-dcrant de Tristan.} 
TRISTAN, entrant tirement et les embrassant tous. 

Mon père 1... Grand'mèrel Ma petite cousine!... Mon eher 
Richard 1 Que j'ai de plaisir à vous revoir! Ah! que c'est bon 

de.se retrouver ici ! (Le comte et la comtesse l'emlbrwent.) OÙ est 

donc Hélène? 

LA COMTESSE, avec humeur. 

Elle va venir ! 

LE COMTE, bas k sa mère et lui montrant Richard. 

Vous pouvez renoncer, je crois, à vos idées... 

LA COMTESSE, de même. 

C'est déjà fait! 

TRISTAN, pendant 'ce temps, causant arec Berthe. 

-■ Hélène a-t-elle fait comme toi, petite cousine ? Depuis six 
'mois, est-elle devenue encore plus jolie ? 






BERTHE 



I» 



Plus jolie que mdil... Ah 1 je le crois bien, et sa voix, cl 
ses talents... 

LA COMTESSE, bas an comte. 

Boni Voilà qu'elle va la vanter. 



UHB: J>Otl G.T8 rDB' rélC ;: lift 



BEBTIl^. ^ 

fille a appris en un:Tnoîs à peindre les: fleurs..', elle a appris 
aies faire.: 

LE COMTE, bas A la comtesie. 

Ârrétez-Ia donc, ma mère! 

BERTHB. 

G*est-it-dire quMl -n'y a pas à Paris d*artiste en renom qui 

• • • • • • «^ • . • „ 

i*égale... et les roses qu'elle fait... 
. .C'est à les cuei..« cueillir, 

LA COMTESSE, à part avec humenr. 

Et lui aussi ! (Haut.) Assez, fierthe, assez : nous avons à 
«Qus occuper de choses plus sérieuses.. 

LE G0MTB< 

Ma mère a raison. Asseyez-vous là, monsieur le voyageur, 
et racontez-nous ce que vous avez fait à Paris. 

(ils f'as^eoieqt Ions : le comte près du bureau à gauche, Tristan sur une 

' chmat, la comtesse sur un fauteuil, Beftlie sur le tabouret, aàprès de 

sa ^i:and'mère, Richar4 à droite, debout, derrière les deux dames.) 

TRISTAN. 

Ce que j'ai fait? Mon droit d'abord, puis mon stage, et 
plus d'une fois j'ai plaidé dans nos conférences particulières, 
car j'ai là... (Se frappant le front.) un projet!... Celui de me 
faire avocat. 

LA COMTESSE, avec iiidignntion. 

Toi!... Toi!.., 

TRISTA>î. . 

Pourquoi pas ? 

LA COMTESSE. 

On l'appellerait maître Lesneven 1 . 

LE COMTE. 

Mafrs îl B^y -a pas un seul homme titré parmi les avocats; 



i50 GOMÉDIBS -^ DKA.IfBS 

TRISTAN. 

C'est bien là-dessas que je eonipte pour cOThmeneer ma 
clientèle... les plaideurs seront enchantés d*étre défendus 
par un vicomte. 

RICHARD. 

Surtout si le vicomte a du talent. 

LA COMTESSE. 

Assez! l'idée seule de te voir revêtu de cette robe... 

TRISTAN. 

Je vous jure qu'elle ne me va pas mal... Tu verras, Berthe... 
et puis... si je ne suis pas avocat, que voulez-vous que je 
fasse? . 

^ LA COMTESSE. 

Ce qu*ont fait tous les Lesneven depuis deux cents ans! 

TRISTAN. 

Rien!... Merci, grand'mère, ce n'est plus de notre temps. 
Tout ce qui a du cœur, parmi nous, sent que le travail est la 
loi du monde. Les uns se font agriculteurs, les autres éle- 
veurs, les autres soldats... c'est-à-dire les uns nous font vivre 
et les autres se font tuer... et moi... je veux me faire.;« 

LA COMTESSE. 

Marchand de paroles ! 

TRISTAN. 

Quelle belle marchandise!... Elle ne coûte rien au fabri- 
cant... et se vend très-cher à l'acheteur. 

LA COMTESSE. 

Jamais les Lesneven n'ont gagné d'argent ! 

TRISTAN. 

Je m'en aperçois bien, et c'est pour cela que je veux chan- 
ger de système. (Mourement da comte.) Écoutcz... mou père... 
il faut parler franc!... Vous m'avez donné, et je tous en 
rends grâce, une santé de fer, une bonne tète, un bon cœur, 
et une imagination qui aime tout ce qui brille... Eh bien! 



l»n^ poiaxB QB r«B ^Bi 



tout cela, tête, cœur et corps, a besoin de vivre, et, pour 
vivre, il faut de Targent. 

LA COMTESSB. 

Mais n*as-ttt past... 

TRISTAN. 

La petite ferme de cent mille francs que m'a laissée ma 
pauvre mère... ce n'est pas assez... 

LE COMTE. 

Ne sommes-nous pas là ? 

TRISTAN. 

C'est bien là ce dont j'enrage!... J'ai honte de co^s^mer 
toutes vos économies. 

LA COMTESSE r arec fin«ne. 

Mais avec ton nom tu peux faire un beau mariage... 

TRISTAN. 

Devoir ma position à ma femme I oh! ma foi non!... cela 
me répugne I... vrai !... je vaux mieux que cela!... car, vous 
le dirai- je? j'ai eu quelques succès dans nos conférences; 
Tous mes futurs confrères sont venus me serrer la main et 
me donner des éloges qui s'adressaient non pas au vicomte 
deLesneven, mais au jeune avocat; et le plaisir d'être quel* 
que chose par moi-même, le sentiment de ce que je pouvais 
valoir, l'espoir de l'Avenir, tout cela ai'a rempli d'une joie 
inconnue, j'ai senti qu'il y avait quelque chose là, et ce quel- 
que chose, je veux l'employer I 

RICSIARD. 

Bravo ! 

LA COMTESSE, areo my siéra. 

Et nous l'emploierons !... Mais, Dieu merci, sans Rabaisser 
à débiter des phrases ou autres drogues semblables ; ainsi, 
ne nous reparle plus de ce beau projet, et reste ce que 
ta es. 



le? GdikâD%«s f-^" Dlt'Aliltf« 



TRISI^A-N, té ItoTitnfc'Vt-aUailt réporter m «ïaise ou lonà du. théâtre." 

(Tout le monde se lève.) ..,!■.. 

C'est bien décidé?... Que. votre, volonté soit faite, grand'- 
môrel... Mais alors... je jouerai! Je ferai des dettes/ je man- 
gerai votre argent ! .... 

^ ; LE COMTE. _ 

Tristan! Tristan î 

TRISTAN. . 

Ah! il n\ a pas de milieu!... j'ai voulu, être un homine 
sérieux, cela ne vous convient pas? n*en parlons plus!... Seu- 
lement attendez- vous à totileâ lei folies de la terre! les 

. • «Y ■ - ■ ■ . . . • • ■ • 

chevaux! les plaisirs!... (\ Bertfae ) Et pour commencer, pe- 
tite cousine, nous allons nous amuser pour deux ians, pen-^ 
dant les vacances... concerts,. bals,. tou$ les plaisirs! 

LA coaiTEssE. : 

Tristan ! .« 

TAISTAN. 

; Je vous ai prévenue, grand'mère, voilà ce que c'est que. 
des plaidoiries rentrées. 

SCÈNE VIII. 
Les iiÉiiBs ; HÉLÈNE. 

..HELENE, entrant par la porte da fond et allant droit an conHe. 

Mon oncle... puisque c'est vous que cela regarde, donnez- 
moi donc un conseil sur la broderie... 

TRISTAN, courant à elle. 

. Hélène!... Chère Hélène!.., . . 

HÉLÈNE. 

• - - , . .... _; . 

: Tristan!... : 

Trûtan ya pour embrasser Ilélène qui tend set jooM..) ' 



LES doigts' de vééT Ibâ 

' — ^ ^• 

LA COMTESSE, vivement. 

Hélène, je VOUS défends.. i • 

TRISTAN. 

Mais, grand'nièrel,.» vous m'avez bien permis d'em- 
brasser Berthe ? 

TiA COMTESSE. 

Eh bien ! j'ai eu toril 

TRISTAN^ 

Je ne suis pas de cet avis-là... et la pteuve... (u embrasse 

Hélène ; puis lui montrant une broderie qu'elle tient à ' la main.) Et 

qu^apportes-tu donc là, cousine? car il parait que tu fais 
des merveillea. 

BÉlÈNEj gaiement. 

Du tout! je fais des gilets... pour mon oncle... vois plutôt! 

BERTHE, regardant la broderie. - 

Ah! c'est délicieux... regardez donc! 

(Hélène, Tristan, Bert&e et Richard "soflt debout autour du guéridon placé 
à droite, le comte et la comteisse sont debout à gaucbe.;^ . . ■ -> 

TRISTAN, regardant aussi. 

Je ne m'y connais pas... mais cela me paraît divin. • (au 
comte.) Et dès demain, mon pèrc^ s'offre pour vous une oc- 
casion -de faire admirer votre nouvelle parure. 

LE comte: 

Comment cela? 

TRISTAN. 

le ne vous ai pas encore dit... on ne peut pas tout dire à 
la fois, et puis le plaisir de vous revoir me l'avait fait ou- 
blier. (Quittant le guéridon et passant au milieu du théâtre près de la 

comtesse.) Je me suis arrêté, en venant, au château de Tré- 
niazan. 



RICHARD. 

Où je vais me rendre. 



9. 



i54 COMÉDIES — URAMES 

TRISTAN. 

Et OÙ tu seras le bienvenu... il y a fête et ga\à. 

LE GOIITB. 

Us sont si riches! 

TRISTAN. 

De grands seigneurs! de belles dames de Paris... une 
entre autres... que j*ai retrouvée là et que je connais beau- 
coup. 

IIÉL8NE, ar«e émolioi. 

En vérité ! 

TRISTAN. 

J'ai valsé avec elle cet hiver! la marquise de Heanevilie!... 
et je vous annonce, mon pore, sa visite pour aujourd'hui ou 
demain. 

LE COMTE. 

 moi! que peut-elLe me vouloir? 

TRISTAN. 

Je rignorel mais il parait que c'est très-important! 

LE COMTE. 

Et quelle est cette marquise de Menneviile? 

HÉLÈNE, s'approehant de Trblao. 

Oui, quelle est-elle? 

TRISTAN. 

Ce qu'elle est? C'est Télégancc, c'est la parure, c'est la 
mode personnifiées ! Si vous lui parlez de sa santé, elle vous 
répondra toilette I de ses projets?... elle vous répondra toi- 
lette ! Si vous lui parlez d'elle ou des siens, de son frère qui 
a des chances pour être ministre, elle vous parlera des robes 
de cour auxquelles Tévénement pourra donner lieu; si vous 
lui parlez de son mari, défunt depuis quinze mois, elle vous 
parlera de toutes les robes de deuil auxquelles sa douleur a 
été obligée de se livrer. Elle n'en oubliera aucune, elle me 
les a racontées à moi... en dansant le cotillon! Cela cause. 



I.B9 QQiaTS' DR FBIS 15^ 



cela existe, cela val^e... et pourtant ce n*est pas unjO 
femme l... c*e^t de la'gaze, de la soie et des rubans I 

LB COMTE. 

Et c'est à moi qu'elle demande uae entrevue? 

TRISTAN. 

A vous, monsieur le comte de Lesneven. (se frappaat u 
tront.) Ah ! j*oubliais encore ! 

RIGUAftD, loiiriant. 

Une dame? 

TRISTAN, à Richard. 

Non ! un beau monsieur qui, par parenthèse, m*a parlé 
de toi 1 

BBRTBB. 

'De M. de Kerbriand? 

TRISTAN. 

Et qui t'attend! un fashioBabie qui avait Tair ennuyé... il 
est vrai qu'il causait avec madame de Menneville I un jeune 
diplomate, notre chargé d'affaires dans je ne sais quel pays, 
M. le duc de Penn-Mar! qui est né en Bretagne. 

RICHARD. 

Un de mes bons camarades... au co... collège de Rennes. 

TRISTAN. 

Et vous croyez peut-être que ce sont là toutes mes ren-> 
contres? Détrompez- vous ! j'ai gardé les meilleures pour la 
fin. Toute notre famille se trouve en ce moment au cbAteau 
de Trémazan : tantes, neveux, cousins et cousines 1 

LB COMTE, Tiremeot, 

Tous nos parents réunis ! 

TRISTAN, à Hélène. 

Ces jeunes filles et moi nous avons décidé madame de 
Trémazan à nous donner à danser, et elle voulait vous en., 
voyer une invitation, A vous, mon père, à ma grand'mèrc;. 
à Berthe et à Hélène; je m'en suis chargé, répondant d'avance 



• • • 

!■ • • • . r 



l'66' C diiik jsi ts''^'%'AA mes 

— 1- — '— ^ "'" " — * 

du èoùsèblemeht général. îé vc^saûnoitee donc que vous 
êtes attendue à' un bal inagnifîqùey -qui àu^a lieu demain au 
château de... ' ^ i 

HÉLÈNE, avec joi«> . 

£st-îl possible! 

*i - _ : / ^ BBRTRE. ; : : . \ 

Alil quel plaisir! 

. TRI3TANv : i 

N'est-ce pas? J'invite Hélène pour la première valse, ei 

Berllie pour la première polk^ !,..., 

' • ' ■ • • • ■ 

;'. ;, . RICHARD, bégoyanU 

Et moi, pour... pour... 

BERTHE, achetahf Isa phrase. 

La seconde... car nous reviendrons tard 1 n'est-ce pras, ma 
grand'mère? :. r 

]• . .-./i. .:. ■'■ :. . '•. TRISTAN.: :•; .■.. 

• Nous ne reviendrons pas du tout! c'est-à-dire le leiule- 
main I 

LA goutesse. .. :■:.'.. : . : 

Impossible, mes enfants ! 

.* j BERTHË. 

Et pourquoi î 

LA CPMTESSB. 

' .I^us n'avons rien de prêt... ^ASertho.) pas de toilette de 
bal!... et dans une réunion si brillante, mademoiselle Berihe 
de Ploêrniel de Lesneven doit paraître d'une manière con- 
forme à son rang et à sa fortune, n'est-ce pas, mon fils? 

bÉrthe.. ... 
Mon Dieu ! mon Dieu ! quel dommage !' 

HELENE. . . , 

N'e>st-cç que cela? Console-toi, nous irons au bal! 

'•-/ -■ •'•---^. -■>. ....I. 

,:.• '■ 'l ' .. ?EÏITHB,: aYOç.iai^ ^: • - - . 

• ma bonnC:. Hélène! .^ ..:.':;;• .. . ; 



'' • TRISTAN, gaiçménu 

Vive Hélène I 

• * - - 

HÉLÈNE, à Berthe. 

Je te promets dlci à demain une toilette délicieuse.^, je, 
veux dire simple et charmante comme toil de la gazé, des 
fleurs; et tu seras, je le le jure, jolie comme un printemps! 
et vous, ma' tante, je vous ferai une toilette d'automne, 
gaie, riante, aimable... un été de la Saint-Martin. 

TRISTAÏ*. ' 

tlne- toilètie qui donnera envie de vieillir! 

LA COMTESSE. 

D*ici à demain, cela ne se peut pas! 

HÉLÈNE. 

Je réponds de tout! ' 

• «■-.• . ' . ... 1 * . ' ' 

TRISTAN, montront Hélène. 

.Hélène jéppnd. de tout! 

, . . ■ BERTHE. 

Elle en répond!... elle a des doigts* de fée, vous le savez? 
(a Hélène.) Mais toi?... la robe?... 

HÉLÈNE. 

Nous y penserons après, que cela ne t*inquiète pas! 
El si tu n'es pas bien?... 

HÉLÈNE. • 

Je me regarderai... dans toi! 



TRISTAN. 



Ah! comment ne pas Taimer? 

RJLGHABD.. . 

. Xll'cst.^;. -c'est ce que je dis... et je bé.;. bénis mon bé- 
gaiement qui me permet de le répéter. 



158 G0MlfiOll£3 — DHAHBÇl 

LE COMTE, bas A la comtesse, à goucha, poadant que lee quatre jeunes 
gens causent ensemble, A droite du théAtre. 

Oui, ma mère, Foccasion est excellente! tous nos parents 
réunis au château de Trémazan comme si je les avais convo- 
qués!... Je vais, en répondant à Tinvitation de notre cou- 
sine, envoyer mes lettres à la famille rassemblée. 

BERTRE, regardant |Hir la croisée A droite. 

Une voilure entre dans la cour du château, 

TRISTAN, de même. 

Voiture à la Daumont... quatre chevaux... deux portil- 
lons : c^est madame de Menneville... 

LA COMTESSE. 

Qu'il faut recevoir! 

BERTHE, rirement. 

Nous ne recevons pas, nous autres femmes. 

HÉLÈNE, gaiement. 

Nous ne voyons personne... nous avons nos robes à faire. 

TRISTAN, passant près des jeunes filles. 

Nous avons nos robes à faire ! 

LE COMTE. 

Mais, mon filsl... 

TRISTAN. 

C'est une visite pour vou», mon père... cela vous re- 
garde... 

LE COMTE. 

A condition que tu ne me quitteras pas, que tu me sou-* 
tiendras! 

TRISTAN, traversant le théAtre et revenant près de son père. 

Allons, puisqu'il le faut!... 

LE COMTE. 

M'as-tu apporté de Paris ta procuration pour ti>nch«r (es 

fermages? 



LKS DOIGTS DB FÉE 159 

* 

TRISTAN, tirant un papier de sa poshe. 

La voici : « Pouvoir donné à M. le comte de Lesneven, 
pour louer^ affermer, hypothéquer, etc., etc. » 

LA COMTESSE. 

Qu'est-ce que c'est? hypothéquer? 

LE COMTE, prenant le papier.- 

Vous le saurez, ma mère. 

HELENE, aux deux femmes qu'elle cherche à emmener. 

Berthel... ma tante!... mais, Berthel... mais, ma tante!... 
venez! il faut bien «que je vous prenne mesure! 

BERTHE. 

C'est vrai, grand'mère, elle n'aura pas le temps. 

HÉLÈNE, sortant par la porte à droite avec la comtesse et Berthê. 

Adieu, Tristan! 

TBISTAN. 

Adieu ! 

RICHARD, regardant Hélène qui s'éloigne. 

Une duchesse... cou... couturière!... où... où le talent 
va-t-il se nicher? 

(La comto et Tristan, qui sont pré» da bureau à gauche, sortent par U- 
ganehe, let trois feoMBOs ptfria droite, et Richard sort par le fond.) 





ACTE i)EUXIÈMÈ 



Héme décor. — Le lendemain. 



SCÈiSTE PREMIÈRE. 

( ■ • 

V 

UËLËNB), sortant de l'appartement à droite et tenant ane robe de 
bal, RICHARD, entrant par le fond. 

f • 

» ^ - 

HELENE, parlant A la cantonade. 

Oui, ma chère petite... le corsage va à merveille... qae 
la jupe ne t'inquiète pas... tu viendras l'essayer dans une 
heure... Ah! c'est vous, monsieur Richard... deux jours de 

,.•• •- .',.•1 • ' 

suite !... que c'est bien à vous ! quelle bonne habitude ! 

.. RICHARD, béga;raot«. 

Madame votre tante,., m'a invité,, hier, à passicr. celte 
journée au château. 

HÉLÈNE. 

Ma grand'tante songe toujours à nos plaisirs 1 

RICHARD, regardant la robe qu'elle tient. 

Et VOUS... VOUS occupez.., de toute la famille. 

HÉLÈNE, gaiement. 

Oui, la toilette de ma tante est terminée, j'ai commencé 
par elle. L'important maintenant, c'est la robe de Berthe... 

j'espère bien être prête... (S'étabUssant sur une cbaise à droite.} 

il la condition que vous me permettrez de travailler pen- 
dant que vous serez là. 

(Elle s'assied è droite) 



liKS- bblCTTS 'Dfc- VkIÇ» iBî'. 



RICHARD, lui approchant lé' guéridon k droite. 

Je VOUS aklerai même !... (RegArdani lorobo qu'eue tient.) Que 
d*oiivfagè fait depuis hicp ! '. . ' 

HÉLÈNE. 

Pai passé la nuit... 

RICHARD. 

Mais votre toilette à vous ? 

HKLÈNE. 

Ahl je serai toujours asseî Isieii I une fille majeure l.«i 
une vieille fille I... pourvu que Berthe soit belle !.., elle et 
matônte'.t Je lui ai combiné une toiletté feuille morte«*. 
tendre... c'est un chef-d'œuvre! . 

RICHARD. 

Vous penserez donc toujours aux autres! . 

HÉLÈNE, tout en traTaillant. 

C'est bien juste!... Les^ autres ont tant pensé à moi! 
Songez idonc que j^étais seule au monde.... sans appui... 
sans asile, quand, ma g'rand'tante et mon. oncle tn'ont re« 
cueillie... adoptée... aussi je les aime!... ahl... (HouTement 
de Richard.) j'aime jusqu'à ces vieilles murailles qui m'ont 
abritée.; je pense avec délices que je- ne les quitterai ja- 
mais !..i. je me trouve si heureuse ici!... 

RICHARD, repassant à gauche. 

Vrai... ai... ment!,.. Eh bien... je craignais... en voyant 
votre tante et votre oncle... si... si sévères quelquefois avec 
vous... 

HÉLÈNE. , 

Après ce qu'ils ont fait pour moi, ils ont bien le droit de. 
me brusquer un peu ! Je ne dis pas que quelquefois cela ne 
me rende -le coeur un peu gros... mais je me console en 
pensant que je prendrai ma revanche, un jour I 

RICHARD. . . 

■ Vôtre revartche !..; Gommen t ?.. . 



162 GOIfÉDIRS -^ Q.RAUBSf 



HÉLÈNE. 

Comment? ce château est encore bien animé... aujoar- 
d*hui... il y a de la vie, il y a de la jeunesse autour de mes 
chers parents... mais... Bertlie un jour se mariera... (uon- 
Tement de Richard,) Tristan n*apparailra plus, peut-être, que 
de loin en loin, les ennuis viendront pour ma grandHante 
et pour mon oncle... et la solitude se fera autour d*eux ! 
c*est alors que je leur paierai tout ce que je leur dois ! Je 
fais déjà des provisions de talents pour ce moment-là... 
j*apprcnds le piquet, pour faire la partie de mon oncle... je 
rassemble une fouie de vieux airs, que ma tante chantait, 
autrefois et qui la charmeront!... alors... je leur referai 
une jeunesse avec la jnienne 1 

RICHARD. 

Ah I ma chère demoiselle... 

HÉLÈNE. 

Mais vous, monsieur Richard, le compagnon, Tami de 
notre enfance... (Lui montrant une chaisa.) mettéz-vous là... et 

causons. (Richard ra prendre aa fond, A droite, une chaise qu'il ap- 
porte près du fauteuil d'Bélène.) VoyOnS, CaUSO^S de VOUS... 

Depuis notre dernière conversation, avez-vous réfléchi? 

RICHARD, bégayant. ^ 

J'ai... j'ai fait plus I vos conseils... et votre amitié m'ont 
décidé... 

HÉLÈNE. 

A la bonne heure ! vous ne pouviez, avec vos talents et 
votre instruction, vous réduire au rôle de gentilhomme 

campagnard. (Lui faisant aigne de s'asseoir près d*ene.) Racdkltez- 

• moi vos démarches. 

RICHARD, s^asseyant. 

Le difficile était d'abord de trouver un état... il ne pou- 
vait pas me venir, comme à Tristan, Tidée de me faire a... 
a... vocat ou dé... député !... le président, malgré son pou- 
voir dis... dis... crétionnaire, n'aurait jamais pu me donner 



L'ILft DOIGTS n*B FKE 163 

la... la parole. J*avais bien pensé à me faire mi... mi... mi- 
litaire. . . difficile encore I . . . 

HBLKNB. 

Pourquoi? * 

RICHARD. 

Comment... commander Tcxercice? comment dire à un 
soldat : Va te faire tuer 1 c'est plus facile à faire... qu*à 
dire... pour moi... du moins I... Alors, j'ai songé àla di- 
plomatie 1... 

HÉLÈNE. 

Vous? 

RICHARD. 

Si, comme on Ta prétendu, la parole a été donnée à 
Thommc pour. . , déguiser sa pensée, il me semble que per- 
sonne plus qu'un bègue... je suis donc né pour la diplo- 
matie ! 

HÉLÈNE. 

C'est évident. 

RICHARD. 

J*âi écrit alors... à un ancien camarade de co... collège... 
un jeune duc fort bien posé aux affaires étrangères... 11 
m*a répondu : Dispose de moi... je serai lîmdi de la se- 
maine prochaine... 

HÉLÈNE;, souriant. 

C'était hier!... 

RICHARD. 

Au château de Trémazan... J*v suis allé. 

HIlLE^E. 

Ce jeune duc... me parait un très-aimable gentilhomme. 

RICHARD. 

11 m*emmène avec lui. 
Comme ami? 



16[i- GO)y[ÉDIBS *-— DRAMJtr 

MM lll ' l _ -.- ■ I .L I. • ~' • -^— — — 

RICHARD. . ' 

Et comme secrétaire! •• 

CtDnne nouvelle ! 

RICHARD.' 

' Et dans deux jours nous parlons pour le Hohtein. 

HELENE, pottssaot un cri. 

Ah 1 voilà une bonne nouvelle qui fera grand* peine à deux 
personnes. 

RICHARD.. 

Qui donc ? 

HÉLÈNE. 

A moi... monsieur 1... et à ma petite cousine Berthe. 

RICHARD, se leyanU 

Ma... mademoiselle... Berthe!... 

hélè:ne. 

Eh ? oui, sans doute. 

RICHARD, bftlbotîont. 

Vous croyez... qu'elle s'apercevra... dé mon absence'? 

• HÉLÈNE. 

Allons, ne vous troublez pas ainsi... si vous ne voulez pas 
que je devine... 

RICHARD. 

Que vous devinÎQz quoi?... 

HÉLÈNE. : 

Que vous Taimez... comme elle le mérite. 

HICHARD, TWenent.. ' 

Moi I... moi I... eh bien ! oui, de toute mon âme... avec 
passion, avec désespoir. Elle est si riche ! 

HÉLÈNE. 

Oui, elle a deux cent mille livres de rente ! 



liES 00I6TS DB FBB 16& 



RlcaiARD, . bégayant. 

, AU! quel malheur L.. 

HÉLÈNE. 

Malheur que vous ne pouvez empocher, mais que vous 
pouvez atténuer à force de mérite; voilà pourquoi je vous ai 
conseillé de partir, de vpus faire un nom... une position... 

RIGHÀROy se rasseyant. 

I 

Quand je me ferais une posilîo.n, je me connais... je ne 
suis pas beau... Et ce .malheureux défaut... ce bégaie- 
ment... qui me rend ridicule à tous les yeux... et aux siens 
surtout ! 

. b|:lkne. 
Quel bégaiement?... c'est la timidité... pas autre chose, 
eh ! tenez, vous parlez depuis un quart d'heure à faire 
envie à une femme I 

RICHARD. 

Parce que je suis avec vous, en confiance... à Taise!... 
comme avec quelqu'un qu'on aime... qu'on aime beaucoup... 
et pas... trop. 

HÉLÈNE. 

Eh bien? 

. RICHARD. 

• Mais qu'il se présente une circonstance difficile... qu'il 
faille exprimer un sentiment profond et vrai.... alors j'hé- 
site... je me trouble... je fais rire!... 



HÉLÈNE. 



Allons donc ! 



RICHARD. 

Représentez-vous un homme disant à une femme... Je 
vous ai... ai... ai... me ! 

HÉLÈNE, riant. 

Le fait est... 



IGG G01IBDIK6 — DRAMES 



RICHARD^ ay«e déMipoir. 

Vous le voyez ! vous riez vous-même 1 Aussi, prôs de votre 
cousine... je n*ai jamais osé parler... 

U ELëNE • 

Pauvre jeune homme ! 

RICHARD. 

Ce n'est pas que si je voulais... je n*aie un moyen sûr 
d'ôlre éloquent cinq minutes, de suite, sans m*arrôter. 



HÉLÈNE. 



. BIi bien ! employez ce moyen. 

RICHARD. 

C'est qu'il est si incroyable... si ridicule... comme tout 
ce qui nous arrive à nous autres bègues... 

HÉLB.XE. 

Quel est-il donc... ce moyen?... 

RICHARD. 

C'est... je n'ose... vous le dire... vous allez rire encore. 

BÉLÈNB. 

Dites toujours... 

RICHARD.' 

C'est de m'animer... de m'exciter... moi-même... en ma- 
nière d'exorde... par les mots de la langue française les plus 
expressifs... les interjections les plus énei^kfues... comme 
qui dirait quelque bon juron gaulois... sacr... 

HÉLÈNE. 

En dedans ! 

RICHARD. 

Pas toujours !... Pourquoi cela me dôbe-t-il la langue? je 
n'en sais rien ! mais la vérité est qu'avec ce général-là en 
tête, mes paroles s'élancent en avant, comme des zouaves 
qui montent à l'assaut I Seulement vous concevez que c'est 
bien peu élégiaque, et que si je débutais ainsi auprès de 
mademoiselle Bcrihe... 



LES DOIGTS DB FÉE i&l 



uÊ^-ttamu^ttm 



HELBNB. 

Ce serait un peii original... mais d abord e^Ie est rieose... 

et puis... (Lui présentant un écheToau.) YouICZ-TOQS RIO t6ûir 
mon écheveau ? (Elle lui palse aux deux mains écartées un écheveaa 

qo'«Ue déride.) Et puts, qui sait?... il m'a semblé que venant 
devons..! tout... lui plaisait. 

RICHARD, bégayant. 

idi... c e. .. c e... c 6i.». 

. HBLENEy acjkovant sa phrase. 

C'était vrai 1 

RICHARD. 

Merci I... 

HÉLÈNE. 

Ëh bien !.... Je Tespère; d'abord, quand elle vous .voit 
dans l'embarras, comme maintenant... elle achevé toujours 
vos phrases. 

RICHARD, bégayant. 

Est-il... po... po... pos... 

HELENB, achevant sa phrase. . 

Possible I... oui, et puis certains regards... certaines pa- 
roles 1... 

RICHARD, tenant toujours l'échoTeau et aveo nne agitation qu'Hélène 

cherche à calmer. 

Lesquelles... lesquelles?... Mais non, vous m'abusez... 
j'ai un rival trop redoutable... 

UÊLÈNB. 

Un rival... lequel? v 

RICHARD. 

M. Tristan! 

UELENB, faisant un mouT.«m«nt'<>A arrière. 

Tristan!... 

RICHARD, montrant réeb«f«ott. 

Le fil est cassé!... 



168 pQlfÉDI^KÇ^ -r* l>f)A:II1^S 



.. N'impQrtel.., (£lle repiead r.éçhaVeaa, >Tec émfltttpa^) YOU^ 

croyez qu*il aimo Berthc ? 

Se ne dis pas cela... (se levant.) Mais, mon Dieu, mademoi- 
selle, comme vous avez pâli ! • ...,:. 

• HÉLÈNE, troublée. 

Moi! Non... je ne sais... 

RICHARD, 8é levant et' balbatiant. 

Vous voilà aussi troublée que moi tout à 1-lieure. > * 

' HÉLÈNE. 

Moi... je... je... ne... sais... vraiment... 

RICHARD. . 

Vous... vous bégayez... presque comme môiï... (Arec joie, 
à part.)' Et elle aussi! (Haut.) Allons, madenioisèlle, ne rou- 
gissez pas ! vous m^avcz dérobé mon secret. .1 laissez-moi 
pénétrer lé vôtre. . 

HÉLÈNE, sê'lovantl 

Monsieur Richard, pas un mot de plus, je vous en prie, 
car vous tondiez à une douleur plus profonde que vous ne 
le croyez, 

RICHARD. 

Et pourquoi? qud obstacle pourrait empêcher celle 
union? - . 

HeiLENE . 

Un obstacle invincible, (iioniraàt son cœur.) car il est là! 

RICHARD. 

Comment ? 

HÉLÈNE. 

Ceux à qui je dois tout, ma tante, mon oncle rêvent pour 
Tristan un grand mariage : ils veulent, pour soutenir, pour 
relever Téclat de aotre maison, qu'il épouse une femme ri- 
che; et leur enlever celte espérance serait une ingratitude 



IfES DOIGTS DK'FBR IjQQ 

dont je ne me rendrai jamais ni coupable, ni complice. 
(Hoavemant de ftichard.) Aussi. je VOUS en prie, mousieur Ri- 
chard... ne parlons jamais de lui ! Et jurez-moi sur l'honneur 
que personne ne s£(ura jamais ce que je vous ai confié. 

RICHARD. 

Je vous le jure, mademoiselle. 

» 

HÉLÈNE. 

Merci 1 

RICHARD, aperoeyant le comte qat entre* 

Le comte! • 

(il se tient un moment an fond à droite; puis ra' à 'la cheminée A 

gauche.) 

HÉLÈNE. • 



Mon oncle 1 



(Elle se remet à Tourrage.) 



SCENE n. 

LE COMTE, entrant par le fond; HÉLÈNE, à droite, assise et ira. 
Taillant; RICHARD, debout, à droite, an fond; il passe à gauche 
pendant l'aparté du comte. 

LE COMTE, A part et tenant à la main un cahier qu'il lit. 

« Conseil d*administration, article premier. » (s'interrom 
pant.) Je Tavàis bien dit à ma môre 1 je viens de m'explîquer 
avec Tristan, aussi clairement que possible, au sujet de Ber- 
lhc..i et il n*a pas eu Pair de comprendre... je suis sûr 
maintenant, à n*en pouvoir douter... que celte Hélène... 

HÉLÈNE, souriant et toujours occupée h irarailler. 

Mon cher oncle a Tair bien soucieux, et quelque grave 
pensée le préoccupe... car il ne nous voit pas... 

LE COMTE. 

Ah ! que faites-vous là ? 
L — Tin. 10 



170 COMÉDIES — DRAIIB8 

nELETIE» 

Vous le ToycE, je travaille. 

LE COMTE y arec hamear. 

Oui, toujours des objets de toilette... des colifichets. 

HELENE, gaiement. 

Mon Dieu, oui I... comme si j'étais une femme... 

LE COMTE. 

Une femme... dans votre position, une femme sensée... se 
dirait qu*il y a des personnes pour qui la futilité est plus 
qu*un défaut. • 

HELENE. 

Ah ! le méchant oncle.... comme il me traite mal... quand 
je m'occupe de sa famille... aïe !... au moment même (partant 
son doigt A ca bouche.) OÙ je verse mon sang pour lui et les siens. 
(Riant.) Mais vous aurez beau faire, monsieur, vous ne m'em- 
pêcherez pas... 

• LE COMTE. 

Mon Dieu, ma chère, laissez là ces petites grâces, ces 
petites mines... qui sont fort gentilles quand on a seize ans, 
comme Bcrthe... mais qui, à vingt-deux ans... 

RICHARD, s'orançant arec colère. 

Monsieur !... 

LE COMTE. 

Ahl mon cher monsieur Richard... vous voilà!... bien 
aimable de vous rendre à notre invitation. {Atee embaiMs.) 
Youp m'avez entendu! je viens de gronder ma nièce.t. 

HÉLÈNE, à part. 

Bt devant lui ! 

LE COMTE. 

Mais vous le savez... qui aime bien... 

RICHARD y cherchant è $e modérer* 

Vous... l'ai... l'ai... l'aimez beaucoup! 



LES POIOTS DE FEE Hi 



LE COMTE, à Richard. 

Vous avez eu la bonté... en allant hier au soir au château 
de Trémazan, de vous charger de mes lettres ? 

RICHAfiD. 

Pour madame de Trémazan, madame de Nervac et M. de 
Pontcalec. 



HÉLÈNE. 



Eh ! mon Dieu... toute notre famille. 

RICHARD. 

Qui s'y trouvait réunie... 

HÉLÈNB, trayaillaiit toujours. 

Prendre la peine de leur écrire... quand yous devez les 
voir tous... ce soir, au bal 1 c'était donc bien important? 

LE COMTE. 

Probablement. 

RICHARD. 

Ça en avait Tair du moins... car Tun a rougi... Tautre a 
pâli... 

LE COMTE, lui faisant signe do te taire. 

Silence I (a part, pass^iitjk gauche.) J'cspérais leurs réponses, 
ce matin de bonne heure... et rien encore... c'est singulier... 

RICHARD, s'approchent d'Hélène toujours assise et traraiUant ; il lui parle 

à demi-Toix. 

' Est-ce que votre oncle est toujours d'aussi bonne humeur? 

HÉLÈNE, du RiAme. 

Rarement!... Aujourd'hui par hasard... il est préoccupé... 
contrarié... 

RICHARD, à part. 

Et elle l'excuse encore 1 

LE COMTE, à Richard. 

J'aurais quelques renseignements à vous demander sur 
votre vitttè au château de Trémazan... Yous pla!t-il, mon 
cher voisin, de faire un tour de parc? 



' > * . .... 

Ht (iOMisbiiRS DRAME^ 

—^ - - I I, I ■ I ^M— ^■■■■■^^ — ■ n — ^^^.^^ 

RICHARD. 

•A vos ordres, monsieur. 

(il tort par le fond arec la comte en jetant sar Hélèno nn regard d« 

eompastion*) 

scène;, m. 

HELENE!, TRISTANi entrant par ia droite rar la pointe da pied el 

regardant par le fond. 

TRISTAN. 

• Enfin ta es seule ! • 

HÉLÈNE, se retonrnant. 

Toi, Tristan 1 

TRISTAN. 

^attendais avec impatience que mon père . 8*éloign&t. 

HKLÈNE, se leTant. 

Pourquoi donc? 

TRISTAN. 

n y a, depuis hier, de grandes nouvelles. 

HÉLÈNE. 

En vérité ! 

TRISTAN. 

Tu étais dans ton atelier de couture, impossible de tV 
border, de te raconter la visite de madame la marquise de 
Menneville, dans une toilette étourdissante ! dix pieds d'en- 
vergure au moins 1 je suis désolé que tu ne Taies pas vue. 

HÉLÈNE. 

Après ! pourquoi venait-elle ? 

. TRISTAN. 

•Pour importante affaire ! Un mariage qu'elle avait en tête 
pour ma cousine Berthe. 



LES- DGiaTS DIB TÉB ilSt: 



HELËNB) è iMrt. 

Ah ! Richard a bien fait de s'en aller. . '■ 

TRtStAN. 

Mais ce qui m'a étonné, c'est l'expression de contrariété 
et presque de colère avec laquelle mon père a accueilli cette 
proposition d'alliance. Il- s'est remis cependant, et touché, 
autant que possible, de l'honneur qu'on daignait nous faire, il 
a répondu que Berthe, bien qu'elle fût sa nièce, ne dépen- 
dait pas nie lui, mais de M. de Ploérmel, tuteur noihmé 
par la famille. Sur ce, madarye la marquise, avec un sourire 
charmant, nous a fait une révérence adorable, comme dans 
un quadrille des Lanciers, et a disparu dans .un flot de mous- 
seline. . " 

■ 

HÉLÈNE. • •' 

Eh bien! alors, où est le mal? et à quoi bon .s'effrayer?... 

TRISTAN. 

Attends donc I J'avais laissé grand'mère causant, ce matm/ 
dans un coin du salon avec Berthe, et je rencontrai dans une 
allée du parc mon père qui s'avançait en rêvant. Lui rcpiro- 
chant alors la manière froide et sèche doqt il avait hier reçu 
la belle marquise, je lui en demandai la cause».. II m'a.pé* 
pondu gravement que lui et ma grand'mère avaient d'autres 
intentions sur Berthe. 

• - . # 

HÉLÈNE, avec émotion* 

n serait possible!... et ces intentions ?.•• , 

. • ■ • * 

TRISTAN.. 
Et bien!... ces intentions. ...(Regardant renia gaucho ot ap9i^« 
Tant Berthe qui s'aranee en rêvant.) C'est Berthe 1 

HÉLÈNE. . 

• 'À 

Elle vient pour essayer sa robe. Ya-rt'en. . > 

TI^ISTAN. 

■ • , ^ ■ ■ . 

Non, non]...^ il faut avant tout que j'aie avec elle u^e 
explication... • 

10. 



»... .* 



iT4 COIIVDIKS — 0RA1I»S 



Y penses-tu t 

TEISTAir. 

pourquoi pas? 

SCÈNE IV, 

BfiRTHfi, TMian» é» ta gwcH HÉLÈNE, «tdM et ivcragM, 



BttTiBLi «ataMit m levant ci a^erocvast TrfatoB* 

Ah! Tristan 1... (a part.) Ce que vient de dire ma graad*- 
mère est bien singulier. (Lerant la tête.) Bah !.. . essayons!... 

IWSTAM, iMaat i Berihd «t imamit ta milieu 4o UiéâlM. 

Quelle rencontre!... Moi qui avais une confidence aie 
faire! 

BRRTBS. 

Bt moi qui te oherahais pour te parler en secret. 

iÛL'RNE) emportant sa robe. 

le m*en vais, alors« 

BEKTQE. 

Reste!... toi, c*est nous! 

TRISTAN. 

A moins que cela ne te gène ? 

BERTHE. 

El ne t*empèche de travailler? 

HÉLÈNE. 
Moi? Nullement, je n^éCOUte pas! (a part et te raasayaat.) 

Qa*est-ce que cela peut être? 

TRISTAN, bêchant. 

Sais-tu, petite cousine... que, depuis un an, tu es btéa ^- 
beUie 4 



LES OOIOT8 DE FÉE 175 

BERTBB, de même. 

Sais-tu, petit cousin, que, depuis un an, tu as beaueaup 
gagné, comme esprit et comme manières 1 

TRISTAN. 

Tu crois ? 

BBRTHB. 

Certainement. 

TRISTAN, haussant les épaules. 

Allons donc I 

BERTHE. 

Je le demande à Hélène. 

TRISTAN. 

Moi aussi. 

HÉLÈNE , toujottc» traraillant. 

Je n*ai pas regardé... 

TRISTAN. 

C'est aimable!... 

BERTHE. 

Aussi, tu ne seras jamais embarrassé pour te marier! 

TRISTAN. 

Et toi... avec ta fortune et ta jolie Ogare, les beaux parais 
ne te manqueront certes pas ! 

BBRTHB. 

Ah ! ni à toi non plus 1 

HELENE, cessant de coudre et lesregArdant tous deux. 

^ Ah çà ! VOUS aviez des confidences à vous faire et vous ne 
VOUS- faites que des compliments. 

BERTHE. 

Tu trouves!... 

(Elle ra •'••■«•ir près du bureau é gauche.) 
HBLèNB. 

Ça en a Tairl 



VIQ- GOUÉDIEB — DUAtfKB: 

TRISTAN. 
■ Cestt TràL ( Ap^è^ un jnttant de sUeaee, s'epprochant de BérCho.) 

Berthel... 

BEftTUE. . 

Tristan?... 

TRISTAN. 

Est-ce que tu n'as pas causé tout à Theure dans le salon, 
en tète à tête avec grand'mère? 

BERTHB. 

Oui ! Et toi? est-ce que n\Qn oncle ne t'a pas pris sous le 
bras pour te faire part d'un projet? , 

TRISTAN «. 

>T :. . .' 

Ouil... Ëh bienl petite cousine, que penses-tu.de ce. pro- 
jet? 

BERTtlE. 

Petit cousin ! . . . qu'en penses- tu toi-inôme ? 

TRISTAN, hé:iitant. 

Je pense... . • 

BERTHE, te levant (rveocrainto. 

Eh bieii?...- •■ 

TRISTAN. 

; Je^pjense qUe tues la plus charmante créature du monde, 
que l'horame que tu choisiras... sera 1« plus heureux homme 
de la terre... et j'ai répondu à mon père que je rendrais 
grâces au ciel, toute ma vie, d'avoir une sœur comme toil 

. BERTHE,, avec joie. 

. Une sœur!.... Une sœurj,,. Mais lu ne m'aimes donc pas?... 
lu ne veux donc pas de moi? . 

TRISTA^N. 

Ohl je ne dis pas! 

Oh! ne t'embarrasse pas ..po^ur. me le dire, va ! je suis si 
oontcnlc, si heureuse ! 



i . • • 



îL BS:. DOI&TS UBFEB 171 

TRISTAN, arec'joie. 

Tu ne m*aimes donc pas non plus? 

BERTHE, de nyi^ine. 

Mais non I quel bonheur! 

HÉLÈNE, à part. 

Ils sont charmants ! 

TRISTAN. 

Et mon père... qui m'assurait que tu ne pensais qu'à moi I 

BERTHE. 

Et grand'mère qui me disait que je te kisais perdre la 
tôte! Je déclare à grand^mère que, pour rien au monde, je 
ne serai ta femme! 

TRISTAN. 

Je déclare à mon père que j'aimerais mieux mourir que. 
d'être ton mari ! 

BERTHE. 

Tiens ! je t'aime de tout mon cœur I 

, TRISTAN. 

Et moi, je t'adore! Ils nous disent de nous entendre. (Lai 

teadant la main.) Eh bien I nous nous entoudons... Hélène en 

est témoin. ' 

». 

HELENE* ' • 

Je l'attesterai. 

TRISTAN, d'un sérieux comique à Berthe. ■ - 

Un mot, s'il vous plait? Pourquoi, vous qui vantiez si haut 
mon esprit et mes manières, refusez^-vous un cavalier aussi 
accompli? 

BERTHE. 

J*aimerais mieux ne pas le dire. 

TRISTAN. 

Et moi, je tietis aie savoir. 

BERTHE. 

Je le refuse, ce cavalier si charmant... * '^ 



178 OÔUÉDIES — DRAMES 

TRISTAN. 

Parce que un autre vous paraît plus charmant encore?... 

« 

BERTHB. 

Allons donc! est-ce que c*est possible?... 

TRISTAN. 

Pourquoi alors? 

BERTHÉ, k demi-voix. 

Tais-toi! 

TRISTAN, insistant. 

Pourquoi? 

BERTHE, i demi-Toix, jetant les yeux da côté d'Hélène qui leur tourne le 

dos. 

Parce que je voulais qu'il choisit une femme qui vant bien 
mieux que moi... une femme que j*aime plus que tout au 
monde. 

HÉLÈNE, A part. 

ciel J 

TRISTAN, arec chaleur. 

Parle.*, achève... 

HELENE y se lerant rirement. 

La robe est finie! 

BERTHE. 

Ce n*cst pas vrat... 

TRISTAN. 

Honl... non!... elle n*est pas finie! 

HÉLÈNE, A Berthe. 

Vois plutôt!... 

BERTHE, yafsaat frès d'elle. 

Je vois... je vois que ceci est encore à coudre.. . 

HBLBNB. 

Parce qu*il faut ressayer d'abord. 



LES DOIGTS DB FÉB 119 



BERTHB. 

Nous avons le temps. 

HELENE, la faisant passer devant elle. 

Et s'il faut y, re toucher ?...8*il faut y refaire?... 

BERTHB. 

mon Dieu! que tu es exigeante... Eh bien ! soit... donae.*. 
et dépéchons-nous... nous revenons à l'instant... 

(Elle s'éloDce, en tenant la robe, dans la chambre A df«ite. — néMné 

veut la suivre, Tristan la retient.) 



SCENE y. 

TRISTAN, HÉLÈNE. 

TRISTAN. 

Hélène!... un instant! 

HÉLÈNE. 

Bt Berthe, qui va m^attendre. 

TRISTAN. 

Elle attendra sans se fâcher! Elle est si bonne... Un mol, 
de grâce!... 

HELENE. 

Que me veux-lu? 

TRISTAN, après un instant de silence, et lui prenant la main. 

Ai-je besoin de Rapprendre ce qui se passe là dans mon 
cœur?... Si le tien ne Ta pas compris... je suis bien malheu- 
reux I 

HÉLÈNE, Toulant retirer sa main. 

Tristan ! 

TRISTAN, la retenant dans les siennes. 

Ouij Hélène! oui, ma cousine chérie!... (Apereerant la com- 

tetse qui entre par la porte du fond.) Dieul grand*mèrel 



lâOk GOUÉDIES; — * 9RAtfE:S 



SCENE VI. 
TRISTAN, U COMTESSE, HÉLÈNE. 

LA COIIT£SSiSJ TOjant Tiilitan quitter la main d'flélèqe, •! s'éloisner 
. . d'elle. 

U paraît que je VOUS dérange? 

TRISTAN. 

Nullement, grand'mère! 

LA COMTESSE. 

Comment, nullement? Et pourquoi donc vous séparer si 
vivement quand je suis entrée? pourquoi tenais-tu la main 
d'Hélène? 

TRISTAN. ' 

Par affection... par amitié... S'il n'est pas permis d*aimer 
sa cousine, il faut renoncer à tous lés liens du sangl... et je 
vous jure, grand*mère, que si sa main s'est trouvée par ha- 
sard dans la mienne... c'est dans les intentions les plus 
pures ! 

LA COMTESSE, ^'asseyant  droite. 

J'aime ai le croire... mais en tous cas, Hélène ne devait 
pas le permettre... elle doit me comprendre 1 

HÉLÈNE. 

Moi, madame!... 

LA COMTESSE. 

Je sais ce' que je dis : vous avez trop de tact et d'esprit 
pour n'avoir pas (teviné et compris nos espérances, à votre 
oncle- et à moi, pour Berthe et pour Tristan, et pourtant, je 
m'en suis aperçue depuis longtemps, vous semblcz prendre 
à tâche, en toute occasion, de renverser tous no? projets. 

HÉLÈNE. 

Moi! 



LES DOIGTS DE FKE 181 

LA COMTESSE. 

D'attirer Tristaa à voiis par une coquetterie... 

TRISTAN. 

Grand 'mère ! 

HÉLÈNE. 

Moil moi!... 

LA COMTESSE. 

Oh ! mon Dieu! tout cela est fort innocent en apparence, 
votre mise est toujours plus simple que toutes les autres... 
mais celle simplicité elle-même, qui est une recherche^., cet 
air de vous mettre en arrière pour qu'on vous mette en 
avant... celte affectation de fqir Tristan pour qu'il vous suive... 
et vous trouve seule... comme dans ce moment... 

TRISTAN, avec force et l'interrompant. 

Ma mère!... (se calmant.) Je ne peux pas laisser outrager 
Hélène devant moi !... Fut-ce par ma mère elle-môme! 

HÉLÈNE. 

Tais-loi ! Tais-loi ! Une pareille scène met le comble à tou- 
tes mes souffrances! 

LA COMTESSE, se levait. 

Toutes vos souffrances? Voilà un mot qui a droit de m'éton- 
ner dans votre bouche, Hélène! Je croyais... jusqu'à présent, 
avoir mis fin à toutes vos souffrances, et non pas les avoir 
causées... • 

HÉLÈNE. 

Mais... ma tante... je n*ai pas dit... 

LA COMTESSE. 

Mais, puisque vous Toubliez... je vous dirai à mou tour 
que si quelqu'un a droit de se plaindre, ce n'est pas vous, 
c'est moi ! moi qui, pour prix de mes bienfaits, me vois en- 
lever, par vous, ce que j'ai de plus cher, le respect de mori 
pelil-iils, sa tendresse!. . 

TRISTAN. 

Mais, grand'mère... 

ScaiBE. — Œuvres complôleg. l"^** Série. — 8»"« Vol» — H 



182 COMÉDIES — DRAMU8 

LA COMTESSE. 

Oui, VOUS avez raison, Hélène... celle qui jette un tel trou- 
ble dans la maison qui Ta accueillie... celle qui blesse si 
cruellement le cœur de cdux qui ont tout fait pour elle... oh ! 
celle-là est bien à plaindre... et je conçois que vous pariiez 
de vos souffrances I Adieu! (a Tristan.) Votre bras, Tristan! 
Venez... venez!... 

* (Elle sort avec Tristan.) 

SCÈNE VIL 

BERTHE, HëLEINE, tombant sar uf siège à gauche) et se caeliant 

la tète dans ses deax mains. 

BERTHE, sortant de la chambre A droite. 

Ah 1 qu'as-tu donc ? Pourquoi pleurer ainsi? 

HÉLÈNE. 

Ma tante! elle ne m'aime plus! elle ne m'estime plus!... 
elle se repent de ce qu'elle a fait pour moi ! 

BERTHE. 

Hélène! Hélène!... 

HÉLÈNE. 

Oui !... je le vois enfin ! je leur pèse ! je les gêne ! ils vou- 
draient être délivrés de moi ! 

BERTHE. 

G* est impossible! La douleur t'égare!... 

HÉLÈNE. « 

Non! On ne se trompe pas là-dessus!... Mille souvenirs 
que je no voulais pas croire... mille soupçons que je repous- 
sais comme indignes d'eux et de moi... renaissent un à un... 
et m'éclairent..* 

BERTHE. 

Quels souvenirs?... quels soupçons?... quelles paroles?... 



LES DOIGTS DE FÉE 183 



HELENE. 

Si tu avais entendu de quel accent ma tante m'a parlé 1 eh 
bien!... elle! ce n'est rien I... je déplais encore plus à mon 
oncle! Quand je viens m*asseoir à table... oh! je le com- 
prends bien maintenant!... il se dit tout bas : Encore elle! 
ses regards, sa voix, semblent me reprocher la place que 
j'occupe ! le vêlement que je porte... le pain qu'il me donne!,.. 
(Areo désespoir.) Et.il faut bien que j'accepte tout cela pour- 
tant, puisque je n'ai rien... puisque je ne suis rien! 

BERTHE. 

Hélène I chère Hélène!... 

tlÉLÈNE, se levant. 

O mon père 1 mon père!... A quelle humiliation ta fille 
est-elle réduite... et pourquoi, en me laissant la pauvreté, 
m'as-tu légué la noblesse? Si j'étais une fille de paysan, je 
travaillerais à la terre ; si j'étais ouvrière, je gagnerais ma 
vie dans les manufactures ; fille d'un bourgeois, je donnerais 
des leçons de musique, de dessin; mais une Ploêrmel I... il 
faut qu'elle vive des bienfaits des autres!... à la charge des 
autres I... et encore je suis jeune maintenant... et tant qu'on 
est jeune on paye sa bienvenue avec sa jeunesse même, on 
s^acquitte en bonne grâce, en gaieté, en bons offices, en 
beauté même... puisqu'on fait honneur à ses hôtes... Mais " 
vieille, on n'est plus qu'un fardeau, et, repoussée avec dé- 
dain ou accueillie avec regret, forcée souvent de payer 
l'hospitalité qu'on reçoit... par une sorte de domesticité... 
Oh ! je voudrais être morte ! 

BERTHE. 

Morte \.é. Et ceux qui t'aiment 1... 

HÉLÈNE. 

Oui !... toi !.i. Tu as raison..* je suis ingrate ! 

LE COMTE, en dehors i 

Ouii.. ma mère !... 



184 COMÉDIES — DRAMES 

BERTUE. 

Je les entends 1 ce sont eux ! 

SCÈNE VllI. 

LE COMTE, LA COMTESSE, entrant par le fond; BERTHB, 

HÉLÈNE, à droite. 

LE COMTE, parlant à la comtesse. 

Oui, ma mère... rien depuis ce matin ! et c'est dans ce 
moment... à l'instant même que je reçois... (se retournant et 
apercevant Bertke et Hélène.) Mesdemoiselles, laisscz-nous 1 

BERTHE. 
Oui, mon oncle. (Bas, à Hélène qu'elle emmJine.) Viens!... 

viens !..• je neveux pas qu'ils te voient pleurer. 

(Elles sortent par le fond.) 
LA COMTESSE. 

Âli ! c*est du château de Trémazan ! 

LE COMTE, se dirigeant vers la table à droite. 

Oui, les lettres que nous attendions. 

LA COMTESSE, pendant que le comte parcourt vivement la première 

lettre qu'il vient de décacheter. 

Nos chers parents ont mis le temps à nous répondre... 
mais jVime mieux que leurs résolutions aient été mûrement 
réfléchies... 

(Elle s'assied près Ue la table â droite.) 
LE COMTE. 

ciel ! 

LA COMTESSE. 

Qu*avez-vous donc?... 

LE COMTE, qui s'est assis de l'autre côté de la table. 

Mé de Pontcalec, qui refuse net... un oncle I un oncle au 
même degré que moi ! quel égoïsmc ! et sous quel prétexte? 



LKS DOIGTS DE FKK 185 



O 



« Mon château n*est que suffisant pour moi... et je ne 
pourrais, sans me gêner beaucoup... » Est-ce que nous ne 
nous sommes pas gênés, nous, pendant trois ans... 

L4 COMTESSE. 

Cela ne m'étonne pas de lui... Mais, donnez! (Prenant une 
lettre des mains da comte.) Donucz, je suis sûrc quc madame 
de Nervac, une femme charmante dont je connais le cœur... 
(Lisant.) « Mou cher cousin, une femme prudente nUntroduit 
jamais chez elle une personne plus jolie qu^elle, et, à aucun 
prix, je ne consentirais à recevoir Hélène. » 

LE COMTE, arec colère. 

C'est admirable ! et, en attendant, il faut que nous res- 
tions chargés de ce fardeau, que nous compromettions notre 
fortune ! 

LA COMTESSE. 

Et nos projets les plus chers ! 

LE COMTE. 

Notre avenir ! 

LA COMTESSE. 

L*avenir de nos enfants. 

LE COMTE. 

Égoïste!... égoïste!... il n*y a que des égoïstes dans le 
monde !... et je parie que madame de Trémazan elle- 
même, qui est millionnaire... (ll a décacheté U lettre arec dépit.) 

« Merci, mon cher oncle... » (s'interrompent.) Que vois-jeî... 
« Merci mille fois de l'occasion que vous m'offrez d'être 
utile à notre charmante Hélène... » Ah ! enfin, en voilà donc 
une qui comprend la famille ! 

LA COMTESSE. 

Les devoirs de la parenté!... Achevons, mon fils... ache- 
vons!... 

LE COMTE, Usant. 

<( Je ne puis recevoir notre cousine... » 



186 COMÉDIES — DRAMES 



LA COMTESSE. 

ciel!... 

LE COMTE, continuant. 

« Mon château est plein jusqu^aux combles; puis de 
grandes réparations m'empêcheront d'habiter Trémazan 
cette année, le temps de sécher les plâtres, et vous com- 
prenez que cette pauvre Hélène... » (S'interrompant ayec colère, 
M lerant et mettant la lettre sur la table.) G'cst par humanité qu'elle 

met sa parente à la porte. 

(U passe à gauche.) 
LA COMTESSE) prenant la lettre sur la table et continuant. 

« Mais rassurez -vous, il se présente pour elle une occa- 
sion délicieuse, admirable ! Et comme les bonnes nouvelles 
ne peuvent arriver trop tôt, j'écris par le même courrier à 
notre chère petite cousine, pour lui exprimer voire désir et 
lui annoncer ce que j'ai le bonheur de faire pour elle. » Eh 1 
mais, quand j'y pense... « Lui exprimer votre désir... » Il 
doit alors être en même temps arrivé pour Hélène une 
lettre... 

* LE COMTE. 

Qu'il faut l'empêcher d'ouvrir.. ♦ et je cours... C'est 
elle !... 

LA COMTESSE. 

Comme elle est pâle ! 



SCENE IX. 

LE COMTE, debout à gauche, HELENE, paraissant à la porte du 
fond, LA COMTESSE, assise A droite près du guéridon. 

HÉLÈNE, tenant une lettre h la maia. 

Madame de Trémazan, notre cousine, m'apprend, mon 
oncle, que vous ne voulez plus me garder auprès de vous. 



LES DOIGTS DE PKE 187 

LE COMTE. 

Je n'ai pas dit cela. 

HÉLÈNE. 

Voici sa lettre. 

LE COMTE, à part. 

Quelle indiscrétion I... 

HÉLÈNE. 

Vons lui demandiez pour moi un asile... qu'elle ne peut 
m'accorder... mais une de ses amies, la riche lady Evendale, 
qui habite Edimbourg; cherche une demoiselle de compa* 
gnie qui soit Française... elle me propose cette place. 

LA COMTESSE, aree indignation. 

Une Lesneven I 

LE COMTE. 

Quelle indignité! 

LA 'comtesse, se lerant. 

Soyez sûre, Hélène, que malgré cette lettre, que je re- 
grette... tous ayez toujours ici... un asile et une mère. 

HÉLÈNE. 

Une mère 1...^ Oh! merci de cette parole, ma tante, elle 
me fait du bien... (Ayeo effort.) Mais quant à cet asile... c'en 
est fait... il n'est plus le mien. 

LE COMTE. 

Que dites- vous? 

HÉLÈNE. 

Que je ne gênerai plus personne !... que je ne serai plus 
un fardeau pour personne, car je quitte cette maison pour 
n'y plus revenir. 

LE comte. 
Partir pour l'Ecosse !.. 

LA comtesse. 
Près de ladv Evendaîe, vous \ 



188 COMKDIES — DRAMR6 

• HÉLÈNE, avec dignité. 

Non, madame, rassurez -vous. 

LIi: COUTE. 

Près de qui alors vivrez-vous ? 

HiaÈNh>. 

Je vivrai seule. 

LA COMTESSE. 

A voire âge ! 

HÉLÈNE. 

J'ai vingt-deux ans, ma tante ! 

LE COMTE. 

Sans forlune!... 

HÉLÈNE. 

J*ai les diamants de ma mère. 

^ LA COMTESSE. ' 

Avec votre nom ! 

hëlènr. 
Je n'y manquerai jamais ! 

LA COMTESSE. 

Non, c'est impossible... et je vous déi'en 's... 

HÉLÈNE. 

Vous me défendez... 

LA COMTESSE. 

Oui ! je vous défends de partir... au nom de ce que ]'«" 
fait pour vous ! 

HELENE, avec vivncîtû. 

Eh ! ne v 3yez-vous pas que c'est par respect pour ces 
bienfaits même (jue je pars ? Que c'est par reconnaissance... 

pat tendresse... (Moarement de la comlease.) Ah ! VOUS m'aï™^^ 

encore aujourd'hui !... il ne s'est rien dit, entre nous, d'irré- 
parable! Mais si je restais... chaque jour ma présence vous 
deviendrait plus pesante... chaque jour vos paroles devien- 



LES DOIGTS PK FKË i89 



(Iraient plus amères... vous gâteriez vos bienfaits... et moi, 
je les oublierais peut-être !... Non! non! séparons-nous... 
quand le souvenir de tout ce que je vous dois est encore pur 
et vivant dans notre âme... quittons-nous, quand nous pleu- 
rons encore de nous quitter I... Adieu 1 

(eUo Ta pour sortir.) 

SCÈNE X. 

Les mêmes ; BEBTHË, TRISTAN et RICHARD, entrant par le 

fond* 

BERTHE. 

Venez, venez, arrétons-la ! 

LE COMTE et LA COMTESSE. 

M. Richard ! 

HÉLÈNE. 

Tristan ! 

BERTHif:. 

Oui, M. Richard, Tristan, que j'ai amenés ici, à qui j'ai 
raconté cette odieuse lettre... Ils empêcheront Hélène de 
s'éloigner... (a Tristan.) N'est-ce pas?... 

TRISTAN. 
Non I... (Descendant en scène.) Hélène a raison ! 

BERTHE. 

Raison!... 

TRISTAN. 

Oui 1 elle a raison de partir ! 

LE COMTE. 

Mon fils !... 

TRISTAN. 

C'est comme votre fils que je parle, mon père... c'est 
comme héritier de votre nom... et je dis qu'elle... qui porte 
ce même nom*., ne peut pas... ne doit pas accepter des 

il. 



190 COMÉDIES — DRAMES 

bienfaits qui gênent... une hospitalité qui pèse... et qu'elle 
ne peut pas rester ici... à moins d*y rester... non plus comme 
une inférieure ou une obligée, mais comme notre égale à 
tous... comme maîtresse ainsi que nous tous... comme votre 
fille... enfm comme ma femme... 

(il passe auprès d'Hélène.) 
TOUS. 

Sa femme !... 

RICHARD. 

Bravo ! 

LE COMTE. 

Mon fils ! oubliez-vous... 

TRISTAN. 

Oh! je sais bien... que je ne peux pas l'épouser sans 
votre consentement... et je ne le voudrais pas... elle ne le 
voudrait pas elle-même... mais pourquoi me le refuseriez- 
vous? 

LE COMTE. 

Pourquoi?... 

TRISTAN. 

Oui ! ne vouliez-vous pas me marier à Berlhe ? 

BERTHE. 

C'est vrai I 

TRISTAN. 

Eh bien !...n'est-elle pas ma cousine comme Berthe? 

RICHARD, bAS. 

Bra... a... vo !... 

TRISTAN. 

N'est-elle pas noble comme Berlhe ?... 

RICHARD, bfls. 

Bra... a... avol... 

TRISTAN. 

N'est-elle pas belle comme Berlhe ?... 



LES DOIGTS DE FÉE 191 



BERTHR. 

Mille fois plus. 

RICHARD. 

Pas... ^s... mille fois! 

TRISTAN. 

Que lui manque-t-il?... elle n'est pas riche? Ali ! Dlou 
merci... ce mot-là n'a jannis compté pour vous... et c'est 
l'honneur de la noblesse de ne pas demander à quelqu'un ce 
qu'il a... mais ce qu'il est... 

LA COMTESSE. 

Tristan... n'oublie pas... 

TRISTAN, allant A la comtesse. 

Pas encore! pas encore !... grand'mère... laissez-moi dire 
ce que j'ai dans le cœur ! car je le sens, c'est toute ma vie 
qui se décide en ce moment. Vous m'aimez comme une Les- 
neven doit aimer... avec grandeur I pour que je sois digne de 
mon nom !... Eh bien!... c'est à votre réponse à décider!... 
Je vous l'ai dit!... je suis également propre, peut-être, au 
bien et au mal... Si vous me refusez Hélène, je suis perdu... 
tout ce que j'ai de généreux... de supérieur... peut-être... 
s'en va, se flétrit... (Avec passion.) Mais si vous me l'accor- 
dez... 

HÉLÈNE. 

Tristan! De grAce!... 

TR!STAN, arec tendresse. 

Oh I tais-toi aussi !... tais-toi !... ou plutôt ne réponds que 

quand tu m'auras entendu... compris... (Lui prenant la main avec 

tendresse.) chèrc compague de mon enfance, tu ne sais 
donc pas... que jeune homme, au milieu des plaisirs de Paris 
et des folies de mon âge... ta seule image suffisait pour m'ar- 
rêter dans mes égarements. 

HÉLÈNE. 

Tristan!... Tristan !... 



192 . GOMÉDIKS — DRAMES 

TRISTAN. 

Tu ne sais donc pas que quand je suis ici, près de loi... te 
tenant la main... le seul son de ta voix, la seule lumière de 
ton regard... me transforment, me métamorphosent... Oui!... 
ce que je viens de dire est vrai !... ma vie dépend de toi.... 
Veux- lu que je sois quelque chose?... je le serai... veux-tu 
que je relève notre nom?... je le relèverai! veux-tu mon 
âme... veux-tu ma vie, chère Hélène, veux-tu être à moi?... 

T.E COMTE. 

Est-ce tout, enfin?... 

LA COMTESSE, arec colère. 

Laissez parler Hélène... car il parait que nous ne sommes 
plus rien dans cette maison. 

LE COMTE, avec dépit. 

Voyons, Hélène... répondez!... puisque vous êtes l'arbitre 
de la famille. 

BERTHE, bas à Hélène.' 

Dis oui ! dis oui ! 

HÉLÈNE. 

Je vas répondre, mon oncle ! (a Tristan.) Cher Trislan... 
Témolion que m'ont causée tes paroles... je ne peux te le 
dire... tu ne le sauras jamais... 

TRISTAX, 

Mais... 

HÉLÈNE. 

Mais je ne puis accepter !... 

TRISTAN. 

Eh! pourquoi? Grand Dieu! 

HÉLÈNE. 

Pourquoi? Tu m'arraches un secret pénible... mais je dois 
ce retour A ta confiance ! 

TRTSTAN. 

Ce secret, quel est-il?... 



LBS DOIGTS DR FÉK 193 



» _ » * 



HELENE, arec émotion. 

C'est... c'est que... j*aime quelqu'un... 

TRISTAN, tombanl dans on fflateuil à droite. 

Ciel ! 

RICHARD, bas à Hélène. 

Comment? Qu'osez-vous dire? 

HÉLÈNE, bas. 

Silence, de grâce ! 

RICHARD, à part. 

Brave cœur! 

HÉLÈNE, après un effort. 

Adieu ! 

BERTHE. 

Hélène ! Hélène... où vas-tu? 

HÉLÈNE. 

Personne ne le saura jamais ! 

(fierthe ra pour s'élancer après elle.) 
RICHARD, A part. 

Excepté moi, je l'espère ! 

LA COMTRISSE. 

Ah ! l'ingrate ! 

(Le comte et Richard sont à gauche, Hélène au milieu du théâtre ambras, 
se Bertbe et sort. — Tristan est tombé dans un fauteuil à droite 
La comtesse près de lui cherche â le consoler.) 





ACTE TROISIÈME 



A Paris; dans l'hAtel do la marqaise de Menneville. — Un petit salon très- 
élégant : porto au fond; au second plan, doax porte), et au premier 
plan, d^nx croisées latérales; à ganche, on canapé; & droite, nne tabU 
sur laquelle sont placés des lirres, des dessins, des grarures de mode. 



SCENE PREMIERE. 

TRISTAN, seal sur le canapé h gauche, pais JOSÉPHINE. 

TRISTAN. 

Il est de trop bonne heure, je le conçois, pour que madame 
la marquise de Menneville soit visible... mais elle aura mon 

petit mot... (a Joséphine qui entre par la porte A droite.) Eh bien^ 

mademoiselle ? 

JOSÉPHINE. 

Madame la marquise me charge de dire à monsieur le vi- 
comte qu'elle aura Thonneur de recevoir à trois heures, ou 
ce soir, monsieur de Lesneven, son père, et sa famille... 

TRISTAN. 

A merveille ! 

JOSÉPHINE. 

Que madame se rappelle parfaitement avoir vus, il y a à 
peu près deux ans, dans leur château de Lesneven, en Bre- 
tagne. Madame aurait bien voulu répondre par écrit... mais 
elle est toute à son bal de samedi prochain !... Les préparatifs 



LES DOIQTS OB FEE 195 

— I 

nous absorbent, les demandes d'invitation nous accablent!... 
C'est tout simple !... quand on est sœur d'un directeur géné- 
ral !... directeur général d'un chemin de fer, qui nous appar- 
tient... 

TRISTAN. 

Oui... vous recevez, dit-on, l'ambassadeur de Perse... 

JOSÉPHINE. 

Avec son bonnet noir, ses diamants, et tous les officiers 
de sa suite... Aussi vous comprenez... 

TRISTAN. 
Si je comprends... Je vous laisse. (Tirant sa montre et à part.) 

Midi! J'aurai le temps de donner un coup- d'épée à mon 
adversaire, et d'être revenu pour prc^senter mes parents, (a 
Joséphine.) A trois heurès 1... 

(n ra pour sortir. Joséphine est remontée rers In droite.) 



SGKNR II. . 
Les mêmes; RICHARD, LE DUC. 

TRISTAN. 

Monsieur le duc de Penn-Mar!... Richard, que je n'ai pas 
vu depuis deux ans ! 

4 

RICHARD. 

Tu étais en Angleterre, quand je suis parti pour Bey-^ 
routh, d'où je reviens. 

le duc. 
Avec le titre de consul. 

RICHARD, montrant le duc. 

Que je lui dois!... 

TRISTAN. 

Eh i Que viens-tu faire ici ? 



193 COMÉDIES — DRAMES 



RICHARD. 

Remercier madame de Menneville de son invitation de 
bal. 

TRISfAN. 

Tu connais donc la marquise ? 

RICHARD. 

Je Tai rencontrée l'autre jour aux Affaires étrangères. 

LE DUC. 

Où il est attaché... 

RICHARD. - 

Grâce à lui... 

JOSÉPHINE, «'avançant, au duc et à Richard. 

Ces messieurs voudraient-ils bien me donner leurs noms 

pour madame la marquise... (Le duc lui remet sa carte. — A Ri- 
chard.) Et monsieur?,.. 

RICHARD, qui a cherché sa carte, et ne l'a pa& trouvée. 

Dites que c'est M. Richard de Ker... Ker... (Régayant.) dites- 
lui ça...* 

, . (Joséphine sort en riant.) 

TRISTAN, rianl. 

Ah! c'est bien luil... 

LE DUC. 

El vous-même, monsieur le vicomte, qu'est-ce qui peut 
vous amener de si bonne heure chez la marquise?... 

TRISTAN. 

Moi, je venais lui demander, ce qu'elle a bien voulu m'ac- 
corder, une audience pour mon père et ma grand'mère. 

RICHARD. 

Ils ont quitté leur château de Bretagne ? 

TRISTAN. 

Je les attends aujourd'hui même ; ils viennent à Paris 
pour affaires ; et comme ils auront grand besoin, à ce qu'il 
paraît, de madame de Menneville et de son crédit... je les 



LES DOIGTS Dft FKE 197 

amène tous, à trois heures... même ma petite cousine, Ber- 
the de Lesneven. 

LE DUC^ Tivement. 

Mademoiselle de Lesneven ! 

RICHARD. 

Mademoiselle Berthe ! 

TRISTAN. 

Eh ! oui ! Ce nom a l'air de produire sur vous deux un 
effet... 

LE DUC. 

Une jeune personne que Ton dit charmante... 

RICHARD. 

Et... et... et... qui Test plus que jamais, à ce qu'il m'a sem- 
blé; car je l'ai vue depuis mon retour!... 

LE DUC 

, N'aviez- vous pas encore, en Bretagne, une autre cousine... 

dont chacun répétait les louanges?... 

TRISTAN, avec émotion. 

Ma cousine Hélène !... - 

LE DUC. 

J'ai entendu dire, je crois, qu'elle avait fait un riche ma- 
riage en Angleterre... en Ecosse?... 

TRISTAN, avec émotion. 

Je ne le pense pas... Mais pardon, monsieur le duc,»de 
vous quitter si vite... une affaire importante... 

LE DUC 

Oh oui I j'en ai entendu parler au Jockey-Club ! 

TRISTAN. 

Précisément, et je n'ai que le temps de laisser un mot à 
riiôtel pour prévenir mon père... (saluant.) Monsieur le duc... 

'A Richard, qui s'est assis près de la table è droite.) Adicu, mOUami. 
LE DUC, h Trislan au moment oit il sort* 

Bonne chance! 



198 COMÉDIES — DRAKBS 



SCÈNE III. 

V 

LE DUC, RICHARD. 

RICHARD, étonné. 

Bonne chance ! . . . Pourquoi ? 

LE DUC, sonnant. 

Parce que je crois qu'il va se battre. 

RICHARD, se levant. 

Mais c'est affreux... c'est indigne ! 

LE DUC. 

L'indignation te va bien... à toi qui l'autre jour encore... 
et pour moi... 

RICHARD. 

Ce n'était pas ma faute... impossible de... trouver une... 
pa... parole... ce qui faisait rire... mon adversaire... et plus 
j'étais furieux... plus je bégayais, et plus il riait! Ma foi, j'ai 
appelé à mon aide la langue des signes... je lui ai donné.^.. 

LE DUC, d'un air de reproche. 

Un soufflet ! 

RICHARD. 

Que veux-tu ! On parle co... comme on peut I 

LE DUC. 

Et tout cela à propos d'une plaisanterie... sur moi et sur 
Diana ! 

RICHARD, avec colère. 

Une dan... danseuse ! 

LE DUC. 

Calme-toi... c'est rompu!... Je paye ses dettes! Je l'ai 
promis!... et tout est fini entre nous! 



LES DOIGTS DE F££ 



199 



RICHARD. 

Très-moral! mais cela ne suffit pas. U faut te marier. 

LE DUC. 

Moil... • 

RICHARD. 

C'est de rigueur. Un ambassadeur garçon ne représente 
qu'une moitié de son pays... et pas la plus belle encore. 

LE DUC, riant. 

Admirable ! Il semble que tout le monde se soit donné le 
mot pour me marier, et c'est ce qui m*a causé tout à Theure 
ce mouvement de surprise, dont Tristan de Lesneven s*ëst 
aperçu. On me propose un mariage... que tu vas me con- 
seiller aussi... j'en suis sûr. 

RICHARD. 

Lequel ? 

LE DUC. 

Un mariage avec sa cousine Berthe de Lesneven. 

RICHARD, à part. 

ciel I 

LE DUC. 

Te voilà comme tout le monde ! tu vas décrier que c'est 
une dot superbe... une jeune personne charmante 1 

RICHARD. 



C'est vrai. 



Tu crois ? 



Non... non!... 



Comment? 



C'est-à-dire, oui. 



LE DUC. 



RICHARD, embarrassé. 



LE DUC. 



RICHARD, de même. 



200 COMÉDIES — DRAMES 

LE DUC. 

Alors il faut accepter... il faut conclure à Tinstant même... 

RICHAklD, bégayant. 

Pas... pas... pas du tout... je n'ai pas cRt cela. 

LE DUC. 

El tu as raison... car j'ai une idée... une autre idée... un 
rêve, presque une passion !... 

RICHARD, virement. 

Qui vaut mieux 1 

LE DUC. 

Qu'en sais-lu ? 

RICHARD. 

Je veux dire que tu la connais mieux que moi. 

LE DUC. 

Ëh non I je ne la connais pas! 

RICHARD. 

A... a... allons donc ! Tu sais du moins son nom? 

LE DUC 

Pas 'le moins du monde. 

RICHARD, riant. 

C'est tout à fait... comme dans les co... co... comédies! 

LE DUC. 

Kt pourtant rien de dramatique dans notre rencontre... 
Je n'ai pas arrêté ses chevaux qui s'emportaient, je ne l'ai 
pas arrachée de son appartement en flammes... C'est un 
poëme qui a commencé en prose. Pendant que tu étais à 
Beyrouth, je revenais, le mois dernier, de Turin, où j'avais 
été envoyé en mission ; je revenais pur le chemin de fer, 
lorsque à Lyon monta dans le wagon oii j'étais une jeune 
dame d'une mise élégante et simple. Jamais rien de plus 
gracieux, de plus ravissant ne s'était offert à mes yeux. Il 
y avait en elle une candeur, une modestie et en même temps 
un air de grande dame qui commandait le respect. Quelques 



LES DOIGTS UE FÉE 201 

services de voyage, que je fus assez heureux pour lui ren- 
dre, me permirent d'entrer en conversation, et pendant 
toute une journée, passée souvent en tête à tête avec elle... 
c'était... c'était d'abord un son de voix enchanteur... et 
puis, sur tous les sujets, une causerie simple, aimable, spi- 
rituelle, et un bon sens, une raison... la raison dans une 
bouche aussi charmante ! c'est à vous rendre foui... Aussi, 
je n'eus plus qu'une idée, qu'un désir : la connaître ; mais 
malgré tous les efforts de ma' diplomatie, impossible de dé- 
couvrir qui elle était, ce qui l'avait conduite à Lyon; et lors- 
que, en arrivante Paris, je lui demandai, le plus respectueu- 
sement du monde, la permission de me présenter chez elle, 
elle me répondit par un sourire et par une petite phrase 
pleine de goût et de convenance, qui, me faisant compren- 
dre l'indiscrétion de ma demande, me laissa déconcerté, in- 
terdit... dépité... et pendant ce temps, elle avait disparu. 

RICHARD. 

Et tu ne Tas pas cherchée?... 

LE DUC. 

Partout : dans nos salons... dans nos bals... dans nos 
spectacles... et toujours sans la "rencontrer. (La porte de droite 
s'ouvre.) Silence ! c'est la maîtresse de la maison ; celle-là, je 
te le jure, ne ressemble en rien à mon inconnue 1 c'est la 
futilité parisienne... dans sa plus admirable expression ! 

SCÈNE IV. 

LA MARQUISE, entrant avec JOSÉPHINE, LE DUC, RICHARD. 
LA MARQUISE, s'adressent à Joséphine. 

Comment, mademoiselle, ma robe n^est pas encore arri- 
vée!... et vous ne m*en dites rien, et vous êtes là d*une 
tranquiUité !... Mais que l'on coure, que Ton envoie à l'ins- 
tant même. 



202 COMÉDIES — DRAMES 

JOSÉPHINE, sortant par le fond. 

Oui, madame. 

LÀ MARQUISE; apereeyant le duc et Richard. 

Ah ! monsieur le duc 1... (a Richard.) Monsieur... Pardon... 
messieurs... de mon émotion I Imaginez-vous, monsieur le 
duc, une chose inouïe, inconcevable, qui n'arrive qu'à moi! 
Il y a ce matin à la Marche un steeple-chase, des courses, 
pour lesquelles doit venir me* prendre la belle duchesse de 
San-Leone, la beauté à la mode. Eh bien !... le croiriez- 
vous?... il est une heure... et je n*ai pas encore ma robe 
du matin... ma couturière ne me Ta pas envoyée... (Atoc ter. 
reur.) et si elle ne l'envoie pas... comprenez-vous? 

LE DUC. 

« 

C*està faire frémir... 

LA MARQUISE. 

Aussi... vous le voyez, je n'ai pas deux idées de suite, je 
n'y suis plus, je n'existe plus. 

RICHARD. 

Ca... aimez-vous, de grâce... 

LA MARQUISE. 

C'est plus fort que moi I quand j'atlends une robe... cela 
me met dans une inquiétude... dans une espèce de fièvre 
nerveuse... 

LE DUC. 

Madame I... 

LA MARQUISE, s'assejant sur le canapé à gauche. 

Mais, vous voilà... je prendrai sur moi... je vous le pro- 
mets I 

LE DUC. • 

Ahl quand vous le voulez..; vous avez un courage I... 

LA MARQUISE. 
N'est-ce pas? (Prêtant roreiUe.) ÉcOUtez !..• (Les deux homnaa 

écoutent ainsi qu'elle.) J'ai cHi que Tou Venait... que c'était ma 



LES DOIGTS Df/fÉE 203 

robe... Ah I si Hermance était exacte... ce serait la perfec- 
tion... mais elle ne Test pas... mais elle ne peut pas Fétre... 
on se la dispute... on se l'arrache. (Au duc.) Vous connais- 
sez Hermance, monsieur le duc? 

LE DUC. 

Oui... de nom. 

LA MARQUISE. 

Hermance; voyez-vous, n'est ni une couturière, ni une 
marchande de modes; elle est tout cela à la fois, c'est le 
génie, c'est le goût, c'est l'inspiration I La femme de député 
qui arrive de son département, la bourgeoise qui trône à 
son comptoir, sortiraient de ses mains transformées et gran- 
des dames de pied en cap I 

RICHARD. 

Comme Mi.., Minerve du cerveau de Jupiter! 

LA MARQUISE, éeoutant encore* 

Chut 1... Non... ce n'est pas elle... elle ne viendra pas... 
C'est un chagrin ajouté à tous ceux qui m'accablent... car 
ma vie en est faite. 

LE DUC. 

Allons donc ! tout vous vient à souhait. 

LA MARQUISE. 

Oui... au premier coup d'œil, chacun me croit heureuse I... 
je suis veuve I je suis riche ! mon frère est directeur géné- 
ral... j'ai personnellement quelques succès dans le monde... 
on ne parle que de moi, en ce moment... de moi et de mon 
bal... tout semble me sourire* Eh bien I non... il y a là une 
peine secrète qui me tuerai... 

(Elle se lève et passe à droite.) 
LE DUC. 

Comment? 

LA MARQUISE. 

Vous vous rappelez, l'autre jour... à l'ambassade de Rus- 
sie... 



â04 COMÉDIES — DRAMES 



LE DUC. 

Vous étiez la reine de la soirée. 

LA MARQUISE, aree dépit. 

Non... je ne Tétais pas, et voilà ce qui me rend si mal- 
heureuse 1 Est-ce que vous n*avez pas vu cette petite bour- 
geoise, que je déteste, et que tout le monde entourait d'une 
manière si scandaleuse ? 

LE DUC. 

Ah ^ madame de Bernv 1 

I«A MARQUISE) avec impatience. 

De Berny ! Où avezfvous pris d*abord que cette petite 
femme de banquier eût un de que vous lui donnez toujours?... 
et apprenez-moi, de grâce, ce qu'elle a de si extraordinaire 
pour affoler ainsi tout le monde, à commencer par vous, 
monsieur le duc. 

LE DUC. 

Moi ! . . . 

LA MARQUISE. 

Vous-même 1 qui faites toujours son éloge ! on la trouve 
jolie ! jolie ? avec son nez en Tair, sa bouche en cœur^ et 
sa taille de poupée ! C'est de la beauté qui ressemble à la 
fortune de ihonsieur son mari. Ça ne s'explique pas... Et sa 
toilette I... des diamants, toujours des diamants... elle ne 

sort pas de là... (S'asseyant dans un fauteuil à droite.) PoUrqUQi 

ne s'habille-t-ellc pas tout de suite avec des billets de ban- 
que? ce serait bien plus riche. 

RICHARD. • 

Et... plus dangereux pour elle : la robe risquerait trop 
d'être déchirée, 

LE DUC, à la marquise. 

Permettez... voilà qui rend ma négociation beaucoup plus 
difficile; car je venais ce matin, madame, en ambassade 
pour une grave affaire qui dépend de vous. 



LES DOIGTS DE FEE . 205 

L.V MARQUISE. 

De moi ? Parlez vile. 

LE DUC. 

M. de Berny... (se reprenant.) Noii... j*ôte le de,, ne nous 
fâchons pas. M. Berny, mon banquier, désirait vivement, 
cela doit vous flatter, être invité à votre grand bal de l'am- 
bassade persane. 

LA MARQUISE, réprimant sa colère. 

Lui !... G*est-à-dire, sa femme I 

LE DUC. 

J'atteste que sa femme ne m'en a pas dit un mot. Et, pré- 
sumant trop peut-être de mon faible crédit auprès de vous... 
j*ai osé lui promettre une invitation. 

LA MARQUISE, se levant. 

Monsieur le duc!... 

LE DUC. 

Modérez-vous, de grâce ! 

LA MARQUISE. 

Se modérer !... Vous allez juger vous-mêmes, messieurs, 
si cela est possible. — Je me modère. — Fière du succès 
qu elle croit avoir obtenu Tautre soir à l'ambassade inosco- 
vite, madame Berny a dit dans son salon, devant des amies 
intimes qui me Font répété : a La guerre de Perse né sera 
« pas plus favorable à madame de Menneville que la guerre 
« de Russie : je la battrai chez elle comme, ailleurs. » Elle 
l'a dit ! 

LE DUC, grayement et secouant la tète. 

Je ne savais pas que les choses en fussent là. 

RICHARD. 

Et que les hostilités... 

LE DUC. 

Fassent déjà commencées, (souriant.) Malgré cela, en notrs 
1. — VIII. 12 



206 COMÉDIES — DRAMES 

qualité de diplomates, mon ami Richard et moi nous deman- 
dons s'il n'y aurait pas moyen d'intervenir... 

RICHARD. 

Gomme mé... mé... dialeurs entre les parties bel... bell... 
belligérantes! 

LÀ. MARQUISE, d'an ton solennel. 

C'est une question de dignité I Madame Berny... 

LE DUC. 

Ne prononcez pas encore, réfléchissez, de grâce ; nous 
attendrons votre réponse. 

RICHARD. 

Je reviendrai la chercher moi-même aujourd'hui, (a pari.) 
Mademoiselle Berthe sera ici à trois heures. 

SCÈNE V. 

Les mêmes"; JOSÉPHINE, aceoarant par la droite. 

JOSÉPHINE. 

La robe de madame 1 

LA MARQUISE, poussant on cri de joie. 

Ma robe ! Ma robe ! ah I quel bonheur I Pardon, messieurs, 
vous permettez ? 

LE DUC 

C'est trop juste; nous vous laissons. 

RICHARD. 

Les affaires avant tout. 

(ils sortent par le fondi] 
LA MARQUISE. 

Ma robe !... ma robe ! ah! je n'espérais plus, (a JosépUne.) 
Je n'y suis pour personne, personne, entendez-*vous ? 

(EUe s*é1ance dans Tappartement A droltat) 



LES DOIGTS DIS FÉE 207 



SCENE VI. 

JOSÉPHINE, seule. 

Gela va sans dire. Déranger madame en un pareil mo- 
ment... ah bien! oui... personne ne s'y exposerait... pas 
même un adorateur... si elle en avait! Mais il faut lui ren- 
dre justice... la toilette lui prend tout son temps. (Remontant 
le théétre et écoutant.) Eh ! mou Dieu I... qu'est-co qae j'en- 
tends ? Est-ce qu'il nous viendrait du monde ? et moi qui 
n'ai pas prévenu Jean de ne laisser monter personne ! 

SCÈNE VII. 
LE COMTE, LA COMTESSE, BERTHE, JOSÉPHINE. 

LE COMTE, à Joséphine. 

Voulez-vous, mademoiselle, annoncer à madame la mar- 
quise le comte de Lesneven, sa mère et sa nièce qui sont 
attendus par elle? 

JOSÉPHINE. 

Je le sais, monsieur; mais je crains que dans ce moment 
ce ne soit impossible. 

LE COMTE. * 

Mais je vous répète que madame la marquise nous attend 
ce matin. 

LA COMTESSE. 

Elle nous Ta fait dire par mon pétit-fils. 

JOSÉPHINE. 

Oui, mais madame est en affaires. 

LA COMTESSE, avec dignité. 

Allez, mademoiselle, allez. 

(Joséphine sort par la porte à droite.) 



208 COMÉDIES — DRAMES 

SCÈNE VIII. 
LA COMTESSE, BÉRTHE, LE COMTE. 



LA COUTESSE, s'asseyant sur le canapé à gauche. 

Ne pas recevoir la famille Lesneven ! 

BERTHE, debout, s'appuyant sur le dos du canapé. 

Mais, ma grarfd'mère, êles-vous sûre que Tristan ne se 
soit pas trompé ? il est si étourdi ! Tavez-vous vu ? 

LA COMTESSE. 

Nous avons trouvé, à notre arrivée, un mot de sa main : 
c Mes chers parents, la marquise de Menneville vous atten- 
dra chez elle, ce matin ou ce soir, à votre choix. » Et comme 
votre oncle était pressé... 

LE COMTE, se promenant arec agitation. 

Oh ! oui ! Très-pressé. 

LA COMTESSE. 

Il ajoutait : « Priez Bertlie de vous accompagner, la mar- 
quise désire la connaître et je la lui ai promise. » 

BERTHE, rianU 

Me voici I (Regardant le comte.) Mais comme vous avez l'air 
agité, mon oncle! 

LE COMTE. 

Ce n'est rien, mon enfant. 

BERTHE. 

Et ma grand' mère aussi ! 

LA COMTESSE. 

Faire attendre la famillç Lesneven ! 

LE COMTE, s'asseyant près d'elle sur le canapé à gauche, pendant que 
Berthe s'asseoit près de la table à droite et parcourt des gravures de 
modes. 

Eh ! oui, sans doute, c'est très-inconvenant ! Mais calmez- 



LES DOIGTS DE FÉE 209 



VOUS, ma mère, et tâchez d'avoir avec la marquise un air 
aimable. 

L.V COMTESSE. 

Quaud je suis furieuse ! 

LE COMTE, A demi-Toix. 

G*est égal... c'est demain que notre sort se décide, et si 
je n'obtiens pas, ce soir, une audience parliculière dç son 
frère... 

LA COMTESSE, avec fierté. 

Qu'importe!... 

LE COMTE, avec impatience et toujours à demi- voix. 

Mon Dieu, ma mère, il y a temps pour lou! ! une autre 
fois nous serons nobles , mais aujourd'hui nous sommes 
industriels, nous sommes dans les afTaircs. 

LA COMTESSE. 

Et pourquoi vous y étes-vous mis?... contre tous mes 
avis. • . 

LE COMTE, de même. 

Nous y sommes, ma mère I et depuis deux ans tout va 
mal, par ma négligence, par mon laisser-aller de grand sei- 
gneur, parce que vous prétendiez qu'un Lesneven ne devait 
se mêler de rien. 

LA COMTESSE. 

Et jo le dis encore ! 

LK COMTIÎ. 

Bien! bien!... En attendant, cette malheureuse entreprise 
de défrichements a successivement attiré tous nos capitaux... 
et pour en trouver, pour emprunter, il m'a fallu hypothéquer 
non-seulement nos propriétés foncières... mais encore, ce 
que vous ne savez pis, ma mère... la ferme de Tristan... 

LA COMTRSSE, effrayée. 

OcieP. 

12. 



210 COMÉDIKS — DRAMES 

LE COMTE. 

Qui m*avait laissé sa procuration. 

L.V COMTESSE. 

Tristan ! 

LE COMTE. 

Que je n'ai pu prévenir encore, et à qui il est inutile d*en 
parler ; car, si nous pouvons obtenir, comme je l'espère, le 
passage du nouveau chemin de fer sfir nos terrains, tout est 
réparé... bien plus, notre désastre devient une magnifique 
spéculation ! 

LA COMTESSE. 

Et alors. . . 

LE COMTE. 

Et alors nous aurons le loisir d'être nobles... nobles tant 
que nous voudrons^ ma mère. 

(Berthe, qui pendant la fin de la scène précédente a feuilleté sur la table 
à gauche des joumaax de modes et des albums, regarde rers le fond 
et se lève vivement.) 

« 

LA COMTESSE. 

Ah! -Tristan! 

SCÈNE IX. 
LE COMTE, LA COMTESSE, TRISTAN, BERTHE. 

TRISTAN. 

Pardon, mes chers parenls, de ne pas m'étre trouvé à 
votre hôtel, à votre arrivée; des affaires indispensables 
m'ont retenu ; mais j'étais sûr de vous rencontrer ici. 

LA COMTESSE, regardant la main droite de TrisUn. 

Eh 1 mon Dieu, qu'est-ce que je vois là ? 

BERTHE. 

A ta main. . . 



LES DOIGTS DB FÉE 211 

TRISTAN. 

Rien I... Un petit morceau de taffetas noir, qui dans toutes 
les pièces de théâtre, et le théâtre est l'expression de la 
société, signifie un coup d'épée. 

TOUS. 

Tu t'es donc hattu ? 

TRISTAN, froidement. 

. n parait ! 

LA COMTESSE. 

Et pourquoi, malheureux enfant, pourquoi? 

TRISTAN. 

C'est tout simple, ma grand'môre I parce que vous n'avez 
pas voulu me permettre d'être avocat. 

LA COBITESSE. 

Ah 1 voilà qui est trop fort I 

TRISTAN. 

Je vous en avais prévenue, je vous avais dit : Grand'- 
mère, je ferai des dettes... J'en ai fait, grand'mère I Je 
jouerai... j'ai joué, grand'mère! 

LA COMY^SSE. 

Tu ne pensais donc pas à ta famille ? 

TRISTAN. 

Au contraire, j'y pensais trop, et c'est pour me distraire !... 
avant-hier encore, une partie à Chantilly, avec les plus 
mauvais sujets de Paris... 

LE COMTE, arec reproche. 

Mon fils 1 

TRISTXN. 

Et les plus jolies femmes de l'Opéra. N'écoute pas, Berthel 

LA COMTESSE. 

Tristan 1... 



i212 GOMÉDIKS — DRAMES 



TRISTAN. 

Les jolies femmes étaient aussi dans mon programme, 
grand'mèreî... je n'ai que ma parole.,, et je l'ai si bien 
tenue que j*ai parié... que j'ai perdu... perdu soixante mille 
francs ! 

LE COMTE. 

Soixante mille francs ! 

- BERTHB. 

Oh ! 

TRISTAN. 

Oui, soixante mille francs !... el encore, s'il n'y avait que 
cela... 

LE COMTE. 

Comment!... s'il n'y avait que cela? 

TRISTAN. 

Eh ! sans doute ! ce n'est rien de perdre soixante mille 
francs, tout le monde peut en faire autant ! le difficile. . . 
c'est de les payer... et voilà le point vraiment moral... de 
cette affaire... car c'est une magnifique affaire... à plai- 
der !... et si j'étais chargé... 

LA COMTESSE. 

Veux-lu te taire avec tes mots d'avocat et de procu- 
reur. . . 

TRISTAN. 

Ehl grand'môre... quand Irouverai-je jamais un client qui 
m'intéresse davantage? (Plaidant.) Donc, le jeune Lesneven... 

TOUS. 

Tristan !... 

TRISTAN. 

Ah! dame!... si la défense n'est pas libre. . . 

LA COMTESSE. 

Mais le fait, malheureux enfant... le fait!... ce duel!... 



LRS DOIGTS DE FEE 213 



TRISTAN. 

J'y arrive... monsieur le premier président.... mais du 

calme, au nom du ciel! (La comtesse et le comte s'assejent sur le 

. canapé à gauche, Berthe est debout derrière eux ; Tristan, debout devant 

eux, saisit une chaise sur laquelle il s'appuie en plaidant.) DOUC, le 

jeune Lesneven avait perdu soixante mille francs dans la nuit. 
Le lendemain, qui était hier, son adversaire vient les récla- 
mer. Gomme mon client ne possède qu'une petite ferme, et 
qu'il né la porte pas habituellement sur lui... il demande le 
temps de la vendre pour s'acquitter. Son créancier refuse... 
Étonnemént, indignation de mon client!... réponse bles- 
sante de son créancier! mon client s'emporte. Son créancier 
s'oublie. « Monsieur, vous me rendrez raison ! — Oui, mon- 
sieur. • . mais quand vous m'aurez payé I » Alors mon client 
court chez un marchand d'argent, M. d'Hérival, un usurier 
en grand : < Monsieur, il me faut soixante mille francs, à 
l'instant. — Monsieur, il me faut des garanties! » Mon client 
lui remet alors les titres d'une ferme qui vaut cent mille 
francs, touche ses soixante billets de banque, et, au miUeu 
du club, les jette noblement à la figure de son adversaire, 
prend rendez-vous avec lui, lui donne ce matin un coup d'épée 
dans la poitrine, en reçoit un dans la main... et voilà com- 
ment, messieurs, le jeune et intéressant Lesneven a perforé 
un homme, attrapé une blessure, forcé un banquier à de- 
venir propriétaire foncier, et perdu, lui, la seule propriété 
qu'il possédât. Le tout, parce qu'on n'a pas voulu lui per- 
mettre d'être avocat ! 

LE COMTE, allant A lui. 

El tu as remis tes titres de propriété à ce M. d'Hérival? 

TRISTAN. 

Il le fallait bien... il ne prête plus que sur de bons biens, 
francs de toute hypothèque : il a si souvent rencontré, dans 
le grand monde, des millionnaires insolvables ! 

LE COMTE, d port. 

ciel ! 



214 GOMÉDIKS •— DRAMES 

TRISTAN, gaiement. 

Et pour les remboursements!... il est féroce! il ne ferait 
pas grâce d'une heure, d'une demi-heure! et, comme le 
Schylok de Shakspeare, il Se paierait,^ faute de mieux, sur 
une once de chair humaine ! 

LE cours. 
Gomment ? 

TRISTAN. 

Quant à moi, j'ai payé, je suis en règle, et je ne crains rien. 

LE COMTE, à part. 

mon Dieu ! s'il savait... 

B£RTHB, à Tristan. 

Et moi, je trouve... 

TRISTAN. 

Ah! tu as écouté?... 

BERTHE. 

La fini... pour te dire que tu as eu tort de donner ta 
ferme : il fallait tout uniment t'adresser à M. de Ploêrmel, 
mon tuteur, à qui j'aurais dit que je voulais... 

TRISTAN. 

Tu es adorable ! mais tu ignores absolument le chapitre 
de la tutelle, ma chère... tu ne peux rien donner... excepté... 
une poignée de main... à un cousin qui se noie... 

LA COMTESSE. 

Et moi, Tristan, je te reprocherai un chapitre que tu as 
tout à fait passé sous silence... pourquoi ton voyage en An- 
gleterre? pourquoi y es-tu demeuré pendant une année 
entière ? 

TRISTAN. 

Ah ! ne me parlez pas de cela, graud'mère ! Toute gaieté 
se dissiperait sur-le<hamp I 

LA COMTESSE. 

C'était pour Hélène ! 



LES DOIOTS DE FEE 215 

TRISTAN. 

Eh bien ! oui ! non pas que j'y pense encore, mais, pour 
noire famille, je voulais savoir ce qu'elle était devenue ! 

BERTHE et LE COMTE. 

Eh bien ? 

TRISTAN. 

Chez lady Evendale, où nous pensions que, malgré son pre- 
mier refus, elle avait cherché un asile, on ne Tavait pas vue ; 
et en Ecosse, en Angleterre, toutes mes recherches pendant 
une année ont été vaines! Tout est fmi, nous ne la rever- 
rons plus, nous n'aurons plus de ses nouvelles. 

BERTHE, à demi-Toix. 

J'en ai eu ! 

TRISTAN, vivement. 

Toi !... Et tu ne nous le dis pas ! Sa lettre, où est-elle? 
voyons-la î... 

BERTHE. 

Elle ne m*a pas écrit 1 Mais voilà deux ans qu'à ma fête 
je reçois un mouchoir brodé par elle... j'en suis sûre ! j'ai 
reconnu ses doigts de fée, mon chiffre entouré de myosotis, 
ne m'oubliez pas ! et d'un travail si rare, si précieux, que la 
marquise de la Véga estimait ce mouchoir mille à douze 
cents francs. 



SCENE X. 

Les mêmes; JOSÉPHINE, sortant de l'appartement è droite. 

JOSÉPHINE, de la couUsse. 

Ah ! mon Dieu I... mon Dieu ! 

LE COMTE, è Joséphine* 

Eh bien ! mademoiselle ? 



216 COMÉDIES — DRAMES 

lOSÉPHINE, avec un air de désespoir. 

Ëlibien! monsieur, les entournures ne vont pas»., et la 
taille est trop longue ! C'est la première robe qu'Hermancc 
aura manquée, et cela tombe sur nous ! 

LE COMTE, avec impatience. 

Mais enBn, mademoiselle, notre audience ? 

JOSÉPHINE. 

Mais, monsieur, comme je vous le disais, madame ne peut 
recevoir ! à présent moins que jamais I 

m 

(Elle remonte au fond.) 
LA COMTESSE, aUant au comte. 

Ah! c'est trop fort! 

TRISTAN, à Joséphine. 

Permettez... ce matin, vous m'avez dit... 

JOSÉPHINE. 

Alil j'en suis bien fâchée, monsieur... (a la comtesse.) Ma- 
dame aura l'honneur de vous recevoir ce soir. 

LE COMTE, è sa mère et tenant à la main un papier. 

Mais c'est ce matin qu'il faut que ma pétition soit remise, 

OU tout est perdu ! (ll jette le papier avec colère sur la table à droite.) 

JOSÉPHINE, appelant au fond. 

Jean ! (a Trisun qui veut la retenir.) Je vais chercher des ru- 
bans, de la gaze... et je reviens, car elles ne sont plus que 
deux femmes de chambre auprès de madame, qui est dans 
un état à faire pitié. (Au- fond, à Jean. ) Madame A'y est pour 
personne, entendez-vous? pour personne... (a demi-voix.) 
excepté pour la duclresse de San-Leone. 

(Elle sort par une porte à gauche.) 



LES DOIGTS DE FEE 



217 



SCENE XI. 
LE COMTE, LA COMTESSE, BERTHE, TRISTAN. 

LA COMTESSE, au comte. 

Venez, mon fils, sortons! Nous ne pouvons rester ici, après 
un tel outrage I 

. TRISTAN. 

Il n*y en a pas ! Et je vous assure, ma grand*mère, que 
vous avez tort de prendre la marquise au sérieux. Calmez- 
vous, de grâce! 

LE COUTE, s'asseyant devant la taLle à droite. 

Eh! oui, ma mère, il faut au moins que j'écrive! 

LA COMTESSE. 

Est-ce qu'elle lira votre lettre ! Elle n*eu aura pas le 
temps, et ce sera une humiliation de plus ! 

BERTHE, qui pendant co temps s'est approchée de la croisée à gauche. 

Une voiture vient d'entrer dans la cour... une dame élé- 
gante en est descendue. 

TRISTAN. 

Tant mieux ! Je ris d'avance de sa déconvenue, cela nous 
consolera. 

BERTHE. 

En attendant... et malgré la consigne de tout à l'heure, 
la jeune dame vient de franchir lestement les marches du 
perron; on Ta laissée monter. 

LA COMTESSE. 

Ce n'est pas possible I 



Scribe. - t»Euvrc> coraplcics. 



Iro Série - 8">« Vol. — 43 



fl8 COMÉDIES — DRAMB8 



SCENE XII . 

Les UÊUES ; HÉLÈNE, en toilette du matin élégante, et parlant en 

dehors. 

HÉLÈNE y en dehors. 

Ne prenez pas cette peine... c'est inutile!... 

TOUS. 

Q ciel ! 

HÉLÈNE, en dehors. 

Ne m'annoncez pas! 

LA [comtesse. 
Cette voix!... 

TOUS, Yojant entrer Hélèn«. 

Hélène! 

HÉLÈNE, i part, aperodT«iit Tristan. 

Tristan! Ma tante! 

BERTHE, courant à' elle. 

Toi! toi! Ah! je te retrouve donc enfin! après deux ans 
d'absence!... Mais regarde-moi donc!... que je te voie!... H 
me semble que tu es encore plus jolie I 

TRISTAN, à part. 

C'est vrai! 

BERTHB. 

Mais qu'es-tu devenue?... 

LA COMTESSE. 

Parlez. 

LE COMTE. 

Oui, parlez. 

LA COMTESSE; 

Qu'avez-vous fait? 



LB« DOIGTS BK TÛ% 2i9 

HELBNB. 

Rien dont je doive rougir 1 

BERTHE. 

Ohl nous en sommes bien sûrs, va!... Mais ce frais cha- 
peau, cette toilette élégante... cet air de contentement!... 
Tu n'es donc plus pauvre? le bonheur t'est donc venu? Ah! 
je devine!... tu as fait un beau mariage! 

TRISTAN, avec un cri. 

Un mariage ! 

LA COMTESSE et LE COMTE. 

Un mariage!... 

HÉLÈNE, avec douleur. 

Comme il a p&li ! 

BERTHE. 

Mais voyons 1 réponds-moi donc! conte-moi donc tout!... 
tes souffrances!... tes bonheurs surtout! et d'abord celui 
d'aujourd'hui... celui qui t'amène ici. 

LE COMTE. 

Chez la marquise de Menneville. 

BERTHE. 

Où tu ne seras pas reçue, je t'en préviens... car elle ne 
reçoit personne... mais c'est égal... 

SCÈNE XIII. 

Les mêmes ; JOSEPHINE, sortant de rappartement A gauche, tenant 

à la main de la gaze et des rubana* 

lOSÉPHINfi fait quelques pas, aperçoit Hélène, pousse un cri de joie. 

Ah! quelle arrivée inattendue! Vous, madame!... vous! 
Oh! que ma maîtresse va être heureuse!... (An comte et & Tris- 

tan qui yeulent l'empêcher de sortir.) Ne me retenez pas, HO me 

retenez pas!... Je cours la prévenir. 

{Elle s'élancto dans l'appartement à droite et disparaît.) 



â20 COMÉDIES — DUAMES 

BERTHE, à Hélène, après un moment de silence général. 

Tu es donc Tamie de la marquise? 

HÉLÈNE. 

A peu près I 

LA COMTESSE. 

Et tu es reçue chez elle? 

HÉLÈNE. 

Toujours ! 

LE GOMTL\ 

Tu as donc du crédit? 

HÉLÈNE. 

Un peu 1 

BERTHE. 

Du pouvoir sur elle? 

HÉLÈNE. 

Je le crois 1 

BERTHE. 

Ah 1 mon Dieu!., cette grande dame qu'on attendait... (au 

comtesse.) C*est elle!... (Prenant virement la pétition que le comtes 

laissée sur la ubie.) Tieus, ticns, porte à la marquise cette pé- 
tition de mon oncle !... 

LA COMTESSE, Toalant la retenir. 

Ma nièce I... 

LE COMTE. 

Je vous défends!... 

HÉLÈNE. 

De .vous servir?... Oh! non, vous ne me priverez pas de 

ce bonheur! (prenant le papier des mains de Berthe.] Dounel 

LE COMTE. 

C'est impossible!... il faudrait que cette pétition fCit re^ 
mise ce matin I 

HÉLÈNE. 

Elle le sera I 






LKS DOir.TS UV. FÉK 221 

BERTHE. 

Pour que nous ayons une audience aujourd'hui même! 

HÉLÈNE. 

Vous l'aurez ! 

JOSÉPHINE, paraissant à la porte de droite. 

Venez donc, madame, venez I on vous attend avec impa- 
tience I 

HÉLÈNE. 

Je vous suis! (a Berthe et au eomte.) Comptez sur moil 

(Elle s'élance dans l'appartement h droite.) 
BERTHE, après qu'Hélène a disparu. 

Eh bien!... grand'mère?... eh bien! mon oncle? 

LE COMTE, avec joie. 

C'est vrai, je l'ai toujours dit : notre nièce Hélène... 

LA COMTESSE, arec fierté. 

Notre nièce Hélène est toujours digne de nous. 

SCÈNE XIV. 

Les mêmes; RICHARD, paraissant  la porte du fond. 
BERTHE, courant A Richard. 

Ah! monsieur Richard, vous ne savez pas? Hélène est ici ! 

RICHARD, froidement. 

Je... le... sais. 

BERTHE. 

Comment? 

RICHARD. 

J'ai vu en bas sa voiture. 

LE comte. 
Sa voiture! 



222 GOMÉOIBS — DRAUBS 

l»l ■ I I II . ■ Il I ■!■ . 1 II I >■ 

BBBTHE. 

Et elle est mariée... duchesse de San-Leone ! 

LE COMTE. 

Ce duc San-Leone est un puissant personnage?... 

BERTHB. 

Un ambassadeur? 

LE COMTE. 

Un ministre ? 

LA COMTESSE. 

Un prince? 

RICHARD. 

Rien de tout cela I Hélène n'est pas mariée ! 

TRISTAN, ayec joie. 

Elle n*est pas mariée ! 

LA COMTESSE. 

Elle est donc veuve? 

TRISTAN. 

Parle donc! 

beRthe. 
Parlez ! 

RICHARD, que toui le monde écoute. 

Je le veux... il le faut... car il faut enfin que vous sa- 
chiez... ce que... Apprenez donc... que... que..^ qu'elle... 
est... qu'elle a Tho... Tho... l'ho... l'honneur d'être... 

tous. 
Achevez... 

RICHARD. 

Je ne demande pas mieux... (s'efforcent de parier.) mais ce 
n'est pas si facile que vous croyez... Voici la marquise qui 
vous le dira mieux que moi. 

(il reniante le théâtre et redescend i gauche.) 



LKB DOIGTS DJS FKE ' ââS 



_ SCENE XV. 

RICHARD, TRISTAN, LA MARQUISE, lortant de la porto à 
droite en costume du matin très-élégant ; LA COMTESSE, LE 

COMTE, BERTHE. 

LA MARQUISE, se retournant rers la droite» 
Soyez tranquille j chère belle... (Apercerant Tristan qni est en 

lace d'elle.) Ah 1 monsieur Tristan... 

TRISTAN, lai présentant ses parents. 

Madame... ma famille!... 

LA MARQUISE, se retournant vers les deux dames et le comte qu'elle 

salue. 

Mesdames, monsieur le comte, je remettrai moi-même 
cette note à mon frère. 

LE COMTE, arec joie. 

Quoi) madame I 

LA MARQUISE. 

Eh I oui, sans doute, elle le veu^ ! est-ce que je peux rien 
lui refuser? Mais pardon, mesdames, de vous avoir fait si 
longtemps attendre, et d'avoir à peine le temps de vous 
recevoir, c'est pour vous que je sors. Je cours chez mon 
frère... je veux y passer avant d'aller au steeple- chase ; cela 

me dérangera, mais n'importe I (Se tournant vers Joséphine qui 
se tient ou fond, portant son chapeau et son ohdLe.) Joséphine, VOUS 

direz & la duchesse deSan-Leone, si elle vient... que je n*ai 
pu Tattendre... que nous nous retrouverons aux courses. 

TRISTAN, étonné. 

ciel I (a la marquise.) La duchessc... n'était àmt ^às là..« 
auprès de vous?... 

(h moftire l'appartement à drvitti) 



S24 COMÉDIES -^ DRAMES 

LA MARQUISE, étonnée. 

Elle!... dachesse de San-Leone! (Arec admiration.) C'est 
bien mieux que cela I 

LA COMTESSE. 

Est-il possible ! 

L\ MARQUISE. 

C*est bien autre chose ! 

LE COMTE, bas à la comtesse. 

Dites-lui donc, ma mère, qu*elle est notre nièce ! 

LA MARQUISE. 

Ce sont les duchesses qui sont à ses pieds ! madame de 
Piombo en est folle ; la princesse de Sylli passe avec elle 
des matinées entières ; la marquise de Fréjùs ne parle que 
d'elle! et moi... moi, je ne sais pas ce que je ne ferais pas 
pour elle... 

LE COMTE. 

En v(<rité ! 

LA MARQUISE. 

Surtout après sa visite de ce matin 1 elle qui ne sort jamais 
ou presque jamais, venir chez moi qui ne l'attendais pas, 
qui n'osais pas F attendre ! 

LE COMTE, bas à sa mère. 

Dites donc que c'est notre nièce. 

LA COMTESSE, à la marquise. 

Oui, madame, oui... elle est charmante... et c*est... 

LA MARQUISE, l'interrompant. 

C'est à confondre de tenue, de manières, de distinction 1 
souvent j'ai cru qu'elle était des nôtres! 

LE COMTE, étonné. 

Gomment?... 

LA MARQUISE, continuant avec chaleur. 

Et un talent I un goût! c'est moelleux, c'est onduleux. 



LES DOIGTS DU FÉE 225 

cela dessine et accuse la taille... sans la trahir... (a u comteue 

et A Berthtf.) VoyeZ plutôt? 

LA COMTESSE, gtapéfait*. * 

Quoi ! cette robe... 

LA MARQUISE. 

Est-ce qu'on peut s'y méprendre ? c'est d'elle I c'est d'Her- 
mancel 

TRISTAN. 

Hermance I 

LE COMTE et L\ COMTESSE, ayoc indignation. 

Une couturière! !... 

LA MARQUISE, voyant le geste de la comtesse. 

Une couturière!... non pas... et vous avez raison de vous 
indigner... non, pas une couturière I mais une grande artiste! 
et, comme je le disais ce malin, une fée, une magicienne, 
qui d'un coup de baguette métamorphose... divinise... 

JEAN, paraissant au fond et annonçant. 

La voiture de madame ! 

LA MARQUISE. 

Adieu! je vais travailler pour elle, (au comte.) Je veux dire 
pour VOUS... puisqu'elle vous recommande si vivement, et 
tantôt, je l'espère, j'aurai de bonnes nouvelles à vous 
envoyer; 

(Elle sort TÎrement par la porte du fond.) 



Ui. 



CCS GOMÉDIBS — ORAMSS 



SCENE XVI. 
Les mêmes; excepté LÀ MARQUISE, 

(Le comte rient de tomber «Béaati dons un foutenil à droite, la comtesse 
dans na entre fantenil près de lui. Tristan, assis près dn canapé à 
gauche, cache sa tête entre ses mains. Berthe, debout pi^s de «a 
grand'mère, lui fait respirer des sels. Richard s'est assis à gaache, 
sur le canapé.) 



L'indigne 1 
Oh! 

L'infâme ! 
Ma mère ! 



LE COMTE, 



BERTHE. 



LA COMTESSE. 



BERTHE, cherchant à la calmer. 



TRISTAN, à part. 

Tout s'explique maintenant! cet amour qu'elle nous a 
avoué, il y a deux ans... cet amour qui rappelait ici... à 
Paris! (Arec dépit.) pendant que je la cherchais en Angleterre! 

LA COMTESSE. 

Déshonorer sa famille ! 

RICHARD, allant A elle comme pour lui parler. 

Déshonorer I... Ma... ma... (a part.) maudit bégaie- 
ment!... 

BERTHE, h sa grand'mère. 

Oh ! non... non... vous voyez bien qu'elle avait caché son 
nom... le nôtre... 

LE COMTE. 

Le nôtre!... il ne lui appartient plus! 

RICHARD, Toulant parler au comte. 

Mon... mon... sieur... 



j 



LES DOIGTS SB KÉK 581 

LA COMTESSE. 

Elle n'est plus de la famille. 

RICHARD, voulant parler à la comtessa. 

Ma.i» ina;>« dame! 

LA COMTESSE. 

Et j'espère bien qu'aucun de nous ne la reverra jamais ! 

LE COMTE. 

Je le jure ! 

TRISTAN, avee eolèr*. 

Et moi aussi ! 

BERTHE, & part. 

Moi ! je ne promets rien ! 

LA COMTESSE. 

Sait-on d'ailleurs» depuis ces deux années, ce qu'elle est 
devenue, ce qu'elle a fait?... 

BERTHE, arec indignation. 

Ah ! grand'mère !... (sns à Richard.) Mais vous, monsieur, 
qui savez tout... défendez-la donc! 

RICHARD. 

C'est ce que je veux... c'est... c'est la pa... pa... parole... 
qui ne veut pas... car je dis... 

BERTHE, à demi-Voix. 

Allez donc!... 

RICHARD. 

Je VOUS... VOUS dis, moi... (AVec explosion.) Ah! tant pis ! 
en avant les grands moyens!... Je vous dis, sacrèbleul... 

TOUS, étonnés. 

Monsieur Richard!... 

RICHARD. 

Ah ! chacun a son dictionnaire. Je vous diâ que je ne 
laisserai pas outrager la venu la plus pure, Tâilié la plttU 
noble... 



128 GOMÉDIEB — DRAMES 

BERTHB. 

A la bonne heure I 

RICHARD. 

Ne... ne m'interrompez pas... (a u eomusM.) Voas de- 
mandez ce qu'elle a fait... sacr... 

LE COMTE. 

Monsieur Richard !... 

RICHARD, è Berthc. 

Le jurement est pour moi le plus sacré des devoirs I (a la 
comtesse.] Ce qu'elle a fait !... Elle est arrivée ici, seule, sans 
appui, sans secours ; elle a vécu six mois dans un galetas, 
sans feu, travaillant quinze heures par jour, usant ses yeux 
et ses mains à faire pour un modique salaire des merveilles 
d'art, que d'autres revendaient à prix d'or... et elle y serait 
morte de faim... et de misère... si un ami ne l'avait décoo- 
verte et si, venant en aide loyalement à son honnêteté et à 
son courage, il ne lui avait prêté, presque malgré elle, de 
quoi s'établir. 

TRISTAN. 

Cet ami... quel est-il? 

RICHARD, troublé. 

Je... je ne... le connais pas ! 

TRISTAN, avec colère. 

C'est celui qu'elle aimait!... • 

RICHARD. 

Eh ! non I... non ! 

TRISTAN. 

Qui donc alors?... ose le dire... Qui donc? 

RICHARD, troublé. 
: , Est-ce que je sais ?. . . (Se retournant vers la comtesse.) YOUS me 

de... demandez... (Regardant Tristan.) Il m'a interrompu, (saut.) 
Ce qu'elle a fait... ce qu'elle a fait... 



i 



LES DOIGTS DE FEE 229 

LA COMTESSE. 

Elle a changé son écusson contre une enseigne 1 elle a 
taillé des robes pour des pratiques!... 

RICHARD. 

Est-ce qu'elle n*a pas pendant cinq ans taillé les vôtres ? 
est-ce que vous n'avez pas été sa pratique aussi?. .. une 
pratique qui ne la payait pas... voilà toute la différence ! 

LA COMTESSE et TRISTAN, 

Monsieur!... 

BERTHE, à part. 

Ce que c'est pourtant qu'un bègue lancé I 

TRISTAN. 

Monsieur Richard, oser prendre ainsi sa défense... 

RICHARD. 

Et qui donc s'en chargerait, puisque sa famille l'aban- 
donne ! (Regardant Tristan.) même les avocals... Oui, je la dé- 
fendrai, car je l'aime comme une sœur... je la vénère 
comme une sainte, car elle représente pour moi ce qu'il y 
a de plus pur au monde, ce qui est plus grand, plus utile 
que la gloire, plus noble cent fois que tous nos titres de du- 
chesse et de comte : le travail 1... 

TRISTAN. 

Oh ! le travail I Je l'honore partout, toujours... mais Hé- 
lène accepter... 

BERTHE. 

Tais-toi, malheureux ! la voici ! 

TRISTAN, à part. 

Trahi 1 Trahi par elle I... et pour qui?... 



OeMBDlfiS «^ DRAMES 



SCENE XVII. 

LE COMTE, LA COMTESSE, TRtSTAN, HÉLÈNE, .ortant de 
ift pérté à droite, BEtlTHE, RICHARD. 

HÉLÈNE, «ntrant. 

Berthe 1... 

BERTHE, lias è Hélène qni est yenne à elll. 

On sait tout, 

HELENE, faisant qnelqaes pas T«rs le eomte et la comtesse* 

Ma tante... mon oncle... 

LE COMTE. 

Je vous défends de nous donner ce nom. 

LA €OMtESSË. 

Nous vous renions tous ! 

LE COMTE, arec eflort. 

Oui, tous! 

(Tristan se tait.) 
BERTHE, à demi-voit. 

Mais pas moi, Hélène ! 

LA COMTESSE. 

Berthe, je vous ordonne de la quitter à Finstant... 

BERTHB. 

Mais, grand'raère... 

HBLBNE. 

Quitte-moi... va-t'en... 

LA COMTESSE. 

Qu'elle sache bien que, rejetée, repoussée par sa famille, 
c'est un adieu éternel qu'elle reçoit de nous... (Au eomta.) 
Venez, mon fils... 

(Le comte et la comtesse sortent arec Berthe.) 






LBS DOIGTS DB F^Ë 231 



HELENE, regardant arec joie Tristan qui demeure immobile. 

n reste!... 

(Tristan hésite un instant, regarde Hélène ; un transport de jalousie 
s'empare de lui, il fait un geste de désespoir et s'éloigne.) 



SCENE XVIII. 
HÉLÈNE, RICâAJâb. 

HÉLÈNE, arec douleur. 

Lui aussi 1 Ce que j'ai fait est-il donc mal ?... dois^je en 
rougir?... 

mCUARD. 

Rougir de la fortune gagnée par le travail!.;, non. Du- 
chesse Hélène, reprenez sans remords votre aigiiilié et vos 
ciseaux!... courage, et relevez la tête!... Vous n'avez rien 
à vous reprocher. 

(ils sortent tous les deux.) 




ACTE QUATRIÈME 



Les magasins cTHélène à Paris. — Porte au fond, deux portes à droite, deux 
portes à gauche; entre les deux portes à gauche,une glace; entre les deux 
portes adroite, une haute et large cheminée; à gauche, une table carrée 
fur laquelle il y a des registres de commerce, une écritoire, du papier et 
des plumes ; è droite,' un guéridon ; au milieu du salon, une grande table 
ovale, autour de laquelle sont assises Esther et trois autres demoiselles ; 
près de la table à gauche, Corinne et deux autres demoiselles, assises et 
irayaillaot ; sur la cheminée et sur le guéridon à droite, des bonnets, des 
coiffures placées sur des champignons d'acajou ou de palissandre. Sur 
les tables, des écharpes, des manteaux, des jupes. 



SCENE PREMIERE. 

CORINNE, près de la table de gauche, ESTHER, près de la table du 
milieu, AUTRES JEUNES FILLES, travaillant. 

CORINNE. 

Ne causons pas, mesdemoiselles, et travaillons. 

ESTHER, i la table du milieu. 

Est-elle prétentieuse et pédante, notre première demoi- 
selle ! 

CORINNE, aux deux jeunes filles qui sont assises près d'elle, A la table de 

gauche* 

Comme je vous le disais, je le tiens du petit clerc de nO' 
taire lui-même! Madame vient de signer un contrat... 

ESTHER et SES COMPAGNES. 

De mariage? 



Ï.ES DOIGTS DK PÉE 1288 



CORINNE, ftérèrement. 

Ne causons pas, mesdemoiselles, et travaillons! (Se retour- 
n«nt Ters deax aatres demoiselles.) Un contrat de vente ! elle achète 
cette maison!... un hôtel 1... Cela ne m'étonne pas ! depuis 
dix-huit mois, quelle clientèle!... quelle vogue!... quelle 
mine d*or ! c'est TÂustralie de la couture!... et tout cela, 
grâce à moi!... car madame ne fait rien... que dessiner! 

ESTHER. 

Elle a tant de goût! Trois coups de crayon... et voilà une 
robe charmante. 

CORINNE, se levant. 

. Ne causons pas, mesdemoiselles, (s'adressent à une des demoi- 

selles qui traraille à une robe.) Qu'cSt-CC que VOUS tenez là ? (Re- 

gardant son ouvrage.) G'est bien... je sais Ce que c'est, (a part, 

sur le devant de théâtre.) La robe de madame Balthasar, la 
femme du banquier, celle qui a dans le monde une si jolie 
taille, grâce à nous... une taille qui sort de nos ateliers I... 
En voilà une qui nous doit des triomphes 1 (s'adressent à Es- 
ther.) Mais, mademoiselle, faites donc attention... vous n'en- 
trez pas du tout dans l'espcit de ce corsage!... Voilà un dos 
qui n*a presque plus d'espoir! c'est une robe manquéel 
Pour qui est-elle ? 

. ESTHER. 

Pour madame de Berny 1... Elle l'avait commandée pour le 
bal de madame la marquise de Menneville. 

CORINNE. 

Il n*y a pas grand mal !... Elle ne sera pas invitée. 

ESTHER. 

On dit que si. 

CORINNE. 

Et moi, je vous dis que non ! On en parle assez dans le 
grand monde, dont je fais partie, pour que je sache les nou- 
velles officielles ! 



2{$4 COMÉDIES — DRAMES 

ESTHER. 

Et de qui les savez- vous? 

CORINNE. 

De toutes les marquises et duchesses qui Viennent dans 
nos salons. On ne voit que cela, rien que des femmes ! e'eit 
comme un couvent 1 Je n*ai pas idée que je reste ici... 'wa 
m*a déjà fait des propositions pour la Russie ! 

ESTHEa> se lerant. 

Est-elle heureuse I 

CORINNE. 

Et si ce n'était le scrupule d'enrichir l'étranger par les 
chefs-d'œuvre de l'industrie française... 

ESTHER, regardant rert le fond et aperceTant de loin nMdame de Berof 

et Richard. 

Voici du monde. 

CORINNE. 

Ne causons pas, mesdemoiselles, travaillons ! 

ESTHER. 

C'est madame de Berny avec .ce jeune diplomate» M. Ri* 
chard de Kerbriand..» 

CORINNE. 

Qui, depuis une semaine, depuis, son retour à Paris, vient 
tous les jours voir madame... Enfm, en voilà un I 

ESTHER. 

Allons donc!... un bègue ! un homme pour qui il faat 
toujours parler! 

CORINNE. 

Moi I j'aimerais assez un bègue ! 

ESTHER. 

Elle est si bavarde 1 

CORINNE. 

Ne causons pas, mesdemoiselles ! 



LS8 DOIGTS DB FÉE i^SÔ 



SCENE II. 

Les jeunes filles, aisises à droite et à gauche et traTaillant ; 
M»« DE BERNY et RICHARD, entrant par le fond atant 
la fin de la scène précédente , et redescendant jasqu^au bord du 
théâtre. 

M™« DE BERNT. 

Je l'ignorais, je vous le jure ! Quoi I M. le duc de Penn- 
Mar a pris la peine de combattre pour nousl... Je Ten re- 
mercie, ainsi que vous, monsieur, mais c'était inutile!... 
Que la marquise le veuille ou non, je suis tranquille ! Elle 
m'invitera chez elle, malgré elle, et par ordre supérieur ! 

RICHARD. 

Co.... comment cela? 

M!^ DR BERNT. 

Cela md regarde I (A Corinne.) J'entre chez Hermanfte et 
vais causer avec elle cle ma robe pour le bal de samedi pro<- 
chain. 

ESTHER, has à C^nne. 

Yotts voyez bien qu'elle ira 1 

CORINNE, de même. 

Elle n'ira pas ! 

^me DE bERKY. 

Je viens, en passant, d'admirer avec M. Richard quel- 
que chose de délicieux, de ravissant I 

CORINNE. 

Je m'en vante ! Des gerbes d'or dans un nuage bleu. 

l|i»« DE BERNY. 

C'est ce qu'il me faudrait I Je la veux... je la prends 1 
^'importe à quel prix ! 



236 COMÉDIES — DRAMES 



CORINNE. 

Impossible ! C'est commandé... c'est pour la reine de Por- 
tugal. 

M™« DE BERNT. 

Ah I je conçois qu'on envie la royauté 1 (Gaiement.) En at- 
tendant, je vais ce soir à TOpéra... où M. de Berny daigne 
me conduire... une représentation à bénéfice 1... Ainsi, 
ma chère Corinne, trouvez-moi une coiffure n(5uvelle. 

CORINNE. 

Je ne sais pas ce que j'ai... je ne sais (Montrant u eheminée 
à droite.) si c'cst la clialeur de cette cheminée, mais je ne 
me sens pas inspirée. 

M"* DE BERNY. 

N'importe I cherchez toujours, inventez-moi des fleurs, 
des fleurs impossibles, des fleurs qui n'existent pas 1 

CORINNE. 

Si j'étais de madame, je préférerais quelque chose de 
simple... de très-simple... un ruban et une pluie de dia- 
mants. 

M"** DE BERNY. 

Une pluie!... une rivière I... tout ce que vous voudrez! 
Mon mari ne me refuse rien... (Basa Richard.) quand il est 
jaloux... et je m^arrange toujours pour qu'il le soit au com- 
mencement de l'hiver. 

RICHARD. 

A l'époque des bals. 

M™* DE BERNY, regardant sur la tabla à droitt . 

Ah ! le joli bonnet ! Pour qui est-il ? 

CORINNE. 

Pour madame la marquise de Menneville. 

M"* DE BERNY. 

Ah!...ce nom-là seul me fait fuir! (a corinno.) rentre 
chez Hermance et je reviens, (a Esther.) Mademoiselle; vons 



LES DOIGTS DK FÉI£ 231 

me prendrez mesure tout à l'heure, (a Richard, lui faisant une 
grande réTérence.) Adieu, mon allié, mon défenseur ! A sa- 
medi ! Au bal ! Car j'irai I 

(Elle sort par la droite.) 
RICHARD. 

Elle y tient! (Regardant par le fond.) Justement... sa rivale 
et le duel... 

SCÈNE III. 
LA MARQUISE, LE DUC, RICHARD, CORINNE, ESTHER, 

et LES JEUNES FILLES, toujoari assises et trayaiUant. 
LA MARQUISE, au due. 

Je vous remercie, monsieur le duc, de m* avoir accompa 
gnée chez Herniance. 

LE DUC. 

Où moi-même j'avais affaire. 

LA MARQUISE. 

Et moi donc!... Taf faire la plus importante! une matinée 
dansante improvisée à l'ambassade d'AngIeterre> 

LE DUC 

Comme autrefois chez madame d'Appony. 

LA MARQUISE. 

Précisément ! la cour y sera, et c'est pour aifjourd*hui à 
quatre heures. 

(Apercèrent Corinne è gauche et aUont lui parler.) 
LE DUC, se retoornant et apercevant Richard A droite. 

Toi ici!... 

RICHARD. 

Pour une cousine de province qui... Et toi! Que viens-tu 
faire ? 



298 COMÉDIBS — DRAHBS 

LE DUC, rirement et é roix basse. 

Tune sais pas! Ma belle inconnue, elle... est ici! chez 
Hermance I... C'est une de ses clientes, j*en suis sûr ! 

RICHARD. 

Comment ? 

LE DUC. 

Je Tai vue tout à l'heure dans une voiture élégante qui a 
dépassé la mienne... et qui s'est arrêtée ici !... Elle y est... 
elle y doit être ! Je ne sors pas d'ici que je ne l'aie vuel... 

RICHARD. 

Rester ici I Ce n'est pas possible 1 

LE DUC. 

J'ai un prétexte... les dettes de Diana que j'ai à payer I 

LA MARQUISE, qui rient de causer avec Corinne. 

Ainsi, ma robe pour la matinée d'aujourd'hui... 

CORINNE. 

Sera prête dans une heure. 

LA MARQUISE. 

Je l'attendrai... je l'emporterai moi-même!... Ah! je viens 
de voir, dans le petit salon, une idée^ un projet de robe..* 

CORINNE* 

Dont le dessin est de madame et dont la coupe est de moi. 

LA MARQUISE* 

Une merveille d'élégance, de grâce et d'éclat* 

CORINNE i 

C'est poar la reine de Portugal ! 

LA MARQUISE; 

Quel dommage ! 

CORINNE. 

Et ce n*est rien encore..; c'est quand ce sera fini! C'est 
dans quelques jours qu'il faudra voir celai... 



LES DOIGTS DE FÉE 289 

LA MARQUISE. 

Je reviendrai 1... 

(Elle se dirige vers la table à gauche, et examine des échantillons ; pen* 
d«Dt ce tempft) U duc s'adresse à Corinne. ) 

LE DUC. 

Mademoiselle, vous serait-il possible de rassembler les 
différents mémpires de mademoiselle Diana ? 

CORINNE, cherchant. 

Diana ! . . . mademoiselle Diana 1 . . . 

LE DUC, à demi-Toix. 

De rOpéra. 

CORINNE. 

J'y suis !... C'est antérieur au règne de madame... et cela 
date de longtemps... N'importe, monsieur le duc, je vais 
interroger notre répertoire. 

RICHARD, regardant vers la porte à droite. 

Ah 1 Madame de Berny ! 

LE DUC, lai montrant la marquise è gauche. 

La marquise ! (a Richard en riant.) Les deux armées en pré- 
sence ! heureusement elles ne se parlent plus... 

SCÈNE IV. 

Les JEUNES filles, assises autour de la table, CORINNE, 

ESTHER, LA MARQUISE, à gauche ; LE DUC, M«« DE 

BERNY sortant du salon d droite ; RICHARD, près de la chemiaëe 
è droite. 

(Au moment où M™^ ,'de Berny sort du salon à droite, Esther se lève, s*«p- 

proche d'elle et lui prend mesure.) 

LA MARQUISE, à Corinne. 

J'étais là à examiner des étoffes pour le voyage de Fon- 
tainebleau... pour mes quatorze robes ! 



240 COMÉDIES — DRAMES 

LE DUC, qui est assis A droite^ se lerant et allant è elle» 

Quatorze robes! 

LA MARQUISE. 

Pour une semaine à Fontainebleau,*deux toilettes par jour, 
c*est le moins ; mais c^est d*une fatigue ! (jetant nn regard a •« 
gauche.) Cette pauvre petite madame Berny, qui désirait tant 
être du voyage et qui n'a pas pu, doit s'estimer bien heureuse 
d'être privée de tant de tracas. 

LE DUC, h demi-Toix. 

Prenez garde, elle est là ! 

LA MARQUISE, avec bonhomie. 

Ah I je l'ignorais... 

CORINNE. 

Heureusement qu'elle n'a pas entendu. 

LA MARQUISE, à part. 

J'espère bien que si I 

M"^® DE BERNY, A Esther qui lui prend mesure, lui montrant la Ubls 

A droite. 

Ah! la jolie coiffure... cela doit aller à ravir... à une 
femme de trente ans ! Pour qui est-elle ? 

ESTHER. 

Pour madame la marquise de Menneville. 

M"*® DE BERNY, se reprenant. 

Ah I c'est différent ! 

ESTBER. 

Vous voyez, madame, que vous vous trompiez ! 

M'^* DE BERNY. 

Certainement I j'aurais dit trente-cinq ! 

(Geste de colère de la marquise*) 
ESTHER, à M°»« do Bernv. 

Prenez garde, elle est là! 



LES DOIGTS DE FÉE ^41 

M"*® DE BERNY, arec naïveté. 

Ah ! je ne l*avâis pas vue ! 

ESTHER. 

Je crains qu'elle n*ait entendu. 

JtJ^ DE BERNY, à part, avec joie. 

Et moi, je m*en flatte ! 

(fille se retourne, aperçoit M™e de Menueyille qui l'aperçoit également. 
Toutes deux s'avancent l'une contre l'autre, et, sans se dire un root, se font 
une grande révérence et se retirent, Mme de Henneville par la droite, 
Mme de Bemy par la gauche.) 

RICHARD, se rapprochant en riant, du duc. 

Elles viennent de se donner deux révérences... 

LE DUC. 

Comme on se donne deux coups d*épée 1 Je vais dans le 
salon attendre ou chercher mon inconnue. 

(U s'élance dans le salon à droite.) 

SCÈNE V^ 

RJCHARD, sur la devant de la scène, deux ou trois JEUNES FILLES 
au fond travaillant, ESTHER, CORINNE, puis HÉLÈNE, sortant 
do l'appartement à droite. 

RICHARD, l'apercevant. 

Ahl Hélène!... 

UÉLÈNEy sortant de l'appartement à droite et distribuant des dessins aux 

jeunes filles. 

Mesdemoiselles 1 

m 

LES JEUNES FILLES, se levant. 

Madame ? 

HÉLÈNE. 

Ce dessin pour vous, Corinne, celui-ci pour Charlotte, 
celui-là pour Esther ; allez, allez, mesdemoiselles, qu'on s'y 
mette sur-le-champ ! 

(Elles sortent.) 
l. - Mil. ià 



242 COMÉDIES — ORAMBS 



SCÈNE VI. 
RICHARD, HÉLÈNE. 



HÉLÈNE. 



Bonjour, Richard, 

mCHARDy Tirant Hélêfl« qui s'asseoit près de la table et se met â 

dessiner. 

Que de persévérance ! Que de courage ! 

HÉLÈNE, gaiement. 

Moins que vous ne croyez... car je ne trouve que là ma 
force et ma consolation, et je puis vous l'avouer, à vous qui 
m'avez aidée de vos conseils et de votre argent... 

RICHARD. 

Argent que depuis longtemps vous m'avez rendu. 

HÉLÈNE. 

Cette résolution si effrayante, si terrible, que le désespoir 
seul m'avait suggérée... je l'ai adoptée d'abord avec grand'- 
peine... peu à peu avec résignation..» et enfin avec une sorte 
de fierté ! 

RICHARD. 

Ah I je vous crois ! 

HÉLÈNE, assise. 

Quand, toute sa vie, on a dépendu des autres, quand on 
n'a jamais connu que la maison d'autrui, on ne peut s' empo- 
cher de penser au bonheur de la liberté et- du chez sot... c*est 
un si doux rêve ! Et j'ai vu ce rêve se réaliser, et la réalité 
a dépassé toutes mes espérances^ Depuis deux ans que ce 
fonds, acheté par moi à un prix modique, a prospéré entre 
mes mains d'une manière si rapide et si miraculeuse, aux 
ennuis de l'oisiveté ont succédé les charmes d'une vie occu* 
pée ; à la dépendance, le commandement ; à la misère enfin, 
la fortune... (se leTant.) Ah! mieux encore..; le contentement 



LES DOIGTS DE FÉE 24S 



intérieur de Tavoir légitimement acquise. Cette maison élé- 
gante, achetée par moi, ou c*cst tout comme, car je n'ai plus 
qu'un payement à faire, et les fonds sont dans mon secré- 
taire, je ne peux m'empêcher de la regarder avec un orgueil 
heureux. Je ne franchis par une fois son large escalier, sans 
me dire, en m'appuyant sur la rampe : Ceci est à moi, gagné 
par moi 1 Et ma voiture donc !... car iltn'a fallu en prendre 
une, non par luxe, mais par nécessité, par économie ; la pre- 
mière fois que j*y suis montée, seule, toujours seule, je ne 
puis vous dire quelle folle joie s'empara de moi!... Pendant 
que je contemplais ce joli équipage, pendant que mes che- 
vaux m'emportaient dans leur course rapide, je me disais à 
voix basse : Par toi-même, par ton travail, duchesse Hélène... 
te voilà rentrée chez toi.l... mais le bruit de la voiture em- 
portait mes paroles, et personne, je Tespère, ne les aura en- 
tendues, pas même mes aïeux 1 

RICHARD. 

Vos aïeux vous pardonneraient votre fortune, en voyant 
l'usage :que vous en faites. Les grandes dames connaissent 
votre demeure, et les pauvres encore mieux 1 

HÉLÈNB. 

Oui, je serais heureuse 1... si je pouvais oublier... oublier 
cette scène d'hier!... toute cette famille qui m'a rejetée, qui 
a juré de né me revoir jamais I 

RICHARD. 

Vous n'avez plus besoin de personne, tout le monde vous 
reviendra. 

HÉLÈNE. 

Quelle idée ! 

RICHARD. 

Gageons 1 Eh ! tenez, j'ai déjà rencontré quelqu'un qui 
voudrait bien^ en secret>etBan8 que la famille en fût instruite, 
vous voir un instant. 



214 GOMKDIRS — DRAMES 

HÉLÈNE. 

Et qui donc?... 

RICHARD. 

Cherchez. Qui voudriez-vous que ce fût? 

HÉLÈNE, hésitant. 

Ma tante ? 

RICHARD, sonriant. 

Non! 

HÉLÈNE. 

Berthe? 

RICHARD. 

Ah ! vous parlez comme moi ! mais ce n'est pas là, j'en ai 
idée, ce que vous désirez le plus... 

HÉLÈNE, A demi-voix. 

Tristan ? i 

RICHARD. 

Lui-même, toujours furieux 1 Toujours irrité! Mais il a be- 
soin de vous parler, pour la dernière fois ! i 

HÉLÈNE. 

La dernière! 

RICHARD. 

II... il... se vante... 

HÉLÈNE. 

Et que me veut-il? j 

RICHARD. 

Je suis autant q^e vous curieux de le savoir... aussi dès 
qu*il viendra... car il va venir... 

HÉLÈNE, arec crainte. 

Vous resterez?... 

RICHARD, louriant. 

Je m'en irai. 



LES. DOIGTS DE FEE 245 

HÉLÈNE, écoutant. 

Taisez-vous... on parle... 

TRISTAN, en dehori. 

Oui, madame Hermance... ne peut-on la voir? 

RICHARD, & Hélènç. 

Ccst hii!... je vous laisse... je retourne dans vos magasins, 
près de ces demoiselles ; el[es parlent tant, qu'avec elles il y 
a toujours quelque chose à apprendre. 

HÉLÈNE. 

Et quoi donc?... 

RICHARD. 

D'abord, à... à se taire! 

(il sort par la gauche, Tristan entre par le fond.) 

SCÈNE VIL 

HÉLÈNE, assise à gauche, TRISTAN. 
TRISTAN, s'avançant et A part. 

Quel riche et somptueux hôtel! Et c'est ici sa demeure.,* 

HÉLÈNE, se levant et s'arançant vers Tristan. 

M. Richard m'a annoncé que vous désiriez me voir... 

TRISTAN. 

Oui... pour la dernière fois... 

HÉLÈNE. 

D me Fa dit... 

TRISTAN. 

Hier, Hélène... je vous ai reniée... repoussée .. mais ce 
n'était pas... et je tiens à vous l'apprendre, par vanité... de 
caste... par orgueil de famille... Si j'ai été méchant et cruel 
envers vous... (Éclatant.) envers toi, car il m'est impossible 
de te parler ainsi, l'habitude est plus forte que la colère et 
je me surprends malgré moi à le tutoyer, le permets-tja? 

U. 



246 COMiDIBS — DHAUmS 



HELENE. 

Comme tu voudras i 

• TfilSTÀN. 

Si je n*ai pu réprimer un premier mouvement de furetâr et 
de jalousie, c*est que ta position actuelle me prouvait une 
chose, dont je doutais encore, ton amour pour un autre 1 Tout 
m'était expliqué. Pendant que je courais en Angleterre pour 
trouver ce rival inconnu, pour t^arracher à lui... 

HÉLÈNE. 

Comment?... il serait vrai?... 

TRISTAN. 

' Tétais un insensé alors. .. et je ne le suis plus. C'est pour lui 
que tn quittais notre Bretagne... c'est lui qui t'attendait ici... 
à Paris... c'est lui... qui t'est venu en aide... 

(il se jette dans un fauteuil à droite.) 
HÉLÈNE, à part. 

Et lui laisser une pareille idée !... Ah !... c'est impossible! 
(Haut.) Tristan, j'ai toujours dit la vérité, je la dirai encore. 
Celui que j'aime] n'a jamais rien reçu de moi... qui lui don- 
nât le droit de m'offrir sa fortune... je ne lui dois rien, je 
le jure devant Dieu! je le jure sur l'honneur et sur notre 
amitié. Me crois-tu? 

TRISTAN. 

Oui ! mais cette amitié dont tu parles, c'est elle qui s'eftraie 
pour toi d'une position qui t'expose aux regards, aux imper- 
tinences... aux déclarations peut-être du premier fat... 

HÉLÈNE. 

Sois trancfuille»v; je sais me défendre. 

TRISTAN. 

Si tu te défends, c'est que tu es attaquée... et c'est tropl 
tnille fois trop I Mon Dieu, après ce que lu viens de m'avouer... 
je ne te parle pas ici comme un homme qui t'aime, m^s 
cpmhie un parent, comme un ami ; et au nom de ta A\ffà\é 



LB8 DOIGTS DB FSB 247 



de femme, je dis que tu te dois à toi-même, que tu nous 
dois à tous de rejeter avec horreur une profession... 

HÉLÈNE. 

Tais-toi I tais-toi I Je la bénis, (souriant.) Et quant aux dé- 
clarations, aux séductions dont tu parles, sois tranquille. (Por- 
tant la main à son cœur.) J'ai là, pour me défendre, un talisman. 

TRISTAN, avec jalousie. 

Un talisman !... Ah! oui... oui... je sais. 

HÉLÈNE, allant & lui. 

Pardon I pardon, mon ami! je suis une égoïste... j*ai ou- 
blié, moi, que j'allais l'affliger. 

TRISTAN. 

Non! nonl Cela ne sera rien! il faut bien que je m'y 
habitue. 



HÉLÈNE. 



Ne parle pas ainsi, je souffre tant de... 

TRISTAN. 

Non! non, te dis-jel... ce n'est rien!... j'ai agi là comme 
un enfant!... mais la raison revient... Ne parlons plus de cet 
homme... n'y pensons plus... 

(il passe près de la table à droite et s'j appuie de lé maia.) 

HÉLÈNE, à part. 

Âh ! qu'il faiit de (ïOurage pour ne pas pârléi^ ! 

TRISTAN, avec hésitation. 

Il est donc... ici... à Paris?... 

HÉLÈNE. 

Oui! 

TRISTAN. 

Il t'a donc suivie?... 

HÉLÈNE. 

Oui... 



248 COMÉDIES — DRAMBS 

TRISTAN. 

Et tu Taimes toujours?... 

BÉLÈNB. 

Toujours ! 

TRISTAN. 

Et lui?... 

HÉLÈNE. 

Lui... Oh 1 mille fois plus encore! 

TRISTAN, éclatant. 

Non... ce n'est pas vrai!... Non, il ne peut pas t'aimer 
comme je t'aime : une femme ne sauniit être adorée ainsi 
deux fois! Ah ! si tu savais !... si tu savais !... Les folies où 
ma vie se perd, pourquoi les ai- je faites? Pour t'oublier. 
Pourquoi ai-je joué? Pour t'oublier. Pourquoi tous ces 
amours insensés? Pour t'oublier. Vains efforts!... je n'ai 
pas pu. A peine t*ai-je revue hier, que tout ce mensonge 
de plaisir s'est dissipé, pour ne laisser place qu'au remords. 
Je ne te dois rien pourtant : ni amour, ni fidélité, puisque 
je ne suis rien pour toi. Eh bien ! cependant, à ton aspect, 
j'ai rougi de ces indignes liaisons, comme si c'était un 
outrage que je t'eusse fait. 11 me semblait qu'il y avait une 
profanation à donner place à des images qui n'étaient pas 
la tienne, même dans ce cœur dont tu ne voulais pas. 
Hélène!... Hélène!... pourquoi m'as- tu repoussé?... pourquoi 
n'as-ttt pas voulu ètre^à moi?... 

HÉLÈNE. 

Tristan... 

TRISTAN. 

Je ne t'en veux pas! Tu as bien fait... tu as agi en 
honnête fille, puisque tu ne m'aimais pas... Mais tu m'as 
perdu, Hélène, tu as brisé ma vie... et maintenant je n'ai 
plus qu'un espoir, c'est de m'en délivrer le plus tôt possi- 
ble. 



LES DOIGTS 1)K FEE 249 

HÉLÈNE. 

Ah ! Tu es un ingrat !.. Mais tu crois donc que je ne t'aime 
pas! Tu crois donc que j'oublie que tu as voulu m'associer 
à ta vie, moi pauvre et repoussée !... Ah ! si je pouvais te dire 
quelle émotion j'ai éprouvée quand tu m'as offert si géné- 
reusement ta main... 

TRISTAN . 

Pourquoi alors l'as- tu refusée? 

HÉLÈNE. 

Pourquoi?... pourquoi? Parce que je le devais! Mais si je 
n'ai pas pu être ta femme... crois-iu donc que j'aie cessé 
d'être ta sœur?... Et tn viens me dire, à moi... que ton seul 
espoir est de me quitter et de mourir I 

TRISTAN. 

Pardon!... pardon!... Que vcux-tu que je fasse pour 
expier celte parole ? 

HÉLÈNE. 

Ce que je veux?... Promets-moi que tu n'auras jamais 
un chagrin sans venir me le confier ! Promets-moi que tu 
ne feras rien sans venir me le soumettre... Promets-moi 
surtout... de tout accepter de moi... 

TRISTAN. 

Mais lui ! Il ne t'aime donc pas, s'il te permet de te dé- 
vouer à un autre?... il n'est donc pas jaloux!... 

HÉLÈNE. 

Ohl si! il l'est follement, éperdumentl mais pas de 
toi! 

tristanI 
Eh bien! Malheur à lui!... car si je le rencontre* moi... 
je le tuerai ! 



250 COMÉDIES — DRAMES 

SCÈNE VIII. 
TRISTAN, HÉLÈNE, CORINNE. 

CORINNE, mystériettsemant. 

Madame I 

HÉLÈNE. 

Eh bienl Quoi?.. Qu'est-ce que c'est? 

CORINNE, de même* 

Un monsieur qui paraît se cacher avec beaucoup de soifi 
demande à parler à madame... 

HÉLÈNE. 

Eh bien?... 

CORINNE. 

A elle seule... Il m'a remis pour elle ce petit mot... il 
est là qui attend. 

HÉLÈNE. 

C'est bien... laissez-nous. 

CORINNE, A part, en t'en alUnt» 

Décidément... cela commence! 

HÉLÈNE, qai vient de lire le billet. 

ciel ! 

TRISTAN. 

Qtt'est-oe donc?... 

HÉLÈNE. 

Je ne puis te le dire, 

TRISTAN. 

Qui donc t'écrit?... qui donc est là?,.. 

HÉLÈNE. 

Quelqu'un qui redouterait d'être vu.., de toi surtout... el 
je te prierai... 



LIS DOIGTS DE FÉE 251 



TRISTAN. 

Ah ! c'est lui! j'en suis sûr, et je le connaîtrai. 

(u s'élancf Ters bi porte è droite.) 
HÉLÈNE, Toulant le retenir. 

Y penses-tu?... C'est de la démence... et je te défends... 

TRISTAN, recalant de surprise. 

ciel!... Mon pèrel... 

SCÈNE IX. 
HÉLÈNE, TRISTAN, LE COMTE. 

LE COMTE. 

Vous ici^ monsieur 1 Chez Hélène ! ..» 

TRISTAN. 

N'y êtes-vous pas vous-même, mon père ? 

LE COMTE. 

Vous aviez juré de ne plus la revoir... 

TRISTAN. 

Vous aviez fait le même serment. 

LE COBfTE, an pea troublé. 

Moi... il s'agit en ce moment d'affaires de famille... et 
comme chef de la famille... j'ai à parler... (iioatrant Héi&ae.) 
à elle seule.*, en secret... 

TRISTAN, s'incUnant. 

C^est différent, mon père ! 

LE COMTE, avec un peu d'embarrai. 

Je désire que votre grand'mère ignore totalement cetié 
visite... Vous m'entendez ? 

TRISTAN. 

Je me conformerai à vos ordres. 



252 COMÉDIES — DRAMES 



LE COMTE. 

Laissez-nous. 

TRISTAN, 60 t*en allant, et bas à Hélèna. 

Qaand le reverrai-je? 

HELENE, de même. 

Quand tu le voudras ! 

(Trûtao sort par le fcad.^ 



SCENE X. 
HÉLÈNE, LE COMTE. 

LE COMTE. 

Je suis fâché que mon fils m'ait rencontré... ma démarche 
va lui donner à penser... ce qui est vrai... du reste, que je 
désapprouve Texcès de rigueur de ma mère. 

HÉLÈNE. 

Que dites- vous? 

LE COMTE. 

Oui, ma chère enfant... je ne pouvais hier le défendre, 
comme je l'aurais voulu, cela aurait redoublé son exaspé- 
ration ; bien plus, j'étais obligé de dire comme elle. C'est 
ma mère, après tout... et tu comprends... ce que nous im- 
pose ce titre sacré... Mais aujourd'hui que nous sommes 
seuls, je puis te dire combien j'ai été .peiné et désolé de 
la scène que Ton l'a faite hier, ma pauvre enfant. 

HÉLÈNE. 

Ah 1 je Tai déjà oubliée ! 

LE COMTE. 

Comme je le disais après ton départ... on aura beau se 
fâcher et s'exalter... la famille est toujours la famille, ses 
liens sont indissolubles, et vous ne pourrez jamais empêcher 
qu'Hélène ne soit notre nièce. 



LES DOIGTS DE FEE 253 

HÉLÈNE. 

Ahl comment vous remercier, monsieur?... 

LE COMTE. 

Dis-moi... mon oncle... 

HÉLÈNE. 

Quoi! vous le voulez bien... vous y consentez!... - 

LE COMTE. 

Toujours... quand nous serons entre nous, quand nous 
serons seuls ; et pour te montrer combien je suis au-dessus 
des idées mesquines et arriérées qu'on me suppose, pour 
te prouver que je te regarde toujours comme ma nièce, je 
viens m' adresser à toi, te demander un service. 

HÉLÈNE. 

mon cher oncle !... vous me rendez confuse ! 

LE COMTE. 

Deux tracés sont proposés pour un nouveau chemin de fer ; 
tous deux offrent des avantages nombreux, mais différents. 
Si Ton choisit le tracé à gauche, qui traverse nos terres de 
Bretagne, nous faisons des bénéfices énormes, et notre 
famille est à jamais relevée. Mais si Ton préfère la tracé de 
droite, nous sommes ruinés ! 

Ruinés!... 

LE COMTE. 

De fond en comble. Une commission est nommée, qui doit 
se composer de cinq membres... on n'en connaît encore que 
quatre... mais les deux que j*ai vus sont contre nous... rien 
à espérer de ce côté. 

HÉLÈNE. 

Et les autres... qui soiU-ils? 

LE COMTE. 

Le premier est un banquier... un capitaliste que tu dois 
Scribe. — CEuvres complètes. l'^ Série. — S"»* Voï. — 15 



254 COMÉDIES — DRAMES 

connaître, M. Balthasar... dont la femme est, dit-on, de tes 
clientes I 

HÉLÈNE. 

Oui... oui... Balthasar ne refuse rien h sa femme... la- 
quelle m'est toute dévouée. (Passant à la table à gauche.) Et 

en lui écrivant ce petit billet confidentiel... (EUe écrit.) en lui 
disant surtout que c'est pour mon oncle... 

LE COMTE, Tivement. 

Garde-t'en bienl... ta recommandation aura d'autant plus 
de force qu'on ne saura pas du tout, du tout, notre parenté I 
Tu pourras parler bien plus librement de mes talents, de ma 
capacité.. •tandis qu'autrement... on pourrait suspecter... 

HÉLÈNE, souriant. 

Je comprends... (se ie7ant.)Et l'autre arbitre de votre sort, 
l'autre membre de la commission ? 

LE COMTE. 

On l'a nommé parce qu'il est de notre pays, de la Br^- 
tagne, et sa voix sera la plus influente... C'est un gran^ 
seigneur... un duc... un ami de madame de Menneville, aycjc 
laquelle je viens de le voir arriver ici... tout à l'heure... 
(Montrant l'appartement è ganche.) Et, tiens, regarde dans ce petit 
salon. 



HÉLÈNE. 



Ce jeune homme qui cause avec ma première demoiselle ? 

LE COMTE. 

Lui-même î... 

HÉLÈNE. 

Où l'ai- je vu?... Ah ! je me rappelle! j'ai voyagé tout un 
jour avec lui en chemin de fer... Moi lui rien demander I... 
Impossible, mon oncle 1... C'est impossible I 

LE COMTE. 

Alors, tout est perdu ! Car il ne s'agit pas de moi seul, 
mais de Tristan ! 



LES DOIGTS DE KKE 255 

HÉLÈNE, vivement. 

De Tristan !... Que dile§-yQH§ ? achevez ! 

LE COMTE. 

Si tu ne peux nous venir en aide, si j*écboue dans cette 
entreprise... mon fils compromis, sans le savoir, par moi, 
par mon imprudence... voit son avenir à jamais perdu. 

HÉLÈNE, avec frayeur. 
L'avenir de Tristan!... (Entendant le duc dans l'appartement à 
gauche.) G*est le duC ! (Remettant à son oncle la lettre qu'elle vient 
d'écrire 0t qu'elle tient encore h la main.) PorteZ vite cette lettre ! 

LE COMTE, la prenant, vivement. 

Bien... bien... je cours chez madame Balthasar, et de là 
m'informer si le cinquième membre de la commission est 
nommé. 

HÉLÈNE, le pressant. 

Partez, vous dis-je I 

LE COMTE, sortant. 

Toi, songe à nous I... à ta famille 1 

HÉLÈNE. 

Soyez tranquille *I 

(Le comte sort.) 

* Cette scène nous paraissait et nous paraît encore dans le 
caractère du personnage. On Ta blâmée, nous l'avons changée 
au théâtre pour obéir à la critique ; nous la rétablissons ici 
pour obéir à notre conscience littéraire. 'On trouvera à la fin 
de la pièce, et parmi les variantes, la scène telle qu'elle est 
repr^^e^t^e ac^ueU^niei^t çur le Théâtre- Français. Le public 
jugera et les directeurs de province choisiront entre les deux 
manières. 



256 COMÉDIES — DRAUES 



SCENE XL 
HÉLÈNE, poil CORINNE et LE DDG. 

HÉLÈNE. • 

Il s*agit de Tavenir de Tristan!... Ah! je réussirai I... 

CORINNE, entrant arec le dve. 

Oui, monsieur, Tolume III, folio 14 du répertoire, j*anrai 
maintenant trouvé cela en une minute I 

HÉLÈNE. 

Qu'est-ce donc? 

CORINNE. 

M. le duc de Pcnn-Mar... 

HÉLÈNE, à part. 

Lui!... le protecteur de Richard. 

CORINNE. 

Qui demandait, pour les acquitter, des mémoires. 

LE DUC. 

Que Ton tarde bien à me donner, (à part.) Allons, déci- 
dément, elle n*est pas ici ! (s'ayancant Tors Hélène.) Yeulllez 
donc, madame... (La regardant.) ciel! mon inconnue!... ce 
n'est pas possible. Vous, madame Hermance!... 

HÉLÈNE. 

Moi-même, monsieur le duc!... désolée qu'on vous ait fait 
attendre... H&tez-vous, Corinne. 

CORINNE, feuilletant on grand lirre. 

M'y voici, madame, je vais relever sur notre registre les 
différents articles. 

LE DUC. 

Ah 1 je ne suis pas pressé ! 

CORINNE. 

Monsieur le duc trouvera peut-être le mémoire plus conai- 



LES DOIGTS DE FÉE 257 



dérable qu'il ne le croyait. C'est toujours comme cela à 
rOpéra, surtout avec la danse! ça s'élève, ça s'élève I 

LE DUC, aTOC impatience. 
C'est bien ! (Se retoamant yers Hélène.) Depuis la jouméc qUO 

nous avons passée ensemble, madame... 

HÉLÈNE. 

Oui!... en revenant de Lyon... où j'avais été commander 
des étoffes... 

LE DUC. 

Que de peines, de démarches inutiles... pour vous re- 
trouver!... Mais tous les instants de ce jour, si rapidement 
écoulé, sont restés présents à mon souvenir! et rien n'a 
pu les en effacer. 

CORINNE, assise devant la table à gauche et transorÎTant du grand 

lirre sur un papier détaché. 

a Note de mademoiselle Diana, artiste de l'Opéra. » 

LE DUC, à part. 

Ah! il y a des hasards maladroits... (Haut, a Hélène.) Ce 
jour... où tant de charmes unis à tant de raison... m'ont fait 
renoncer... à tous ces amours futiles... 

CORINNE, continuant A écrire. 

« Petit Charles-Quint en velours bleu à trois collets. » 

LE DUC, avec impatience, A part. 

Quelle position pour un diplomate! (Haut, a Hélène.) Écoutez- 
moi, de grâce, et si vous doutez de la sincérité de mes pa- 
roles, s'il vous faut des preuves... 

CORINNE, continuant d'écrire. 

« Toilette naïade, en tulle vert Azof, relevée de plantes 
aquatiques... deux mille francs. » 

LE DUC, ayec impatience. 

C'en est trop ! 



:258 GouÉDiES — drames 



CORINNE. 

C'est en conscience... il y a pour cinq cenls francs d*éio!ifeé 
seulement. 

LE DUC. 

G*estbien! Vous ferez porter bhez moi.;; Je p&]r6 tout 
aveuglément. 

(Corinne sort.) 
HÉLÈNE, au duo. 

C'est un tort, monsieur, voilà comme on est trompé, et si 
vous voulez prendre la peine de lire... 

LE DUC. 

Ah! c'est abuser de vos avantages!... C'est battre on 
homme à terre. PTadmettez-vous pas qu'il y ait des erreurs 
dont on rougisse, et qu'alors le passé soit presque le garant 
de l'avenir?... Celui (Jtti tous adora sans voûs cohnaitré... 

Hélène: 
A dû, en me connaissant, perdre ses illusions. 

le DVd. 

du les échanger peut-être contre d'autres, t)lds ^diiî- 
santes, plus poétiques encore... 

HÉLÈNE. 

De la poésie... avec une coutdHùré! 

LE DUC. 

Eh! quelle duchesse en inspirerait plus que vous? Je vous 
juré... itlàïs tioh, ce sera à mes àctioils et ndfa â ttièâ ser- 
ments que je laisserai le soin de vous persuader. Mcttël- 
moi à telle épreuve que vous voudrez... l)àrlèz... cdiM- 
mandez... 

HÉLIinÈ, se leVén\. 

J'ai grande envie d'essayer. 

LE DUC. 

J'attends vos ordres. 



LBS DOIGTS DK KKE "Ib^ 

m 

HÉLÈNE, après an insUnt d'hédtation. 

Monsieur le duc, vous êtes membre d'une commission... 
au sujet d'un chemin de fer projeté en Bretagne? 

LE DUC. 

Ce soir même nous aurons séance, si, comme on Tassure, 
notre cinquième collègue est nommé. 

HÉLÈNE. 

Vous le connaissez ? 

LE DUC. 

Non, madame, pas encore; mais que puis-je pour vous? 

HÉLÈNE. 

Deux projets... vous allez me trouver bien savante, mon- 
sieur le duc... deux projets vous sont présentés... tous deux 
également bons et avantageux; ainsi votre galanterie ne coû- 
tera rien à votre conscience... Je suis, monsieur, pour le 
chemin de la rive gauche. 

LE DUC. 

Alors, madame, vu que ma conscience n'est pas intéressée, 
mon opinion est faite. 

HÉLÈNE, vivement. 

Voua me donneriez votre voix? 

LE DUC, avec galanterie. 

Je n*en ai qu'une par malheur ! 

HÉLÈNE . 

Ah! monsieur le duc, comment reconnaître?... 

LE DUC. 

En me permettant, au sortir de la commission, de venir 
vous annoncer le résultat de la séance. 

(Hélène s'incline et fait la révérence au dac qui la salue et sort^ 



260 COMÉDIES — DRAMES 



SCENE XII. 

HËLENE| seule. 

Deux voix ! deux voix acquises par moi ! Mais ce n'est pas 
tout, il nous en faut une troisième, c'est là qu*est la victoire! 
(Écoutant.) Eh I mon Dieu! qu'entends-je ? 

SCÈNE XIII. 
HÉLÈNE, RICHARD, M™ DE BERNY. 

RICHARD, donnant le bras à U™® de Rernjr. 

Calmez-vous, madame... 

M™* DE RERNY. 

Je vous remercie... ce ne sera rien I 

HÉLÈNE. 

Eh! mon Dieu!... (Avec inquiétude.) Qu'y a-t-il donc? 

RICHARD, qui vient de faire asseoir fà^^ de Berny sur un fanteoil. 

Il y a que... madame était à étudier des étoffes, lorsqu'on 
lui remet un petit billet... Elle pâlit... elle chancelle... el 
sans mon bras qu'elle a daigné accepter... 

HÉLÈNE. 

ciel ! C'est donc une nouvelle... 

M™" DE BERNV. 

Affreuse!... Je n*irai pas au ba4. 

4 HÉLÈNE. 

Le bal de la marquise de Menneville ? 

M™® DE BERNY. 

Et quel autre m'eût causé une telle émotion? C'était une 
lutte! un défi public entre nous deux... elle avait juré de ne 



LES DOIGTS DB FEE 261 

pas m'inviter... et j^avais juré, moi, qu'elle mUnviterait... 
parce que je comptais sur son frère, le directeur général, 
qui, pour m'être agréable, m'avait formellement promis d'ob- 
tenir de sa sœur une invitation ! Je devais être présentée à 
l'ambassadeur persan... Eh bieni la marquise a résisté aux 
prières, aux instances, aux ordres de son frère... Quand elle 
devrait se brouiller avec lui, a-t-elle dit, quand elle ne de- 
vrait jamais donner de bal... elle ne cédera pas... elle ne 
céderait à personne, pas même au schah de Perse . 

mCHARD. 

Dès que cela devient... une question politique... j'y re^ 
noncerais... 

U^'' DE BERNT, se lerant. 

Y renoncer!... Mais c'est une honte... une humiliation... 
aux yeux de tous!... (Bas & Richard.) plus oucore... aux yeux 
d'une personne que je devais trouver à ce bal! (a Hélène.) Et 
puis un autre chagrin, car ils m'arrivent tous aujourd'hui! 
Je n'ai plus besoin de ma nouvelle coiffure : je ne vais pas 
ce soir à l'Opéra ! 

HÉLÈNE. 

* 

Gomment cela ? 

Hl"« DE BEBNY. 

M. de Bemy, qui devait m'y conduire, vient d'être nommé 
d'une commission... 

HÉLÈNE, à pnrt. 

Ciel! 

M™« DB BERNY. 

Qui s'assemble ce soir ! 

RICHARD. 

Celle dont le duc de Penn-Mar fait partie? 

HÉLÈNE, Tiremcnt. 

Une commission pour un chemin de fer? 

15. 



262 COMÉDIES — • DRAMBS 

M"»® DE BEHNY. 

Oui. 

UÉLÈNE, de inAme. 

Qui doit jpasser dans uà coiii dû florbiliaii? 

M"*® DE BERNY. 

Précisément. 

HELEN£| arec un transport de joie* 

Ahl madame! cUère madame I... 

M"« DE B£ar(Y« 

Qu'avez-vous donc?... 

HÉLÈNE. 

Je vous aurai une invitation au bal de la marquise. 

M'"^ DE BERNY, poussant an cri de joie. 

Ah 1 ne me trompez pas ! (portant la main à son cœur.) Ne me 
donnez pas des émotions pareilles 1 Une invitation... à moi! 

HÉLÎilNÉ. 

A vous ! Si vous le voulez j 

M"*® DE BEaNV. 

Je le veux... que faut-il faire? 

HKLENE* 

Obtenir de votre mari... 

M"** DE BERNY. 

Je Tobtiendrail olil... je Tobliendrai. 

RICHARD. 

Mais... vous ne savez pas encore... 

M""® DE BERNY. 

C'est égal ! 

HELENE. 

Que, dans la commission, il vote pour la rive gauche! 

M"** DE BERNY. 

Il votera ! 



LES DOIGTS DE ^BB 263 

RICHARD. 

Vous entendez bien ! La rive gauche ! 

HÉLÈNE. 

N'allez pas vous tromper. 

M"® DE BERNY. 

Oui... oui... c'est compris! il faut que la commission... 
que la commission... donne à gauche! Et vous comptez, 
pour cela, sur mon mari ! c'est dit ! (â Hélène.) Mais j'aurai 
mon invitation? 

HÉLÈNE. 
Vous raiirezl (a Richard, pendant que M^® de Beruy arrange 
sa coiffure devant la glace à droite.) Le SUCCèS OSt asSUlé, la ma- 

jorité est à nous ! Car nous avions déjà deux voix ! 

RICHARD. 

Celle du duc... il vient de me le dire ! 

HÉLÈNE. 

Et celle de M. Balthasar ! elle m'est acquise d'avance. 

M"*® DE BERNY, avec effroi. 

Balthasar ! 

RICHARD. 

Qu'avez-vous donc ? 

M"*« DE BÉRNY. 

Je ne réponds plus de rien ! 

HÉLÈNE. 

- Ociel! 

M"** DE BERNY. 

Si M. Balthasar vote pour, mon mari volera contre ! 

RICHARD. . 

Ils... ils... sont... confrères. 

M"*® DE BLR.NY. 

Ils sont ennemis 1 



264 GOUéDIKS — DRAMES 

RICHARD. 

C*est... ce que je voulais dire 1 

M™® DE RERNY. 

Us se (létcstenlî.,. Une rivalité... 

RICHARD. 

. De femmes ! 

M«»« DE BERNY. 

Non, de millions \ Vous ne savez pas quelles haines ef- 
froyables 8*allument de millionnaires à millionnaires! Nos 
jalousies, à nous autres femmes, Tenvie des hommes de 
génie entre eux, les guerres même des conquérants ne sont 
que des idylles auprès des haines des capitalistes de nos 
jours ; auprès de ces combats acharnés de spéculateurs qui 
rivalisent de créations industrielles, qui luttent de chemins 
de fer, qui joutent de luxe, de profusions, d'extravagances ! 
M. Balthasar donne un bal de vingt mille francs, M. de 
Berny donne un souper de quarante ! M. Balthasar crée une 
revue, &1. de Berny fonde un journal! Enfin, si, par bonheur, 
M. Balthasar a Tidée de se construire un hôtel, mon mari 
me donnera sur-le-champ un palais; j*y compte bien. G*est 
un steeple-chase de vanité prodigue, où le vainqueur ne 
voit, pour prix de la course, que le désespoir du vaincu!... 
Yoilft où nous en sommes ! 

RICHARD. 

Je comprends!... Sachant que M. Balthasar est pour nous... 

HÉLÈNE. 

Jamais M. de Berny ne consentira à être de son avis. 

AcHARD. 

Aucun moyen... de Ty contraindre? 

M™® DE BERNY, vivement. 

Si! un seul... (a Richord.) Je vous ai dit qu'il était jaloux 
comme un tigre ! et il y a quelqu'un dans ce moment, un 
adorateur assidu qui le désespère, dont Timage le poursuit 
même à la Bourse cl trouble ses rêves dorés ! Si je consens 



LES DOIGTS DE FEE 265 

à ne plus le recevoir chez moi, mon mari accordera tout I 

RICHARD* 

Qael dévouement I... 

M"''' DE BERNT, rirement à Hélèat. 

Mais j*aurai mon invitation? 

HÉLÈNE, dt) même. 

Vous l'aurez I 

RICHARD, arec compassion. 

Et ce pauvre jeune homme... cet amoureux?... 

U^^ DE BERNY, gaiement. 

Peu m'importe... je n'y tiens pas ! 

RICHARD. 

M. de Bemy a donc tort d'être jaloux? 

ll™« DE BERNY, à Richard. 
De celui-là, oui I... (Se tournant vers Hélène.) AdicU... adieu... 

je réponds de tout. 

(Elle sort Tirement par le fond.) 

SCÈNE XIV. 
HÉLÈNE, RICHARD. 

HÉLÈNE, a?ec agitation. 

Et moi, de mon côté, songeons à tenir ma promesse. 

RICHARD. 

Que comptez-vous faire? 

HÉLÈNE. 

Tout au monde, car M. de Lesneven prétend que de la 
réussite de ce projet dépend l'avenir de son fils. 

RICHARD. 

Comment cela? 



2B6 COMÉDIES — DRAMES 



HÉLÈNE. 



Je rignore I il n'a pas eu le temps de me Texpliquer. 

RICHARD. 

Je le saurai, moi !... Je vous le promets. 

HÉLÈNE, lui serrant la main. 

Merci! Mais en attendant il faut à tout prix... Voici la 
marquise ! 

SCÈNE XV. 
Les mêmes ; LA MARQUISE, puis CORINNE. 

LA MARQUISE, entrant vivement. 

Alil ma chère Hermance... je viens d*essayer ma robe, 
c'est admirable ; vous vous êtes surpassée ; il y a là un goûl, 
une invention! (Apercevant Richard.) Ahl monsieur Richard... 
vous n'êtes pas invité à la matinée dansante de l'ambassa- 
drice? 

RICHARD. 

Non, madame. 

LA MARQUISE, avec compassion. 

Je VOUS plains!... vous m'auriez vue! Hermance m'a impro- 
visé en quelques heures une toilette qui est un chef-d'œuvre ! 
une merveille ! 

RICHARD. 

Que sera-ce, portée par vous ! (Bas, à Hélène.) Voilà le mo- 
ment. 

HÉLÈNE, bas à Richard. 

Pas encore ! 

LA MARQUISE, à Richard. 

Imaginez-vous ce qu'il y a do plus difficile au monde, 
une robe de bal de jour 1 quelque chose entre la grande 



LES DOIGTS DE FÉE 267 

parure et la demi- toilette ! un coitipromis entre rhabillé et 
le négligé. Eh bien! elle a touché ce point délicat avec une 
justesse... une grâce... (Regardant la pendule.) Ah ! bou Dieu! 
trois heures... dans l^instant... une heure à peine pour m*ha- 
biller... définitivement! oh! voyez-vous, je serai d*un joli!... 
Adieu... 

(£lie fait quelques pas pour sortir.) 
RICHARD, bas à Hélène. 

Elle part. 

H£LEN£y à la marquise. 

Madame !... me permettrez-vous de vous arrêter un inslaut? 

LA MARQUISE. 

Quelque correction à faire... quelque idée nouvelle?... 

(a Corinne qui entre en ce moment.) Ne pOrteZ paS OnCOrd la robc 

dans ma voiture... laissez-la ici. 

CORINNE, escortant Esiher qui porte un carton que l'on place sur une 

table à droite, près de la cheminée. 

Prenez garde surtout, mademoiselle, de rien compro- 
mettre... (Ouvrant le carton.) Et commo c'est arrangé! 

HELENE, à la marquise. 

Vous êtes donc satisfaite de mon travail ? 

LA MARQUISE. 

Satisfaite!... Dites ravie... enthousiasmée... 

HÉLÈNE. 

Ainsi... si je vous demandais peur prix... 

LA MARQUISE. 

Oii ! le prix que vous voudrez ! Égorgez-moi ! Assassinez- 
moi! Je ne me plaindrai pas. 

HÉLÈNE. 

11 ne s*agit.pas de prix d'argent, mais d'une faveur qui li) 
serait bien précieuse. 



268 COMÉDIES — DRAMES 



LA MARQUISE. 

Laquelle? voulez-vous une mission... une inspection.., un 
chef de gare? 

HÉLÈNE. 

Je veux quelque chose de plus facile... car vous n*avez, 
pour me raccorder, que quelques mois à écrire, et pourtant 
j'hésite à vous les demander, car je sens qu'il vous encoù« 
tera beaucoup. 

LA MARQUISE. 

Qu'est-ce donc? 

RICHARD, à part. 

Voilà que j'ai peur! 



HÉLÈNE. 



C'est... c'est de me donner, pour votre bal de samedi 
prochain, une invitation pour une de mes clientes. 

LA MARQUISE, s'approchani de la table à gauche et prenant une plume. 

Une invitation!... Pour qui, ma toute belle? 

HÉLÈNE, hésitant. 

Pour madame... 

LA MARQUISE, 

Madame?... 

HÉLÈNE. 

Madame de Bemy. 

LA MARQUISE, jetant la plume arec colère. 

Inviter chez moi... madame Bemy!... J*aimcrais mieux 
avoir... trente ans!., les trente ans qu'elle me donne... et 
que je n'ai pas. 

RICHARD, à part. 

Aïe! 

HÉLÈNE, arec douceur, et s'approchent de la marquise. 

Vous m'avez dit quelquefois, madame la marquise, que si 
jamais je vous demandais un service... 



LES DOIGTS DE FEE 269 



LA MARQUISE. 

Je VOUS le rendrais, et je vous le dis encore... mais invi- 
ter madame Bemy ! . . . 

HÉLÈNE, arec émotion. 

Ce sera plus qu*un service... ce sera une grâce qui vous 
assure à jamais et mon cœur... et ma reconnaissance... 

LA MARQUISE, avec ironie. 

Certes, Toffre que vous me faites de votre cœur est bien 
propre à me toucher ; mais cette offre même, si précieuse 
qu'elle soit, me prouve que, dans le rang que j'occupe, l'on 
a tort d'être, comme je le suis, trop bonne, trop simple, 
dans de certaines relations : c'est une leçon dont je profite- 
rai, mademoiselle, et vous aussi... je l'espère... (a Corinne, 
d*un ton d'autorité.) Portcz ccttc robc dans ma voiture. . allez 
vite. 

HÉLÈNE, de même. 

Restez. 

RICHARD, se frottant les mains. 

A la bonne heure I 

LA MARQUISE. 

Que dites-vous? 

HÉLÈNE. 

Que ces chiffons de gaze auxquels la façon et l'arrange- 
ment donnent seuls de la valeur, que cette toilette est encore 
à moi, madame. 

LA MARQUISE. 

A vous! 

HÉLÈNE. 

Nous garderons donc chacune ce qui nous appartient ! 
vous, votre rang... moi, mon travail, quelque médiocre qull 
soit. 

LA MARQUISE. 

L'ai- je bien entendu? Vous auriez l'audace?... 



â70 COMEDIES — DRAMES 

HJELBNE* 

De ne donner cette robe ni pour or, ni pour argent, mais 
en échange seulement d*une invitation de bal pour madame 
de Berny. 

LA MABQUISE, remontant le théâtre. 

Jamais! It pronterai que cette toilette est à moi ! 

HÉLÈNE: 

Je proiiVetài le contraire, ntadame; en en disposant comme 

je rëÛtendè; (Elle la jette dans là bheÀIflée.) 

La MÀÀQÙISE, avec iin cri et roâlanï s'ilâncer. 

Arrêtez... courez... Brûlée! 

(site tombe dans les bras de Corinne qui la conduit sur lé fauteui) i clroit'e^} 

CORINNE. 

Ahl les nerfs, les nerfs 1 je connais cela... 

LA MARQUISE, arec désespoir. 

Relirez-la. 

HELENE, s'ayancant, froidement. 

C'est inutile, madame la marquise, la robe n'existe plus» 
elle est 'brûlée! 

LA MARQUISE, qui est tombée hors d'elle-même dans un fauteuil. 

Brûlée ! brûlée ! Une toilette pareille, qui aurait fait parier 
de moi dans tout Paris! Mais c'est abominable! c'est un 
crime! Et que voulez-vous qiie je devienne maintenant?... 
Il faudra donc paraître à be bàl avec une bobë... 

CORINNE. 

Qu'on aura déjà vue. 

LA MARQUISE. 

Ail ! avec la toilette qui m'a laissé vaincre par madame 
Ôerny. 

KiCHÀRD. 

C'est affreux!-... 

CORINNE. 

C'est horrible ! 



LES DOIOTS 1)K FÉK 271 

LA lIAROUIâB. 

Je n'y survivrai pas. 

(Elle retombe accablée et comme anéantie dans le fauteuil.) 
HÉLÈNE, froidement. 

Madame la marquise, voulez-vous tout à l'heure, à cette 
fêle, l'emporter sur toutes les femmes de Paris ? 

LA MARQUISE. 

Moi! 

HÉLÈNE. 

Y paraître avec une toilette plus élégante encore que celle 
qui était là ? 

LA MARQUISE, rele?ant la tète. 

Gomment ? 

HÉLÈNE. 

Accordez-moi cette lettre d'invitation et je réponds de 
tout. 

LA MARQUISE. 

Mais par quels moyens, quel miracle... improviser une 
robe ? 

HÉLÈNE, lentement. 

Celle de la reine de Portugal ! 

LA MARQUISE, poussant un cri et portant la main à son cœur. 

Ah! ce chefrd'œuvre !... Vous consentiriez... (At«6 d»eà. 
poir.) Mais non !... cette robe est à peine commencée... et il 
faudrait pour l'achever deux ou trois jours au moins 1 

HÉLÈNE, froidement. 

Je promets de l'achever, ici même, et sur vous, en une 
heure. 

LA MARQUISE. 

En une heure, impossible ! 

&ÉLÈNE. 

On m*a dit parfois... que j'avais des doigts de fée..; je 
m'en servirai... Écrivez seulement. 



27â COMÉDIES — DRAMES 

RICHARD, lai présantant vne plume. 

É... é... écrivez... l'heure avance... 

HÉLÈNE. 

Les moments sont précieux... 

LA MARQUISE, m défendant. 

Permettez... 

RICHARD» approchant réeritoire. 

Trois heures un quart. 

LA MARQUISE. 

Pas même le temps de réfléchir ! 

RICHARD, Tirement. 

Vous êtes reine ! 

HÉLÈNE, de même. 

Vous en aurez la parure. 

RICHARD. 

Une parure«\. enviée... désirée par madame Bemy... 

LA MARQUISE, afeo indignation. 

Par elle ! ! . 

RICHARD. 

Qui voulait Tavoir à tout prix. 

LA MARQUISE, ■aiaisMnt la plume que Richard loi préaente tonjonrs. 

Je signe 1 

RICHARD. 

Victoire ! 

HÉLÈNE, l'adressant A Corinne. 

Tout le monde ! 

CORINNE, rers la porte du fond. 

Tout le monde, mesdemoiselles I 

RICHARD, A part, et tenant le papier que la marquise Tient de sigu*'* 

Je cours chez madame de Bemy. 



LES DOIGTS DE FEE 



273 



HÉLÈNE. 



Tristan sera sauvé ! 

(Les jeunes filles paraissent à la porte du fond, Hélène s'approche de la 
marquise dont elle eommence A défaire la robe* ) 




ACTE CINQUIÈME 



L'appartement particulier d Hélène : boudoir élégant communiquant avec ses 
magasins. Porte au fond ; deux portes latérales ; h droite, un secré- 
taire ; à gauche, un canapé. 



SCENE PREMIÈRE. 

BERTHE et HELëNE, entrant en se tenant les mains. 

HELENE. 

Berthe chez moi ! Dans mon appartement! 

BERTHE. 

Chez ma consine... chez ma sœuri Et ce n*est pas ma 
faute si je ne suis pas venue plus tôt... mais quand on n*est 
pas mariée... on ne fait pas ce qu'on veut. 

HÉLÈNE, souriant. 

Oui, Ton est bien plus libre, quand on a un mattre ! Et 
que dira ma tante ? 

BERTHE. 

Elle dira ce qu'elle voudra, j'étais bien résolue à ne pas 
laisser passer cette journée sans t'embrasser. 

HÉLÈNE. 

Chère et adorable enfant ! Mais comment as-tu fait pour 
qu'on te conduisit près de moi? 

BERTHE. 

J'ai dit tout uniment à mon tuteur que je voulais me faire 



LBS DOIGTS DE FEE â'/B 



habiller par la célèbre Hermance... je suis as^ez riche pour 
cela... et j'ai bien le droit de te donner ma pratique. 

C'est juste. 

BERTHE. 

V 

Aussi je vais être d'une élégance, d'une coquetterie I Je 
commanderai des toilettes tous les jours, pour venir plus 
souvent. Et comme je serai difficile ! Comme je te ferai re- 
commencer toutes mes robes!... Ah! lu n'as qu'à bien te 
tenir... va! Et puis, ne crois pas que ma visite soit désin- 
téressée : j'ai besoin de toi... j'ai besoin comme autrefois... 

HÉLÈNE. 

De quoi? 

BERTHE. 

Je n'en sais rien... de te parler... de moi... de ce qui 
m'intéresse... tu dois avoir des conseils à me donner. 



HÉLRfilS. 



Ah I... Tu crois? (Berthe fait de la tête un signe affirmatif.) Dé- 
cidément me voilà chargée des affaires de toute la famille... 
Et à ce propos-là, as-tu vu mon oncle depuis hier? 

BERTHE. 

Non. 

HÉLÈNE. 

Et Tristan ? 

BERTHE. 

Non plus... Il est trop occupé... on ne le voit jamais. 

HÉLÈNE. 

Tu n'as rien appris sur son compte ? 

BERTHE. 

Est-ce qu'il y aurait quelque chose ? 

HÉLÈNE, affectant de rire. 

Mon Dieu, non I (a part.) Et madame de Bemy... et le 
duc*, et Richard..* qui ne reviennent pas!... C'est égal... 



276 COMÉDIES — DRAMES 

j*ai bonne espérance ! (Haut.) Parlons de toi, avant tout. 
Qu*ayais-tu à me dire ? 

BBRTHE. 

Voici ce que c'est : mon tuteur veut décidément me ma- 
rier. 

Et toi? 

BERTHE. 

Et moi... j'aime mieux me marier moi-même! 

HELENE. 

Prends garde 1 Je vais peut-être deviner quelque chose. 

BERTHE. 

Oh ! voyez-vous, mademoiselle, qui a la prétention d'être 
fine avec sa petite Berthe I Je te défie bien de deviner 
quelque chose avec moi... puisque je te dis tout. 

HÉLÈNE. 

Mais alors... c*est donc une confidence... 

BERTHE. 

Précisément. 

HÉLÈNE, arec inquiétude. 

Tu aimes quelqu'un ? 

BERTHE. 

J'en ai peur I 

HÉLÈNE. 

Depuis longtemps? 

BERTHE, cherchant. 

Depuis... hier malin. 

HÉLÈNE, effrayée» 

Ah ! mon Dieu ! 

BERTHE. 

Te voilà tout effrayée. 



LES DOIGTS DE FEE 217 

HÉLÈNE. 

Oui 1 car moi aussi je connais quelqu'un qui t*aime I Mais 
avec tant de passion, tant d*abnégation, tant de dévoue- 
ment... Ah 1 pauvre garçon ! 

BBRTHE. 

Attends donc... c'est peut-être le même. Quand je dis 
que je Taime depuis hier... c'est-à-dire que je ne m'en suis 
aperçue qu'hier matin. 

HÉLÈNE. 

A quel signe?... à quelle occasion?,., pourquoi? 

BERTHE. 

Pourquoi... à quelle occasion ?... c'est bien mal pour une 
demoiselle... J'ai senti que je l'aimais... lorsque... lorsque 
je l'ai entendu jurer et se mettre en colère... dans une 
grosse colère. 

HÉLÈNE. 

Pour toi?... 

BERTHE. 

Non, pour ma cousine Hélène qu'il voulait défendre t 

HÉLÈNE, croyant dêTÎner. 

Ocieli... Gomment?... 

BERTHE. 

Va... tu brûles... 

HÉLÈNE. 

Richard ! 

BERTHE, passe à droite. 

Il a été si courageux, si éloquent... il n'y a pas à dire, il 
a tenu tète tout seul à grand'mère ; il l'a réduite au silence, 
et tu sais que ce n'est pas facile ; et puis il a entremêlé 
d'une manière si originale les hymnes en ton honneur avec 
son bégaiement ordinaire, que j'ai cru que j'allais mourir 
de rire et fondre en larmes. Et moi qui suis, comme tu le 
saisy une rieuse et une pleureuse... je me suis dit que je 

1. — VIII. 10 



278 COMÉDIES — DRAMES 

n'aimerais jamais personne que celui qui te défendait si 
chaleureusement et ci comiquçment. 

HI^LSISE, arec joie. 

Ah ! laisse-moi t'embrasser... pour te remeccier... 

BERTHE, riant. 

Me remercier de quoi? 

HÉLÈNE. 

D'aimer M. Richard. ^ 

SCÈNE II. 

Lk§I l|éME$^ BIGHÂ.RD, ^uî Tient d'entrer snr ces d«rnièr«| pa- 
roles et pendant que les deux jeunes filles s'embrassent. 

RICHARD. 

Ciel! 

BERTHE, poussant un cri. 

Ah!... 

HÉLÈNE. 

Quelle trahison!... Écouter ainsi aux portes... surprendre 
les secrets des gens... 

RICHARD. 

Ëh ! non... non... ma... a... demoiselle... j'étais allé... et 
je venais, lorsque j'ai... c'est-à-dire... non... je n'ai pas... 

BERTHE, frappant du pied. 

Si, monsieur... vous avez... 

H^ÈNB. 

Oui... vous avez.*. 

RICHARD. 

Si... si... peu ! si peu! 

HÉLÈIp;. 

Ah ! voyez-vous le traître!. 4. il en convient... il a en- 



LÈâ bOlOfS DE ^'ÉË 2*79 

tendu! Eh bien! pour vous punir... vous allez répéter ce 
que j*ai dit. 

BERTHE . 

Ah ! petite sœur... je t'en prie... 

RICHARD, à Hélène. 

Ah ! mademoiselle.. . mademoiselle, ne vous raillez pas de 
moi... (â Berthe.) Je sais trop bien que ces chères paroles 
ne peuvent pas s'adresser au pauvre Richard. Taurais... 
tout ce que je n'ai pas... fortune, grandeurs... génie... que 
je ne serais pas digne encore de les inspirer. 

BERTHE, à part. 

Voilà qui me touche... moi! 

RICHARD. 

Aussi... et par malheur... je me seraf trompé... c'est évi- 
dent... mademoiselle Hélène n'a prononcé, hélas! aucune 
parole... aucune! 

BERTHE. 

Et si je permettais à Hélène de vous les répéter? 

RICHARD. 

Cieli 

BERTHE. 

Les croiriez- vous? 

RICHARD, hors de lui. 

Est-il possible ! 

BERTHE. 

A une condition... c'est que vous les oublierez. 

RICHARD, ayec chaleur. 

Jamais ! 

BERTHE. 

Pendant trois ans au moins ! 

RICHARD, avec force. 

Jamais ! jamais 1 



280 COMÉDIES -^ DRAMES 

HÉLÈNE, bas à Richard. 

Ne savez-vous donc pas que dans trois ans elle sera ma- 
jeure ! 

RIGHÀAD, pootsant un cri et tombant dans un faatauii. 

Ahl 

BERTHE, bas A Hélène. 

n ne comprend rien ! 

HELENE . 

C'est ce que je disais! Il oublie tout, même ses pro- 
messes ! 

RICHARD. 

C'est vrai.. • mais pardon... pardon... depuis que je suis 
ici, je n'ai plus la tète à moi I 

BERTHE. 

Mais à quoi pensiez-vous donc? 

HÉLÈNE, A Berthe. 

Coquette ! (a Richard.) Ne m'aviez-YOus pas promis de vous 
informer, d'agir pour Tristan? 

RICHARD. 

Je Tai fait, et j'ai prié qu'on m'adressât la réponse... 

HÉLÈNE. 

Où cela? ' 

RICHARD. 

Ici... ici... même! pour que vous la lisiez plus tôt. 

HÉLÈNE, lui tendant la main. 

Ah I je vous rends ma confiance ! 

BERTHE. 

Et moi, mon estime. 

HÉLÈNE, A Berthe. 

Regrettes-tu encore de lui avoir appris ton secret? 

BERTHE. 

Plus que jamais I J'aurais eu tant de plaisir à le lui appren- 
dre maintenant. 



LES DOiatS DE FKB 281 



SCÈNE UI. 

Les mêmes ; CORINNE, entrant par le fond. 
HELENE, A Berthe qu'elle interrompt. 

Silence I Surtout devant Corinne 1 Qu'elle ne se doule de 
rien! 

BERTHE, à demi-roix. 

N'aie donc pas peur! Tu oublies que je viens pour une 
robe. (Haut, A Corinne.) J'attends, mademoiselle, que vous me 
preniez mesure. 

CORINNE. 

A l'instant, mademoiselle! (a demi-voix a Hélène.) Une chose 
assez bizarre, madame, on apporte, ici, pour M. Richard de 
Kerbriand... (Tirant une lettre de sa poche.) Cette lettre... 

HELENE, prenant Tivement la lettre. 

Ah!... 

(Corinne la regarde arec étonnement, Berthe et Richard avec cnrioeité.) 

RICHARD, A part. 

La réponse que j'attends. 

CORINNE, A part. 

Madame prend les lettres de ce monsieur... et avec un 
trouble... une émotion... il y a quelque chose... (a Berthe.) 
Je suis aux ordres de mademoiselle, et si elle veut passer 
dans le salon... 

(Corinne pasM arec Berthe dans le salon A droite.) 



.10. 



âS2 GOViDisb — DkJLifiBS 



SCENE IV. 
RICHARD, HÉLÈNE. 

RICiiAED, ■'approchant d'Hélène qui Tient de décacheter la lettre. 

C'est signé d'Hérival... 

HELENE, parcourant des yeux le oommenoement de la lettre. 

Oui... 

RICHARD. 

Le créancier de Tristan 1 

HÉLÈNE, de même. 

Ouil... Vous étiez passé chez lui, sans le trouver... et 
alors vous lui avez écrit... 

RICHARD. 

La position du père et du fils... 

HÉLÈNE, s'interrompant. 

Qui, grâce au nouveau chemin de fer, peut devenir su- 
perbe... 

RICHARD. 

Et on ne demande que quelques jours de délai I 

HÉLÈNE, Usant la lettre à voix hante. 

« J'ai été fort touché de votre démarche; mais, par 

principes, monsieur, je ne crois ni aux fils innocents, ni aux 
pères désespérés, ni aux chemins de fer en expectative. 
L'affaire entre M. Tristan de Lesneven et moi est bien sim- 
ple. Je lui ai prêté soixante mille francs. Il me les a payés 
en une propriété qu'il m'a signée libre de toute hypothèque, 
ce n'était pas vrai I Mon argent était bon, et ses titres étaient 
faux ! Que cela vienne du fils ou du père, peu m'importe I il 
y a steUionat. Je vous déclare donc à vous, leur ami, et je 
viens de l'écrire à M. de Lesneven le père, que si, dans une 



tité DOIGTS DE rÉE 283 

demi-heure, je n'ai pas mes soixante mille francs... dix mi- 
nutes après M. le procureur impérial dura ma plainte... » 

RICHARD. 

Ciel ! 

HÉLÈNE, continuant. 

« Plainte eh abuâ de confiance, escroquerie.;, a 

(Elle tombe dans le fauteuil placé jprès du secrétaire > & droite.) 

RICHARb. 

Perdu! perdu!... Déshonoré !... Et vous; vous souriez? 

HÉLÈNE, yi rement. 
Oui... cet argent que j'avais là... (Montrant son secrétaire.) 

pour le dernier paiement de ma maison. 

RICHARD. 

Gomment la paierez-vous, alors? 

HÉLÈNE, avec joie. 

Je travaillerai encore! Et ce travail, dont ils rougissaient 
tous, sera ma vengeance : il me permet de les sauver. (Prè- 

* nant dans le secrétaire un jpaquet de billets de banque qu'elle porte à ses 

lèvres.) cher argent!... Qui m'aurait dit qiié j'embrasserais 
un jour des billets de banque... et surtout que j'aurais dés 
billets de banque à embrasser!... (a Richard.) Tenez, mon 
ami, courez chez ce monsieur d'Hérivàl... 

RICHARD, bégayant. 

Âh 1 VOUS êtes... un... un... 

HÉLÈNE, achevant la phrase. 

Un angel... c'est connu... mais courez donc!... (Le rap. 
pelant.) Ah! uu mot!... Surtout ne me nommez pas! Qu'on 
ne sache jamais qui a payé cette somme... je le veux! je 
l'exige ! 

RICHARD. 

Ëhl qui nommerai-je? D'où viendra cet argent? 

HÉLÈNE. 

De qui vous voudrez ! Mais pas de moi« 



284 COMÉDIES — DRAMES 

RICHARD. 

Ahl une idée !... de la grand'mère ! 

HÉLÈNE. 

Vous oseriez?... 

RICHARD. 

C'est tout simple, tout naturel!... elle peut venir au secours 
de son petit-fils, elle en a le droit... et vous en usez... 

HÉLÈNE. 
Partez I... (Richard tort par la gauche, et Hélène aperçoit le duc qui 
entre par le fond.) MOUSiCUr le duc!... 

SCÈNE V. 
LE DUC, HÉLÈNE. 

LE DUC. 

J'accours, madame) vous annoncer que la commission a 
décidé 1 Séance pleine d'émolions et de surprises ! M. de 
Berny a voté comme M. Balthasar, comme moi!... Et selon 
vos désirs, madame, la rive gauche l'emporte I 

HÉLÈNE. 

Ah ! Tous les bonheurs m*arrivent à la fois ! Merci, mon- 
sieur le duc, merci du fond du cœur! 

(Elle Ta pour lui prendre la main et s'arrête.) 
LE DUC, lui prenant la main. 

Ne VOUS arrêtez pas dans ce bon mouvement, et accordez- 
moi cinq minutes d'entretien. 

HÉLÈNE, à part et regardant vera la gauche. 

Pourvu que Richard arrive à temps ! 

LE DUC, la regnrdant. 

Vous ne m*écoutez pas. 

HÉLÈNE. 

Si vraiment!... parlez. 



LES DOIGTS DE FÉE 285 

- LE DUC, après un instant de silence. 

Parler... ce n'est pas aisé... il y a en vous quelque chose... 
qui me trouble... m*impose, et fait que les expressions n'ar- 
rivent pas volontiers sur mes lèvres. Je sens pour vous un 
respect... que plus d'une grande dame peut-être ne m'inspi- 
rerait pas. 

HÉLÈNE. 

Monsieur!... 

LE DUC. 

Du premier moment où je vous ai vue, je vous ai aimée ! 
Depuis que je vous connais, cet amour a augmenté encore, 
par le piquant de notre rencontre , par l'imprévu, par vos 
rigueurs peut-être ! Si je n'avais pas le hasard ou le malheur 
d'être duc, je vous dirais: Voulez-vous m'accepter pour mari, 
car jamais femme n'a réuni pour moi, au plus haut degré, 
tout ce qui séduit les yeux, l'esprit et le cœur!... Mais que 
voulez- vous?... le cœur n'a pas toujours l'audace, le bon 
sens d'être heureux ! Ce que le mien peut du moins vous 
promettre, c'est de renoncer pour vous à ce monde qui ne 
lui permet pas d'être à vous ! Et dans une vie toute char- 
mante, une vie à part, exceptionnelle, d'oublier tout... ex- 
cepté le serment de vous, aimer toujours. 

HÉLÈNE, souriant. 

Je comprends... avec toute la délicatesse possible, vous 
daignez m'offrir... la survivance de mademoiselle Diana. 

LE DUC, arec chaleur. 

Ah ! pouvez- VOUS parler ainsi de l'amour le plus vrai, le 
plus sincère ! non ! Vous ne me ferez point celle injure ; non ! 
VOUS ne repousserez point l'existence que je vous consacre 
tout entière, quelle qu'elle soit. C'est tout simple. Pauvre, 
je vous offrirais ma vie; riche, je vous offre ma fortune! 



286 COMÉDIES — DkAMiS 



èCÈNE Vt. 

LÉS MÊMES ; TRlStAN, qui est entré pendant cas derniers mots. 

TRISTAN, ayec colère. 

Votre fortune, monsieur le duc !... 

HÉLÈNE, à part, aTec êZfroi. 

Tristan 1 

TBÎSTAN. 

Vous avez l'audace?... 

LE DUC, avec hanteor. 

Monsieur de Lesneven ! 

Tristan: 

Oui, monsietit- le duc, mOiiâiëur de LéShéWk llûi ne Wttl- 

frîra pas devant lui... 

Le bub. 

Ehi de quel droit, monsieur, intërvënéî-vôuâ, éfitrè Wai 

dame et moi?... 

tristÎn. 

Du droit qu'a tout homme dé cœur de défendre uiie 

femme ! 

le bbc, avÈC impationcê. 

Eh! monsieur!... 

TRISTAN. 

Monsieur !... 

HÉLÈNE, tofhrayée: 

Uii duell... un duel pdtttlhôi!... Tristan; jfe Vhû Stippiife... 

LE DtlC, étonné et souriant. 

Je t'en supplie ! 

TRISTAN, avec noblesse. 

Pas un mot de plus, monsieur, car madame, je vous le 
jure, est digne du respect et de l'estime de tous. 



LES DOIGTS DE FËE 287 

LE DUC, remettant son chapeau sur sa tète. 

De la vôtre!... Je n'en doute pa^. 
Monsieur!... 

HÉLÈNE. 

Tristan ! 



SCENE Vil. 

i . ... 

HÉLÈNBj TRISTAN, LE COMTE, entrant dans ce moment par la 

porte du fond, LB DUC, A droite. 

LE COMTE, s'arancant entre les deux jeunes gens. 

Qu'est-ce donc? 

TRISTAN, prenant Hélène par la main et s'adressent au duc. 

Monsieur le duc, je vous présente, devant mon père, ma- 
demoiselle Hélène de Lesneven... ma cousine, ma sœur! 

(Le duc se découvre arec respect.) 
LE COMTE. 

Mon fils ! que faites-vous ? 

TRISTAN. 

Mon devoir! Je répare mes torts, mon père ! 

LE DUC. 
Et moi, les miens ! (Avec respect, et passant entre le comte etTris" 

tan.) J'ai l'honneur, monsieur le comte, de vous demander, 
à vous et à monsieur votre fils, la main de mademoiselle 
Hélène de Lesneven. 

TRISTAN, avec julousie. 

ciel ! 

HÉLÈNE. 

Ah! monsieur le duc! 



288 COMÉDIES — DRAMES 



LB DUC, à Hélène et aux deux hommes* 

Taurai Thonneur d'attendre votre réponse. 

(n Mine et eort par la porte da fond.) 



SCENE vm. 

HÉLÈNE, TRISTAN, LE COMTE. 

TRISTAN, ae retournant rera Hélène qui est restée immobile. 

Hélène 1... Que feras-tu? Que répondras-tu à ce duc?... 
A cet air de joie et de bonheur qui brille dans tes yeux... je 
devine tout. N'importe ! Réponds-moi, de grâce I Qu*as-tu 
décidé? 

SCÈNE IX. 

Les mêmes ; CORINNE, entrant par la porte à gauche. 

GOftINNE. 

M. Richard de Kerbriand attend madame dans lé petit 
salon. 

HÉLÈNE. 

Âh 1 M. Richard !... J*y cours ! 

(Elle s'élanoe dans le salon i ganehe, suiTie de Corinne.) 

SCÈNE X. 
TRISTAN, LE COMTE. 

TRISTAN, roulant la snirre. 

Et moi... je saurai à tout prix... 

LE comte, le retenant par la main. 

Non, tu ne la suivras pas. 



LES DOIGTS DE FÉE 289 

TRISTAN) arec colère. 

Eh 1 ne voyez-vous pas, ne comprenez-vous pas, mon père, 
que celui qu'elle aimait, qu'elle refusait de nous nommer, 
c'était lui ! 

LE COMTE, hors de lai. 

Eh I qu'importe 1... il ne s'agit pas ici d'un fol amour I 

TRISTAN. 

De l'amour d'Hélène I 

LE COMTE. 

Non!... mais de notre honneur à tous! Tiens, lis cette 
lettre qu'à Tinstant même je reçois de d'Hérival. 

TRISTAN, toisissant la lettre. 

De d'Hérival I 

(commençant à lire la lettre*) 
LE COMTE. 

Coupable!... C'est moi qui le suis... et c'est toi qu'il me- 
nace. 

TRISTAN, tombant anéanti sor le fanteuU à droite, ne ponyant pas croire 

à ce qu'il lit. 

ciel!... Comment!... il pense que j'ai voulu le trom- 
per... mais il m'accuse donc d'être un malhonnête homme!... 
(Ponssont un cri.) Ah! ce mot luicoûtcra cher... 

LE COMTE, Yoolant le calmer. 

Mon fils... 

TRISTAN, réprimant sa colère. 

Laissez-moi ! 

(il continue de lire à voix basse et avec agitation.) 



ScaiBi. — Œuvres complètes. Irt série. — 8">« Vol. •— 17 



290 COMÉDIBS — , DRAMES 



SCENE XI. 

LE COMTE, deboat derrière, TRISTAN, qui est aede A droite^ 
BERTHE, entrant par la porte du fond et se dirigeant rers la porte A 
ganche, puU RICHARD et LA GOMTëSSE. 

BERTHB. 
Hélène ! Hélène ! (AperœTant Richard qui entre de la porte A ga« 

ehe.) Vous, monsieur Richard! 

RICHARD. 

Qu'est-ce donc? 

BERTHE. 

Vous ne savez pas?... Ma grand'mère vient d'arriver... je 
l'ai vue. Grand'mère ici, chez Hélène ! 

LA COMTESSE» paraissant à la porte du fond qui est restée ourerte. 

Visible ou non^ je lui parlerai... il le fau( « 

LE COMTE, se retournant. 

Ma mère ! 

LA COMTESSE, entrant. 

Mon fils!... Tristan l 

RICHARD, bas, à Berthe. 

Toute la famille réunie ! 

TRISTAN, assis près de la table et poussant un cri de désespoir en ■• 

frappant le front. 

Ahl l'infâme 1... Ce d'Hérival qui menace de perler 
plainte... plainte contre moi... si je ne lui paie à l'instant... 
à rinstant môme ces soixante mille francs que je lui dois. 

LA COMTESSE. 

Que tu ne lui dois plus!... Tu ne dois rien!... voilà sa 
quittance qu'une main inconnue vient de déposer chez moi 
pour te la remettre. 

RICHARD, feignant l'étonnement. 

En vérité? 



LES DOIGTS DB FÉB S91 

LE COUTE, t'en emparant. 

Ouil... signé d'Hérival. (Usant.) a Je reconnais avoir reçu 
de madame la comtesse de Lesneven, en Facquit de M. Tris- 
tan, son petit-fils... » 

% TRISTAN. 

Ah ! grand'mèrel Gomment vous remercier !••• 

BERTHE. 

Je vous reconnais bien làl 

RICHARD. 

Voilà un trait dont vous devez être fière ! 

LÀ COMTESSE. 

Dont je suis indignée 1 Se servir ainsi de mon nom... car 
ce n'est pas moi... ce n*est pas moi... 

. ^ RICHARD. 

Allons donc ! C'est vous I 

TOUS. 

C'est vous ! Convenez-en. 

LA COMTESSE, éiw eoltea. 

Ehl non! noni cent fois non! Faut-il le jurer par nos 
aïeux? 

TRISTAN. 

Qui donc alors ? 

LA COMTESSE. 

Vous nie demandez qui a osé, non par affection, mais par 
orgueil, nous imposer des services... et moi je Tai reconnue 

sur-le-champ. . . c'est Hélène 1 (Montrant HéUne qui «ntra an «• 
moment.) C'est elle* 

TRISTAN. 

Hélène!... 



S9i COMEDIES — DRAMES 



SCENE XII. 

Les HÊVES ; HÉLÈNE, sortant de l'appartement, à gancha. 
HÉLENB, aperoerant la comtesse. 

YouSy madame, chez moi I un tel honneur 1 

RICHARD, à Hélène, A demi-Toiz. 

Quand je vous disais qu'ils y viendraient tous ! 

LA COMTESSE. 

Vous avez pensé que dans le malheur vous trouveriez mon 
honneur moins fier et.mon ressentiment plus facile... et fût- 
ce au prix de tout ce que je possède... je m'acquitterai... 
car je ne consens pas à être obligée par vous... et ne vous 
reconnais pas surtout le droit d'emprunter mon nom... 

RICHARD, ne pourant pins se contenir et bégayant. 

Pas même... pour sauver l'honneur de ce nom t 

HÉLÈNE. 

Richard, je vous défends... 

LE COMTE et LA COMTESSE. 

G*est donc vrai?... 

RICHARD, bégayant. 

Eh bien... quand ce*., ce serait... (commençante jorer.) Et 

sacr... (Sur un geste de Berthe, il s*arréte.} Non... hOD... (S« 

retournant yers la comtesse.) Quand elle aurait, par SOU travaO» 
relevé votre maison qui tombait de noblesse!... 

HÉLÈNE. 

Richard, au nom du ciel 1... 

RICHARD, ne bégayant plus. 

Où est le mal?... où est le scandale? où est le crime? 

BERTHE, à part. 

Le voilà reparti ! 



LES DOIGTS DE FEE 293 

^—— — 1— — — — ^— 1— — — — ^— — Il ■ I I I I 

RICHARD. ' * 

Pour avoir le droit de yous rendre service, que lui man- 
que-t-il? un rang digne de son nom... Eh bien 1 rassurez- 
vous... Ce que vous refusiez de la marchande, vous pouvez 
l'accepter de la duchesse de Penn-Mar. 

LE COMTE. 

Oui, ma mère*.. M. le duc de Penn-Mar nous demande sa 
main. 

TRISTAN, avec douleur. 

Elle a donc accepté? - 

LA COMTESSE, ayec fierté. 

Si elle a accepté !... 

HÉLÈNE, froidement. 

Non, madame... je viens de lui écrire pour refuser Thon- 
neur qu*il me faisait. 

TOUS, avec un sentiment différent. 

Refusé! 

TRISTAN, BTee joie. 

Tu as refusé !... est-ce possible!... 

LE COMTE. 

Et quello raison lui as-tu donnée ? 

-HÉLÈNE. 

Celle-là même qu'il y a deux ans... j'ai donnée, devant 
TOUS, à Tristan... j'aime quelqu'un. 

LE COMTE. 

Tu lui as dit cela!... 

LA COMTESSE, avec indignation. 

Tu as refusé d'être duchesse ! 

LE COMTE, aTOC ironie. 

Pour quelqu'un qu'elle ne peut, qu'elle n'ose nommer ! 

LA COMTESSE. 

Pour quelqu'un indigne de nous I 



294 COMÉDIBS '—• ORAUES 

m 

HÉLÈNE, Tiremcnt et jetant malgré elle aa regard sar Triitan. 

Indigne de nous... lui!... 

THISTAliy reneontrant le regard d*Hélène. . 

Ah! quel soupçon! (courant à Hélène.) Gelui qu*eUe aime... 

HÉLÈNE, craignant de s'être trahie. 

Tais-toi ! 

TRISTAN, aTec explosion* 

Je le connais... je le connais. 

HÉLÈNE. 

Tristan! 

TRISTAN. 

Ose dire le contraire I... Ose dire qù*il y a deux ans, tu 
n*étaispas désespérée en le désespérant 1... Ose dire que ce 
n'est pas par devoir, par reconnaissance... que tu t*immolai^ 
ainsi... 

LA COMTESSE. 

Quoi ! est-il possible?... C'est pour nous que depuis deux 
ans. • • 

. TRISTAN. 

Ëh ! oui, grand'mère ! . 

LA COHUTESSE, avec fierté. 

Ah ! il n'y a qu'une Lesneven pour agir ainsi ! 

BBLBNE. 

Matante!... 

LA COMTESSE. 

Dis donc ma mère ! 

BERTHE. 

A la bonne heure, grand'mèrel... Vous consentea^?..^ 

LA COMTESSE. 

Oui, oui I. . . mais partons ! . . . 

/ TRISTAN. 

Dès demain, et dans l'antique chftteao de nos pères, nous 



J 



LES DOIGTS DE FÉE 295 

ferons mettre cette inscription sur les armoiries de la fa- 
mille: 

RICHARD. . 

« Effacéespar le temps... 

TRISTAN, montrant Hélèàe. 

4t Redorées par Tindustrie et le travail * 1 > 

' Nous ferons pour ée dénôûment la même observation 
que pour la scène dixième du quatrième acte. Nous pensions, 
d'après les règles posées par les maîtres de l'art, que la com- 
tesse, conservant son caractère jusqu'à la fin, devait, avec ses 
préjugés et sa tête bretonne, ne point céder ou du moins ne se 
rendre que contrainte et forcée. — Le public a jugé autrement,. 
il a toujours raison. ^ Nous nous sommes empressés de chan- 
ger notre dénôûment, et l'ancien, tel qu'il avait été conçu» a 
été relégué à la fin de la pièce, dans les Variantes. 




VARIANTES DE L'ACTE IV 



SCENE vn. 



TRISTAN. 

n n*est donc pas jaloux? 

HÉLÈNE. 

Follement I éperdument I... mais pas de toi ! 

TRISTAN, ayeo colère. 

Âh 1 je le tuerai ! 

SCÈNE vm. 

TRISTAN, à gaaehe, HÉLÈNE, CORINNE, entrant par la 

droite. 

CORINNE. 

Madame!... 

HÉLÈNE. 

Eh bien I quoi?... qu*est-ce que c*est? 

CORINNE. 

Un monsieur, qiû parait se cacher avec beaucoup de soin, 
demandait à parler à madame. 

• Tel qu'on lo joue, en ce moment, au théâtre. 



LES DOIGTS DE FÉE 297 



HELENE. 

Eh bien ? 

CORINNE, à demi-Toix. 

À elle seule ! (Montrant Tristan.) Mais OQ entendant la voix 
de monsieur, il a tressailli... et après avdtr écrit quelques 
lignes à la hâte, il s'est éloigné. 

HÉLÈNE, étonnée. 

Qu'est-ce que cela signifie?... (Prenant la lettre.) Donnez 1 
(Lisant.) a Je désire que cette lettre soit un secret pour tout 
« le monde et surtout pour mon fils... » (a part.) C'est de 
mon oncle 1 (â Corinne.) Laissez-nous. 

CORINNE, à part en s'en allant. 

Décidément cela commence. 

(Elle sort.) 

S(3ÈNE IX. 
TRISTAN, HÉLÈNE. 

TRISTAN, regardant Hélène. 

Qu'as- tu donc?... d'où vient ton trouble à la lecture de 
cette lettre? (Avec colère.) Ahl... c'est de lui ! 

HÉLÈNE. 
. Non I... je te le jure 1 (S'approchant de loi et ayec tendresse.) 

Crois-moi ! 

TRISTAN, se calmant. 

C'est bien 1 (Après un instant de silence.) Te ro Verrai- je ? 

HÉLÈNE, avec douceur. 

Quand tu voudras ! 

(Tristan sort par la porte du fond.) 



17. 



298 COUéoiES — DRAMES 



SCENE X. 

UËLENB, ««ttle, liiant Titemeitt la lettrai 

« Notre salât dépend en ce moment d'une combinaison... 
« d*an chemin nouveau.... qui pourrait traverser nos terres 
« de Bretagne. 

« Deux tracés, également utiles, sont proposés ; mais celui 
« de droite nous ruine, celui de gauche nous sauve* 

» On a nommé, pour décider la question, une commission 
« de cinq membres. On n'en connaît encore que quatre. La 
« moitié est contre nous* Les deux autres sont M. Balthazar, 
« le banquier, dont la femme est, dit-on, ta cliente toute 
« dévouée. 

<c L'autre est M. le duc de Penn-Mar, ami de madame de 
a Menneville. Si, grâce à elle, tu ne nous le rends pas fa- 
« vorable, Tristan, compromis sans le savoir, par moi, par 
« mon imprudence... voit son avenir à jamais perdu... » 
(Avee ehaiear.) L'avenir de Tristan I... je réussirai I... je verrai 
madame Balthazar!... son mari ne peut rien lui refuser, et 
moi je suis sûre d'elle... j'en réponds l 

SCÈNE XI. 

CORINNE, «ntranfr par la porte & gauche, pida LE DUC, HÉLÈNE^ 

â droite* 

CORINNE, entrant la première. 

Oui, monsieur, volume III, folio 14 du répertoire. J'aurai 
maintenant trouvé cela en une minute. 

Qu'est-ce dônct 

CORINNE. 

Monsieur le duc de Penn-Mar. 



LES DOIGTS DE FEE 



29d 



HELENE, le regardant et la racoanaisMiit. 

ciel !... 

COtiINNB. 

Qui demandait pour lés acquitter des mémoires... 

LE DUC. 

Que Ton tarde bien à me donner, (à part.) Décidément, 
elle n'est pas ici. (s'aTangant Tara Hélène.) Ainsi veuillez, ma- 
dame... (La regardant.) Qu'ai-je VU !... Mon incounue I... Ce 
n*est pas possible!... Vous, madame Hermance... 

HÉLÈNE. 

Moi-même, monsieur le duc, etc., etc. 




VARIANTES DE L'ACTE V * 



SCENE xn. 



LA COMTESSE, areo indignatioa. 

Tu as refusé d'être duchesse I 

LE COMTE, avec ironie. 

Pour quelqu'un qu'elle ne peut, qu'elle n'ose nommer ! 

LA COMTESSE. 

Pour quelqu'un indigne de nous ! 

HÉLÈNE, TiYement et jetant malgré eUe on regard sur Tristan. 

Indigne de nous ! lui 1 

TBISTAN, rencontrant le regard d'Hélène. 

Âhl quel soupçon I (courant à Hélène.] Celui qu^elle aime... 

HÉLÈNE, craignant de s'être trahie. 

Tais-toit 

TRISTAN, avec explosion. 

Je le connais I... je le connais! 

HÉLÈNE, voulant lui imposer silence. 

Tristan !... 

TRISTAN. 

Ose dire le contraire!... ose dire que ce n'est pas par 
devoir, par reconnaissance que tu t'immolais ainsi et que tu 

* Ancien dénoûment. 



LES DOIGTS DE FEE 801 

faisais notre malheur à tous deux ! (Se retournant rers la comtesse 

qni reut parler.) Grand'mère, vous m'avez empêché d'être 
avocat... pour soutenir, disiez- vous, la dignité et Féclat de 
notre nom ! Voilà où nous en sommes arrivés, elle et moi ! 
Elle I s'élevant à mesure que je m'abaissais 1 elle ! sauvant 
notre maison que f entraînais vers sa ruine ! elle enfin, 
payant par les économies du travail les folies de l'oisiveté 1 
Ce ne sera plus ! A moi ma part de courage et d'efforts dans 
notre ménage 1... 

LA COMTESSE, avec indignation. 

Votre ménage ! 

TRISTAN. 

Oui, grand'mère! 

RICHARD, à part et bégayant. 

Elle est... Bretonne, ils sont... Bretons! personne ne cé- 
dera. 

LA COMTESSE, s'animant. 

Elle a siégé dans un comptoir!... Jamais je ne donnerai 
mon consentement ! 

TRISTAN y s'animent aussi» 

Vous le donnerez, grand'mère !... sinon!... à moi la tenue 
des livres, la caisse... la comptabilité... 

LA COMTESSE, de même. 

Jamais ! 

TRISTAN, s'échauffant de plus en plus. 

Fier de notre état... je le ferai connaître à tout Paris I Et 
dès demain, sur notre écusson... oui, grand'mère, c'est le 
nom qu'on donne aux enseignes... sur un écusson blasonné 
en champ d'or... on lira : « Hélène^ duchesse de Lesneven, 
couturière, o 

LA COMTESSE, poussant un cri d'horreur et tombant dans un fauteuil. 

Ah ! tais-toi!... je consens!... je consens! 



SOâ COMÉDIES — DRAMES 



RICHARD, à part. 

Ca... 8... m'étonne bien. 

o 

BEBTHB et TRISTAN, près de son fouteutl. 

A la bonne heare, grand*mère ! 

BERTHE, la grondant. 

Qa'esirce que c'est donc que de se faire prier ainsi !... 

LA COMTESSE. 

Mais vous retirerez Técusson ? 

BERTHB et HÉLÈNE, gaiement. 

On le brisera. 

TRISTAN. 

Et dans l'antique château de nos pères, nous écrirons sur 
les armoiries de là famille... 

RICHARD. 

« Effacées... par le temps... 

TRISTAN. 

« Redorées par Tindustrie... (Montrant Hélène.) et le travail. » 




LES TROIS MAUPIN 



OU 



LA VEILLE DE LA RÉGENCE 



COMEDIE EN CINQ ACTES. 



EN SOCIÉTÉ AVEC M. H. BOISSEAUX, 



«( » 



Théâtre du Gymnase. — 23 Octobre 1858. 



PERSONNAGES. 



ACTEURS. 



LE PR]£SIDENT DE NOTON MM. Noha. 
HENRI D'AUBIGNÉ, jeune gen- 

ttlhomme béarnais Lagbahgb. 

LOUIS D'ALBRET Didos. 

LE DUC DE NAVAILLBS, gou- 

Terneorde Versailles Dbktâl. 

MAUPIN GBorFRov. 

6 OD IV ET, exempt ••...«,. Blâisot. 

HUBERT, garde du parc de Versailles LsiiiNiL. 

LA PRÉSIDENTE H™** Dblapohtk. 

BÉATRIXy sœurde d'Aubigné. . . Victoria. 
CATHERINE, filleulede Béatrix. . Marib Lahbbrt. 
LA DUCHESSE DE TRAVAIL- 
LES , Harqubt. 

SABINE MAUPIN. ....... DIsibéb. 

MADELON, femme de Zurich, Suisse. Rosa Dioiir. 

LA MARQUISE. Stsaharr. 

LA BARONNE Dibudorné. 



An château de Gouraze, près Pan, au premier acte. — Dans l'orangerie de 
Versailles, au deuxième acte. — Une maison de garde du parc, au troisième 
acte. — Au château de Nayailles, au quatrième acte. — Au chAteau de Gou- 
raze,aQ cinquième acte. 



LES TROIS MAUPIN 

LA. VEILLE DE LA RÉGENCE 
ACTE PREMIER 



Cne laUe d'un liBBi cUtean dAlobri. — Portât M lond. — Fort 
— Une [«neira golhiquo iD pTemlerplao > gauolie, doBomt au li 
lable THt la gaoolie. 



SCENE PREMIEEIE. 

CÂTHEHINB, BËATBIX, <aa.»H prit ds la Ubls et traTtilUot. 
BÉATRIX. 

Ton bnvrage avance-t-il î 

CATHEBINB. 

Pas beaucoup, ma marraine ; et le vôtre î... 

BBATRIX. 

J'ai travaiUé tonte la nuii, et je n'ai pas fini. 

CATHERINE. 

Dne d'Âob^iné I TraTailler aiosi, comme une papanoe I... 



306 COMÉDIES -— DRAMES 

BÉÀTRIX. 

Quand une d*Âubigné est devenue une paysanne ! 

CATHERINE, se récriant. 

Ahl ma marraine!... 

BÉATRIX. 

Et qu'elle n*a personne pour la servir!... 

CATHERINE. 

Et moi donc, ma marraine?... 

BBATRIX. 

Toi ! ma fifleûle, ma cousine ! Une' d*Àubigné comme nous. 

CATHERINE. 

De bien loin, bien loin ! Et puis, je ne suis pas comme 
vous, qui avez reçu de votre mère de Féducation, qui con- 
naissez les livres, le dessin, la musique, je me soucie peu 
d'un nom que je ne saurais pas dignement porter ; mais je 
m'en soucie pour vous et pour M. Henri, votre frère! C'est 
que ça m'indigne que vous ne soyez pas au rang où vous 
devez être, et pour vous y voir replacés, je donnerais tout 
au monde, fût-ce ma vie!... 

BÉATRIX. 

Ma bonne Catherine... 

CATHERINE. 

Quand je compare aux autres châteaux du pays, ce château 
de Gouraze où vous êtes nés, et dont, faute de réparations, 
la toiture et les murailles menacent chaque jour de s'é- 
crouler... 

BÉATRIX. 

Ça te fait peur ? 

CATHERINE. 

Si ce n'était que cela ! (a, demi-Toix.) Ça m'humilie I 

BÉATRIX, loariant. 

Allons donc !... la mort de mon père et les procès qui en 
ont été là suite, le malheur des temps, ont peu à peu amené 



LES TROIS MAUPIN SOT 

cotre ruine... Je m'y résigne... Mais quand je pense à mon 
frère et à son avenir 1 Mon frère... mon seulbieu; ma seule 
famille!... Lui que j'aime tant! 

CATHERINE. 

Et qui vous le rend bien^ car il ne vit que pour vous ! 

Croyant Béatriz qui essaie une larme.) Mais jusqu'à présent, ma 

marraine, je ne vous avais jamais vu de ces sombres idées- 
là 1 C'était plaisir de vous voir tous deux riants, insouciants, 
grandir gaiement côte à côte dans ce vieux château, comme 
qui dirait deux branches de lierre qui poussent au milieu des. 
ruines. 

BÉATRIX. 

Oui, Tamitié et la jeunesse nous tenaient lieu de tout ; 
mais malgré ses efforts pour paraître tranquille et joyeux, je 
m'aperçois depuis quelque temps que Henri lest triste. 

CATHERINE, aree intérêt. 

Vous croyez?... 

BÉATRIX. 

Il a été élevé par mon père^ dans des idées d'ambition et 
de gloire. Il est instruit et joli cavalier. L'équitation, la danse, 
les armés, tous les exercices d'un gentilhomme, lui sont fa- 
miliers, et il passe sa vie à cultiver notre jardin, à labourer 
nos terres I... Un gentilhomme en sabots !.«. 

. CATHERINE, Tirement. 

Ce n'est pas là ce qui me déplairait... (se reprenant.) Pour 
lui... ma marraine ; car, après tout, s'il est heureux ! 

BÉATRIX. 

G^est qu'il ne l'est pas ! L'autre jour, il se croyait seul dans 
le salon... mais du jardin, je l'avais aperçu, et je le suivais 
des yeux!... Lui ne me. voyait pas, il ne voyait rien! D 
marchait la tète baissée et plongé dans ses réflexions. Arrivé 
devant la grande cheminée, où est accrochée l'épée de mon 
père, il la détacha avec respect, et contemplant tour à tour 
ses habits de paysan et cett« épée 4e gentilhomme qu'il 



308 COMÉDIES — DRAMES 

venait de tirer du fourreau, il se mit à fondre en larmes... 
et moi je m^enfois en pleurant comme lui. Depuis ce jour, 
Catherine, il n'y a plus de bonheur pour moi 1 

(Elle se lève.) 
CATHERINE, secouant la tête. 

Oui, je comprends; pour notre nom, pour nos aïeux... 
tenir une ferme est quasiment une honte I Une honte qui, du 
reste, diminue chaque jour; car successivement tout a été 
vendu, les chevaux, les bestiaux, les volailles ; il ne reste 
rien... rienl... 

BÉATRIX. 

Ahl mon Dieu! 

CATHERINE, se levant. 

D'un autre côté, vous m*avez défendu de dire à votre 
frère que peu à peu vous vous étiez défaite de toutes vos 
dentelles, robes et ajustements de soie qui vous venaient de 
votre mère... Il ne sait pas non plus que, nous travaillons 
une partie de la nuit ^ces lainages que nous faisons vendre 
en secret dans la ville de Pau. 

BÉATRIX, tristement. 

Et si, comme je le crains bien... ça ne peut suffire... 

CATHERINE, ayec chaleur, allant à Béatrix. 

Je me mettrai en journée ; je travaillerai pour vous deux. 

(Tontes deux descendent.) 
BÉATRIX. 

Non, non, nous n'en sommes pas encore là, je l'espère; il 
y a une de nos parentes, comme toi bien éloignée, à qui 
Henri ne voulait pas faire connaître notre situation... et moi, 
malgré ses ordres, je lui ai écrit. 

CATHERINE. 

Quelle est cette parente?... 

BÉATRIX. 

Une d'Aubigné, qui, comme nous, a connu d'abord la gène 
et la misère ; car elle a vu le jour dans une prison, à Niort, 



LES TROtâ MAXlPlK S09 

OÙ ses parents étaient renfermés, et; dans sa jeunesse, elle 
a anssi gardé de^ troupeaux dans une ferme. 

CATHERINE. 

Voyez-Yous ça I... Et à présent?... 

BBATRIX« 

A présent, elle est reine de France! 

CATHERINE. 

Qu'est-ce que vous me dites là, ma marraine I... une d*Au- 
bigné I... 

BÉATRIX. 

Qu'on appelle aujourd'hui madame de Maintenons 

CATHERINE. 

Elle était donc bien jolie... bien jeune?... 

BÉATRIX. 

Le roi était bien vieux, bien épris, et il Ta épousée en 
secret. 

CATHERINE. 

Et par, ainsi, le roi est notre cousin?... 

BÉATRIX, souriant. 

Parenté qui flatte peu sa femme I Souvenir que j*aî eu 
probablement tort d'évoquer, car depuis un mois que j'ai 
écrit... je n'ai pas reçu de réponse. 

CATHERINE. 

De Pau à Versailles, il y a loin ( Il faut, dit-on, seize ou 
dix-huit jours pour le moins !... 

BEATRIX, arec on soupir. 
Aussi, j'espère encore ! (cherchant à reprendre sa gaieté.] Mais 

mon frère ne ya pas tarder à rentrer des champs ; songeoni^ 
à son déjeuner. (eUo remonte.) Que lui donnerons-nous?... 

CATHERINE. 

Hélas ! mon Dieu, je n'en sais rien I 



SlO GOlliDIÈS — DllAlfBS 

BéATRIX. 

Et ce jambon d*hier, eneore très-'préseatable ? 

CATHERINE. 

Et la pauvre femme qai^ hier soir, pendant que tous chan- 
tiez près de la fenêtre dç la tourelle, est venue demander 
rhospitalité?... Elle tombait de fatigue, elle . mourait .de 
fieûm et de soif... je lui ai tout donné. 

BÉATRIX. 

Tu as bien fait... Mais ce matin, qu'allons-nous devenir !•• 

CATHERINE. 

Ne parlez pas de. ça, ma marraine, car le boulanger da 
village, à qui Ton devait depuis longtemps, a cessé aujour- 
d'hui, pour la première fois, de venir. 

BÉATKTX. 

Tais-toi, car voilà Henri. 



SCENE n. 

« ■ * ■ 

Les MâMEs; EDSNBI. 

HENRI, entrant du fond» 

Ah 1 quel plaisir de se lever de bon malin et de travailler 
aux champs... le grand air donne de là vigueur, de la santé* 
et un appétit... 

CATHERINE et BÉATRIX j à part. 

Ah ! mon Dieu ! 

HENRI. , 

Bonjour, petite sœur, (a Catherine.) bonjour, notre cousitie 
et notre amie... Je viens en rentrant de donner un coup 
d'œil au potager; la récolte prochaine sera^ superbe. 

CATHERINE. 

Oui, mais quand?... 



LES TROIS MAUPIN 311 

HENRIy allant ■*asMbir à droite. 

Cela ne tardera pas. J'ai remarqué une demi-douzaine de 
pèches presque mûres. 

CATHEEUŒ, bai A Béatrix. 

Ce sera toujours ça... Je vais les cueillir. 

HENRI. 

C*est ça, cousine, faites-nous à déjeuner, un bon déjeuner, 
si c'est possible. 

GATBBRINB. 

Oui, cousin... (s'an allant, & part.) Pauvro garçou!... (Haut.) 
yy vais. 



SCÈNE III. 
BÉATRIX, HENRI. 

HENRI, la regardant sortir. 

Ah I la brave iillel... quelle abnégation, qu^l dévouement 
pour nousl... Et dire que si nous rentrions dans le bien de 
nos pères, si on nous rendait seulement ce qui nous est lé- 
gitimement dû, je pourrais lui donner une dot, un mari... 
et à toi aussi, sœur. 

BÉATRIX, s'approchent de lui. 

Ohl moi, je ne veux rien... je n*aime et n*aimerai jamais 
que mon frère. 

HENRI, lui prenent la main. 

Cela n^empéche pas un autre... Tu es si l)onne, si jolie ! 
et des talents... une voix si délicieuse,. que lorsque j*ai du 
chagrin, il me suffit de l'entendre pour être consolé... 0ht. 
je deviendrai riche, et je te marierai... et nojus n'aurons 
qu*à choisir parmi les plus beaux partis du Béam et de la 
Navarre... J'v rêvais encore cette nuit. 



3lâ GOMBDIBS — DRAHE3 

BÉATRIX. 

fit moi, c'est bien singulier, je révais également cette nuit 
que, par mon crédit à la cour, nous gagnions notre procès... 
que je te faisais obtenir une compagnie... que tu devenais 
capitaine de dragons... 

HENRI. 

Que je me battais... que j'étais blessé..* 

BÉATRIX. 

Que tu enlevais un drapeau... 

HENRI, passant yiTemeiit. 

Et que toutes les marquises de Versailles disaient : C'est 
lui 1... le jeune capitaine I... 

BÉATRIX. 

Tu penses donc aux marquises ? 

HENRI, arec ardeur. 

Si j'y pense 1... (se reprenant.) Nou, nou, je n'y pense pas ; 
je ne songe qu'à notre procès. 

BÉATRIX. 

Âh! notre procès... 

HENRI. 

Tu le crois perdu ?... Eh bien, liens, je voulais te réserver 
une surprise ; mais je n'en ai ni le courage ni la patience. 
Un de nos grands parents, Agrippa d'Àubigné, mort sans 
enfant, avait rapporté de la Martinique une fortune immense, 
dont mon père, qui était de la religion protestante, avait été 
pour cette cause injustement exclu. C'est ce procès, com- 
mencé par lui, continué par nous, qui nous a ruinés ; après 
dix ans de plaidoiries, arrêt du Châtelet qui nous condamne. 
Mais M. Bonvoisin, un honnête procureur, car tout est 
extraordinaire dans cette affaire, un honnête procureur au 
parlement, un vieil ami de mon père, m'écrit dernière- 
ment que la magistrature a été indignée de cet arrêt, et que 
si nous en appelons au parlement, nous sommes sûrs de ga- 



LES TROIS MAUPIN 813 

gner, qu'il en répond, qu'il avancera même une partie de 
Jargent nécessaire. Je lui donne tout pouvoir, TafTaire est 
entamée... et d'un jour à l'autre j'attends de ses nouvelles. 
Voilà ce grand secret que, pour t'épargner encore une dé- 
ception, je ne voulais t^apprendre que le lendemain de la 
réussite. Mais tu le vois, sœur, je ne peux rien te cacher. 

BÉATRIX. 

£h bien, ni moi non plus. J'ai écrit à madame de Main- 
tenon, à Versailles. 

HENRI. 

Qu'as-tu fait?... 

BÉATRIX. 

Je lui ai appris ce qu'elle ignorait sans doute ; que pen- 
dant qu'elle vivait dans les splendeurs, il y avait au fond des 
Pyrénées un arrière-petit-cousin à elle, Henri d'Aubigné, un 
gentilhomme qui demandait à employer, au service du roi, 
des jours qu'allaient consumer la misère et la faim. 

HENRI. 

Un pareil aveul... Nous... nousl... mourir de faim!... 
quelle honte I... 

BÉATRIX. 

Et pourquoi donc ?•.. La honte n'en est pas à nous, mais 
à elle, qui, d'un mot, peut l'empêcher. 

HENRI. 

Et cette lettre est partie ?... 

BÉATRIX. 

Depuis un mois... et, comme toi, j'espère une réponse 
qui se fait attendre... j'en conviens, mais qui ne peut man- 
quer d'être favorable... et aujourd'hui, peut-être, jour du 
courrier de France en Espagne... 



i. — viii. 18 



814 COMÉDIES — DRAMES 



SCENE IV. 
CATHERINE, HENRI, BÉATRIX. 

CATHERINE, aceourant. 

Une lettre I Une lettre !... 

HENRI et BEATRIX. 

ciel !... Donne vite. 

HENRI, décachetant la lettre* 

Je tremble... je n'y vois pas... 

BÉATRIX. 

Est-ce de Versailles ?... 

HENRI. 

Non... de Paris!... 

BÉATRIX. 

De la marquise?... 

HENRI, arec joie. 

Non, du procureur Bonvoisin... signée Bonvoisîn : « Mon 
9 cher client, notre affaire est toujours excellente... » 

BÉATRIX. 

Ce digne homme... 

HENRI. 

c Et j*ai bien peur de la perdre... » 

CATHERINE. 

Ah 1 mon Dieu ! 

HENRI, eontmnant à lire d^un air accablé. 

« Vous êtes loin, vous êtes garçon, et nos adversaires, 
a presque tous mariés, ont de jolies femmes, ont pour eux 
« le président, M. de Noyon, qui n*a jamais su résister à^ 
« deux beaux yeux... Nos adversaires sont nombreux et ri- 
i ches...etvous ne Têtes pas... Les cinq mille livres que j'ai 



LES TROIS MAUPIlf ' S15 

« avancées pour vous sont épuisées ; il y a des frais d*enre- 
c gistrement, qui vu Timportance de l*héritage contesté, 
c s*élèvent à près de quarante mille livres, et nous serons 
c déboutés, même sans avoir plaidé, si vous ne pouvez 
« m'envoyer tout ou partie de cette somme. » 

BÉATRIX. 

Ah ! mon pauvre frère, le sort nous poursuit. 

HENRI, cherchant à se donner da cour«g«. 

Pourquoi se désespérer?... qui sait!... Tout est possi- 
ble... 

BÉATRIX. 

Par quel moyen trouver ces quarante mille livres?... 

HENRI. 

Nous verrons, nous chercherons... toi, moi et Catherine 1... 
Nous tiendrons conseil à nous trois... Déjeunons, d'abord... 

(Allant oarrir la porte de ganche.) On raisonne mieUX après Un 

bon repas... Et la table n'est seulement pas mise!... Je 

m'en charge, ce ne sera pas long... (Les regardant, et redeeeen- 

dant.) Qu'avez-vous donc toutes deux?... 

BÉATRIX, tristement. 

Ne te donne pas cette peine, frère, c'est inutile. 

CATHERINE, baissant les jeux. 

Hélas ! nous n'avons rien ! 

HENRI. 

Rienl... (a part.) Pauvres femmes! Qu'ai-je fait? 

CATHERINE. 

Rien... que des pèches... du jardin. 

HENRI, gaiement. i 

Eh bien! des pèches... c'est excellent!... c'est sain!... 
c'est rafraîchissant !... c'est léger!... Ça se trouve à mer- 
veille... je n'ai pas faim... 

(n s'approohe de Béatriz.) 



316 COMÉDIES — DRAMES 

BÉATRIX, aree reproche. 

Toi? 

HENRI. 

Oui! cette lettre de procureur m'a ôté l'appétit... et 
vrai!... ça me ferait du mal de manger... je ne prendrai 
qu*un fruit... Apporte-nous le dessert. 

BEATRIX, se jetant dans ses bras. 

Henri 1 mon cher Henri! 

HENRI. 

Eh bien, qu'as-tu donc?... 

BÉATRIX. 

Un tel repas! 

HENBI, souriant. 

Oui... le rôti manque! Je te dirai à peu près alors ce 
qu'on disait en pareille circonstance à notre cousine la mar- 
quise, quand elle était madame Scajrron *: «c Chante-moi 
avec ta belle voix un air de M. LuUi ou de M. Gampra... 
et j'oublierai tout en t'écoutant. » 

BÉATRIX. 

Ah! tu as le courage de plaisapter... moi, je ne l'ai 
pas! 

CATHERINE, près de la croisée A gaache. 

Écoutez! écoutez! une chaise de poste à deux chevaux 
entre dans la cour... c'est pour nous. 

BÉATRIX. 

Pas possible ! 

CATHERINE. 

Si vraiment ! Un jeune seigneur en descend !... Un do- 
mestique en livrée l'accompagne. 

HENRI. 

C'est le jour aux aventures. . . (Riant.) Pas un instant pour 
déjeuner!... Catherine, tu peux desservir... Mais nous, sei- 
gneur et dame du château, nous ne pouvons pas recevoir 



LES TROIS MÀUPIN 317 

an noble étranger en ce costume. Ma sœur, va mettre tes 
dentelles, ta robe de soie, tes ajustements des beaux jours. 

CATHERINE, Tenant Tirement à Henri. 

Taisez-vous donc ! elle s*est défaite, pour nous, de toutes 
ses parures. 

HENRI, à part. 

ciel ! 

CATHERINE. 

Mais VOUS, mon cousin !... 

HENRI. 

Il me reste encore de notre ancienne opulence un habit 
convenable; mais toi, Béatrix... ce que je viens d^appren-: 
dre !... Ahl je ne me le pardonnerai jamais ! 

BÉATRIX. 

Il s'agit bien de cela... on vient... On monte 1... dépêche- 

toi 1 (Henri sort par la gauche. ~ Béatrix à Catherine.) Tu diras, si 

Ton me demande, que je ne suis pas visible... que je ne 
reçois personne... que je suis malade. 

CATHERINE. 

Soyez tranquille. 

(Béatrix sort par la porte de droite.) 

SCÈNE V. 
CATHERINE, puis D'ALBRET. 

d'ALBRET, è la cantonade au fond. 

Dételle les chevaux et mets-les à Fécurie. 

CATHERINE, è part. 

Qu^estrce que tout ce monde-là va devenir ?. . . 

D'ALBRET, entrant. 

Quel singulier château !... Personne dans les cours, ni 

18, 



818 GOMÉDIUS — DRAMKS 

— 1^ — " ■' " ■'■ -- ■ 

dans les vestibules... (AperceYant Catherine.) Ail ! si Vraiment! 
Une jolie fîUe, qui porte d'une manière charmante notre 
costume béarnais ! (La saluant et l'interrogeant.) Mademoiselle 
Béatrix d'Aubîgné?... 

CATHERINE. 

Ma marraine est très-souffrante, monsieur; depuis plu- 
sieurs jours, elle n'a pas quitté la chambre... et ne peut, à 
ton grand regret, vous recevoir. Qui lui nommerai-je? 

D*ALBRET. . 

Le comte Louis d'Albret, un compatriote... un Béarnais, 
qui, chargé par madame de Main tenon d'un message en 
Espagne, avait ordre, à son passage, de voir mademoiselle 
d'Aubigné d*abord... et ensuite M. d'Aubigné, son frère. 

CATHERINE. 

Monsieur, qui est averti, ne tardera pas à descendre. 

D ALBRET, mettant sar la table ton manteaa et son chapeau* 

A son aise! j'attendrai !... Il est peut-être à déjeuner?.., 

CATHERINE, rivement. 

Non, monsieur ! non, je puis vous l'attester ! 

d'albbet. 
Tant mieux! Du vivant de son père... et lorsque nous 
étions encore bien jeunes, Henri d'Aubigné et moi avons 
fait quelquefois des armes ensemble au château d'AIbrel, 
chez mon oncle ; il était déjà fort adroit. 

CATHERINE. 

Je crois bien... 

d'albret. 
Nous renouerons connaissance... à table ! 

(il oasae.) 
CATHERINE f è part. 

Ah mon Dieu! (Haut, Umidement.) Est-Cc que monsieur vien- 
drait pour déjeuner?... 



LES TROIS MÂUPIN 319 



D ÀLBRET. 

Sans cérémonie... sans façon,., ce qu'il y aura!... moins 
que rien I . . 

CATHERINE, à part. 

C'est bien cela ! 

D*ÀLBRET, l'asseyant. 

Un poulet froid*., une tranche de jambon!... Ces bons 
jambons de Pau, bien supérieurs à ceux de Bayonne, qui 
ont usurpé leur réputation... et une bouteille de jurançon... 
même deux!... Le vin de Henri IV. 

CATHERINE. 

Oui, monsieur... (a part.) Qu'allons-nous devenir?... (Haut 
et écoutant.) Je cfols quc j'ontcnds monsieur le comte. 

d' ALBRET, se leyajit. 

Avec qui je ne peux passer qu'une heure ou deux, (a Ce- 
therine.) Mais avant mon départ, voici pour les gens de sa 
maison. 

CATHERINE, avec un geste d'indignattoa, les repoussant. 

Deux louis d'or... monsieur ! 

d'albret. 

Daignez, de grâce, vous en charger pour eux ! car je n'en 
ai pas aperçu un seul ! 

CATHERINE, TOjant entrer Henri et se contraignant. 
Ah ! c'est lui ! (a Henri» lui présentant M. d'Albret.) MonsieUr 

le comte Louis d'Albret. 

(EUe sort par le fond.) 



320 COMÉDIES ^ DRAMES 



SCENE VI. 

HENRI, rdto trè»-BimpIement, mais en gentilhomme, D'ALBRET. 

HENRI, lui tendant la main. 

Un ancien compagnon d*enfance... 

D*ÀLBRET. 

Qui ne vous a pas vu depuis le château d'Albret! Et il y 
a longtemps que j*ai quitté le pays. 

HENRI. 

Aussi, je ne vous aurais pas reconnu. 

(il offre on fauteuil à droite de la table et va chercher un siège. lii 

s'asseyent.) 

d'albret. 
Ni moi non plus I 

HENRI. 

Je le crois bien : moi, gentilhomme campagnard, végé- 
tant dans ce vieux château, et vous, brillant à la cour et à 
l'armée I Ah ! voilà un sort à envier 1 Dans les camps, la vie 
de gentilhomme, à Tassant, à la tranchée, aux coups de 
mousquet ; pendant les quartiers d'hiver, on a la paix, les 
délices de la cour, ses merveilles, ses bals, les carrousels et 
les beautés séduisantes auxquelles on est trop heureux de 
pouvoir consacrer sa vie et ses amours. 

d'albret. 

Vous avez quelque passion à la cour ! Vous êtes amou- 
reux?... 

HENRI. 

C'est vrai! Amoureux fou I Amoureux à en perdre la télé. 

d'albret. 
De quelle beauté?... 



LES TROIS MAUPIN 321 

HENRI, souriant. 

Voilà ce que je ne puis vous dire ! Si je vous racontais, 
lorsque je pense à Versailles, tous les rêves que se crée de 
loin mon imagination, tous les tendres et galants souvenirs 
qui viennent. m'assaillir en foule. Quelle réunion de femmes 
charmantes I L'une, beauté célèbre, favorite adorée, y ré- 
gnait autrefois par ses charmes ; Tautre est dans tout l'éclat 
des siens ; celle-ci, jeune et fraîche, brille à son aurore ; 
c'est à ravir, à enivrer ! Et il me semble que, dans ce séjour 
enchanté, j'adorerais à la fois le passé, le présent et l'avenir. 

d'albrgt. 
Ah I ne parlez pas ainsi ! 

HENRI. 

Et pourquoi?... 

D^ALBRET. 

D'abord parce, que vous perdriez beaucoup de vos illu- 
sions... La cour du grand roi n'est plus ce qu'elle était jadis; 
à l'amour français, l'amour tendre, joyeux et galant, a suc- 
cédé la dévotion, triste et sombre, qui domine tout, envahit 
tout !... 

HENRI. 

Que me dites-vous là ?... 

d'albret. 

Un long voile de deuil s'étend sur tout le royaume et 
couvre de ses plis jusqu'à notre drapeau. Oui!... moi, offi- 
cier... j'ai vu, au camp de Compiègne, les soldats de Gondé, 
de Turenne et de Gatinat... obéir au doigt d'une femme, 
qui, de sa chaise à porteurs, un bréviaire d'une main et un 
éventail de l'autre, commandait à nos escadrons, (ii se lèr* 
aTec indignation.) Mais, pardou 1 J'oublie à qui je parle... j'ou- 
blie que moi-même, attaché par mon oncle à la maison du 
duc du Maine, et chargé par madame de Maintenon d'une 
mission pour monseigneur Alberoni, je me rends en ce mo- 
ment en Espagne. 



822 COMÉDIES — DRAMES 

HENRI, qui s'est aussi leré. 

C*est pour cela que vous traversez le Béara? 

I^ALBRET. 

Oui, et bien différent de vous, j*ai retrouvé en revoyant 
nos montagnes, un bonheur... un air pur... un air de li- 
berté... je respirais enfin. Et s'il m'était permis de rester 
idl... Versailles ne me reverrait jamais! 

HENRI. 

Vous n'y laissez aucun souvenir.... aucun regret?... 

d'albret. 
J'ai vu toutes les dames de la cour, et n'en ai aimé au- 
cune. 

HENRI. 

C'est bien singulier... Moi, je n'en ai vu aucune, et je les 
adme toutes. 

d'albret. 
C'est peut-être pour cela ! Aussi je vous apporte une pro- 
position qui, avec les idées que vous m'avez laissé voir, ne 
vous séduira peut-être pas beaucoup... c'est ce qui fait que 
j'hésite à m'acquitter de mon message. 

HENRI. 

Parlez !... parlez, de grâce I , 

d'albret. 
Votre sœur, mademoiselle Béatrix d'Aubigné, qui est, 
m'a-t^n dit, malade, et qui ne peut me recevoir... 

HENRI, avec embarras. 

C'est vrai. 

d'albret. 
Avait écrit à madame de Maintenon, votre arrière et il- 
lustre cousine... une lettre... 

HENRI. 

Pont vous apportez la réponse ?... 



LES TROIS HAUPIN 828 



DALBRET. 

Madame de Maintenon, dans les affaires délicates, dans 
les affaires de famille, écrit le moins possible. Mon oncle, le 
maréchal d^Albret, qui est très-avant dans sa confiance, était 
chargé par elle de vous voir ; mais sa santé, ainsi que mon 
voyage en Espagne, m'ont fait désigner pour cette mission. 
Madame de Maintenon promet, d'ici à un an, de marier 
votre sœur ; elle répond de son établissement, de sa fortune, 
de son avenir. 

HENRI. 

C'est tout ce que je demande, et je bénis celle qui vous 
envoie... Que ma sœur soit heureuse, peu m'importe le 
reste. 

o'albret. 
Elle passera cette année loin dicî, loin de vous, dans un 
couvent de Bretagne, celui des dames de Sainte-Yvonne, à 
Morlaix, où mademoiselle Béatrix recevra Tinstruction et la 
direction que madame de Maintenon désire lui donner. 

HENRI. 

Peu importe I Gela regarde ma sœur, je n'ai plus désor- 
mais à m*inquiéter de rien. Je trouverai bien à me faire 
tuer comme soldat, dans quelque régiment, dans le vôtre, 
monsieur d'Albret. 

d'albret. 
Gela ne dépend, par malheur, ni de moi, ni de vous, mon 
cher Henri. Madame de Maintenon, à qui votre sœur a parlé 
de vos talents, de votre jeunesse, a sur vous d'autres pro- 
jets, des idées d'élévation et de grandeur, si toutefois, 
comme elle l'espère, vous acceptez ce qu'elle vous propose, 
et de votre acceptation, je ne vous le cache pas, dépend 
non-seulement votre avenir, mais celui de votre sœur. 

HENRI. 

G'est accepté d'avance. 



324 COMÉDIES — DRAMES 

D*ALBRET. 

Attendez!... 

BENRI. 

Ah I c'est exciter vivement ma curiosité I Parlez, de grâce I 

(Voyant qn'H hésite.) £st-Ce donc si difficile?... 

d'albret. 
Peut-être 1 Et pour aborder ce sujet, déjeunons d'abord. 

HENRI, à part. 

Ah ! mon Dieu ! 

D ALBRET, reprenant son chapeau et son manteau. 

A table, on parle plus librement et à cœur ouvert; et puis, 
avant midi, je suis obligé de repartir; j'ai même, si ma 
proposition vous convient, ordre de vous emmener avec 
moi. 

HENRI, avec embarras. 

En vérité... mais c'est que... ce déjeuner... 

SCÈNE VII. 

Les mêmes; CATHERINE, sortant de la porte à gauche. 

CATHERINE, à Henri. 

Monsieur est servi I 

HENRI, stupéfait. 

Moil 

CATHERINE, montrant à d'AIbret la porte à gauche. 

Monsieur le comte aura de Tindulgence... mademoiselle, 
qui est malade, a ordonné de servir ce qu'il y aurait; le 
poulet froid, le jambon... 

(D'AIbret passe devant eUe.) 
HENRI, bas à Catherine. 

Y penses-tu? 



LES TROIS MAUPIN 325 

CATHERINE, à d'Albret. 

Le vin de Jurançon que vous aviez demandé... et des 
fruits. 

d'albret. 

C'est admirable... pour un soldat!... 

HENRI, bas à Catherine. 

Tu te moques de moi ! 

CATHERINE, à demi. voix. 

Ne craignez rien, cousin, Fhonneur de la famille est intact. 

(EUe passe devant lui.) 
d'ALBRET, à Henri. 

Ordonnez surtout qu*on ne nous dérange pas. 

CATHERINE. 

On n'entrera pas même pour vous servir... (souriant.) Soyez 
tranquille... je ne sonnerai pas le valet de chambre. 

HEP^RI, regardant toujours Catherine, entre dans la chambre de gauche 

avec d'Albret. 

Ma foi l je n'y comprends rien ! 

SCÈNE VIIL 

CATHERINE, allant sur la pointe du pied frapper à la porte de 

droite; BÉATRIX. 

CATHERINE, à Béatrix qui sort. 

Ne craignez rien... ils sont occupés... et ne sortiront pas. 

BÉATRIX. 

De la part de madame de Mainlenon, 'me disais-tu tout à 
rheure, qu'est-ce que cet étranger venait nous annoncer? 

CATHERINE. 

Nous le saurons après son départ... ils ont à déjeuner... 
c'est l'essentiel. 

ScBiBB. — Œuyres complètes. I^e Série. — 8n»e Vol. — 19 



3S6 GOMéDIES — DRAMES 

BÉATRIX. 

Et tu as osé accepter de M. d*Albret... 

CATHERINE. 

Pas pour nous... pour lui, ses gens et ses chevaux qui se- 
raient morts de faim... et il faut que tout le monde vive... 
y compris cette inconnue... cette pauvre jeune femme, dont 
Tappétit de ce matin avait déjà oublié le souper d'hier... et 
qui» avant de se mettre en route, tient à vous remercier. 

BÉATRIX. 

Ah 1 qu'elle vienne, qu'elle vienne ! 

(EUe ya s'asseoir à droite de la tabla.) 

SCÈNE IX. 
Les mêmes; SABINE. . 

SABINE, à la porte du fond. 

Puis-je entrer?... 

BÉATRIX* 

Eh! oui, vraiment, soyez la bienvenue... et dites-moi 
comment on vous a trouvée presque évanouie près des mars 
de ce vieux château ? 

SABINE, souriant. 

Secourir d'abord et interroger après... c'est bien I... Quand 
j'étais riche et que je roulais sur l'or... je faisais ainsi. 

BÉATRIX. 

Vous avez été riche ? 

SABINE. 

Sans en être plus fièrcr 

CATHERINE. 

Et vous avez tout perdu?.., 

SABINE. 

Sans en être plus triste; et si Thistoire d'une pauvre 



LES TROIS MAUPIN 327 

femme comme moi peut amuser une noble dame telle que 
vous, tant mieux ! car je n'ai pas d'autre manière de recon- 
naître votre hospitalité. 

BÉATRIX. 

Parlez, parlez 1 

(Elle la fait asseoir.) 
CATHERINE. 

' Nous vous écoutons. 

SABINE. 

Eh bien donc, ma chère demoiselle, fille d'un prévôt de 
régiment qui servait dans l'armée de M. de Vendôme, j'ai 
suivi en Espagne mon père qui m'avait donné une éducation 
toute militaire. A quinze ans, je faisais des armes, j'étais 
cantiniére ; à seize ans, orpheline ; à dix- sept ans, une flûte 
du régiment de Navarre me proposait de m' épouser, quoique 
je n'eusse rien... 

BÉATRIX. 

C'était beau 1 

SABINE. 

Attendez... quand je dis rien... j'avais des yeux noirs... 
et une voix superbe : voilà ma dot. Quant à mon mari, 
M. Maupin, il n'avait, comme musicien, qu'un talent nul, 
une grande paresse... et une soif ardente. Gomme homme, 
il avait tous les péchés capitaux, bien entendu qu'il ne les 
montra pas tout d'abord ; chaque semaine j'en découvrais 
un. 

CATHERINE. 

Pauvre femme I 

SABINE. 

En attendant, et par la protection d'un colonel espagnol 
qu'il avait connu à l'armée, M. Maupin m'avait présentée, 
comme première chanteuse, à la chapelle de Sa Majesté Phi- 
lippe y, et comme prima donna au théâtre de Madrid. Je ne 
vous parle pas de mes succès qui aujourd'hui me semblent 



328 COMÉDIES — DRAMES 



ua rêve. Tous les grands seigneurs étaient à mes pieds ; 
les hommages, les piastres, les diamants brillaient à mes 
yeux. Je refusais tout... De là, des scènes avec mon mari. 

CATHERINE. 

Qui était jaloux?... 

SABINE. 

Lui 1 Ma gloire eût fait la sienne. Ivre une partie du jour, 
il dormait l'autre ; autant dire qu'il avait les yeux fermés, il 
ne les ouvrait que pour ses intérêts. Profitant de ma vogue 
en Espagne, M. Maupin avait contracté pour moi, en France, 
avec M. Campra, un engagement de quarante-cinq mille 
livres tournois, pour chanter trois mois de la présente saison 
à la chapelle de Versailles. 

BÉATRIX. 

Quarante-cinq mille livres pour trois mois, c'est fabu- 
leux! 

SABINE. 

Que voulez-vous! Toutes • les gloires ont leur grandeur et 
leur décadence : la mienne arriva vile. Sortant en plein 
hiver d'un bal masqué où l'on étouffait de chaleur, ma voix 
se trouva tout à coup perdue... Impossible de donner une 
cadence, une roulade, un son ; vainement le médecin de la 
cour assurait que cela reviendrait. L'amour et les égards de 
M. Maupin avaient disparu avec mes appointements, et 
quelques mois après, de toute cette splendeur, de ma for- 
tune, de mes bijoux... il ne me restait rien qu'un mari tou- 
jours altéré, qui, dans ses moments d'ivresse, voulait me 
battre ; et moi, par les fleurets de mon père ! je ne le vou- 
lais pas ; aussi dans ses moments de raison, il me parlait de 
rompre notre mariage. 

CATHERINE. 

Et vous n'acceptiez pas? 

SABINE. 

Il m'en épargna la peine. Un jour, sur la frontière d'Es- 



LES TROIS MAUPIN 



329 



pagne... je me trouvai seule... M'avait-il perdue exprès?... 
Ou bien, ivre, était-il tombé dans quelque précipice?... Je 
l'ignore. J'étais sans ressources... (.\vec joie.) mais j*étais sans 
mari... je ne me plaignis pas. Je rentrai bravement en France, 
et le soir d'une longue journée de marche, je tombais épuisée 
de faim et de fatigue au pied d'un vieux château, lorsque 
j'entendis au milieu de la nuit... les accents d'une voix déli- 
Qeuse et plus belle encore que n'était la mienne... Ah! me 
suis-je écriée, artiste ou châtelaine... nous parlons la même 
langue... elle doit me comprendre. Vous voyez que je ne 
m'étais pas trompée. 

BEATRIX, lai prenant la main et passant à droite. 

Ah! que ne pouvons-nous davantage!... 

CATHERINE. 

Que n'est-il en notre pouvoir de vous garder!... 

SABINE, qui s'est lerée. 

Oui... oui... mademoiselle et son frère... (a Catherine.) et 
vous aussi, vous êtes des cœurs d'or!... 

CATHERINE, souriant. 

Merci... mais en fait d'or, dans ce château... 

SABINE, bas à Catherine, frappant sur son cœur. 

Il n'y a que cela... c'est ce que j'ai cru voir. 

CATHERINE, écoutant près de la porte. 

Silence I J'entends marcher. 

BÉATRIX, se rapprochant de la porte de droite. 

Si Ton vient... je rentre. 

m 

CATHERINE, écoutant toujours. 

Non... l'on descend par l'autre escalier, celui de la cour... 

(Quittant la porte et regardant par la fenêtre à gauche.) En effet, 

M. d'Albret donne ordre d'atteler. 

BÉATRIX. 

II va partir, tant mieux I 



330 GOUÉDIES — DRAMES 



CATHERINE, sortant par la porte du fond. 

Je vais voir si Ton n*a besoin de rien. 

BEATRIX, Tojant la porte à gauche qui s'ourro. 

Mon frère!... Ah! mon Dieu, comme il est p^e! 



SCENE X. 

SABINE, ge tenant A gauche, HENRI et BÉATRIX. 
BÉATRIX, courant à Henri. 

Qu*as-tu donc? 

HENRI, cherchant à se contenir. 

Le trouble... la joie que me cause une nouvelle aussi im- 
prévue... Grâce à notre puissante et généreuse cousine, 
nous sommes sauvés... ton sort est assuré et le mien aussi. 

SABINE, s'arancant un peu. 

Ah! tant mieux, moqseignèur... car vous êtes de braves 
gens... 

HENRI, se retournant. 

Ah ! c'est... 

BÉATRIX. 

Cette pauvre femme à qui nous avons donné hier soir 
rbospitalité . 

SABINE. 

Et qui ne l'oubliera jamais. 

HENRI, ayec tristesse. 

Merci... merci... priez pour moi! 

SABINE. 

Grâce au ciel, vous n'en avez plus besoin. 

BÉATRIX. 

Oui, vraiment... puisque madame de Maintenon nous 



LES TROIS lIAUPItV 331 

protège... et comment?... Est-ce un régiment qu'elle te 
donne? Non... une compagnie... une place à la cour?.., 

HENRi. 

Non, mais une position importante... qui peut, griâee à 
elle, m'élever aux plus hautes dignités... me conduire à 
tout... 

IBÉATRIX. 

Et c'est?... 

" HENRI. 

Tu ne comprendrais pas... c'est une mission. 

BÉATRIX. 

Secrète?... 

HENRI. 

Oui... je pars ce matin. 

BÉATRIX. 

Ce matin ? 

HISNRI. 

A l'instant même... avec M. d'Albret... qui veut bien 
m'emmener... me conduire jusqu'à Pau, où m'attend la 
personne à qui je suis confié... et qui doit me diriger. 

B^ATRIX. 

Nous quitter ainsi... aussi brusquement?... ce n'est pas 
possible... ce ne sera pas« 

HENRI. 

Je le dois... il le faut, il le faut à l'instant ou je ne par- 
tirais pas. 

BÉATRIX. 

Que dis-tu?... El ce voyage... car c'en est un... «st-il 
long ? 

'HENRI. 

Que sais-je... plusieurs mois...^ un an tout au plus... Quant 
à toi, ce temps où nous serons séparés... tu le passeras en 



332 COMÉDIES — DRAMES 

Bretagne... au couvent de Sainte-Yvonne... Tiens, de l'ar- 
gent et des papiers qui t'expliqueront cela... 

BÉATRIX, étonnée. 

Des papiers!... 

BENRI, les posant snr la table. 

Que tu as le temps de lire... (cherchant à sourire.) Tu ver- 
ras... ton établissement, ton avenir... ta fortune... un sort 
brillant et heureux... c'est tout ce que je demande... 

BEATRIX, le regardant avec inquiétude. 

Mon frère I... mon frère ... 

HENRI. 

Ah I je ne puis te dire la joie... le contentement... et en 
même temps le chagrin de te quitter... Mais il faut du cou- 
rage... il en faut... Tiens... tiens... embrasse-moi 1 (n la Uent 

longtemps embrassée contre son coeur, et apercerant Catherine qvâ. parait 
en ce moment A la porte du fond, il court à elle, l'embrasse également et 
disparaît en leur disant :) AdieU ! adieu ! 

(Béatrix a remonté au fond et redescend. Sabine traverse en réfléchissant. 

Catherine reste au fond.) 



SCENE XL 
BÉATRIX, CATHERINE, SABINE. 

BÉATRIX. 

Qu'est-ce que cela signifie?... 

SABINE, portant la main à son front. 

Que quelque grand malheur vient de le frapper 1 

BÉATRIX. 

Luil... VOUS croyez?... 

SABINE. 

J'en suis sûre !... je m'y connais ! 



LUS TROIS MÀUPIN 333 



BÉATRIX, à Catherine. 

Et toi... et toi... qu^en dis -tu?... 

CATHERINE. 

Moi... Écoutez... la voiture qui les emporte tous les deux 
est sortie de la cour... il m'est permis de parler... (Eiie 
descend.) et je dis... je dis... (Montrant Sabine.) qu'cUo a raison ! 

BBATRIX. 

Et comment le sais-tu?... 

CATHERINE. 

En apprenant du domestique qui préparait la voiture que 
ces deux messieurs partaient ensemble... j'ai couru à 
M. d'Albret... qui se promenait dans le jardin en essuyant 
une larme... car c'est un digne et honnête seigneur. « Pour- 
quoi emmenez-vous monsieur Henri?... me suis-je écriée, ni 
sa sœur ni moi ne le souffrirons. — Taisez-vous, m'a-t-il dit, 
taisez-vous, c^est lui qui le veut, qui l'exige... qui m'a fait 
jurer de ne rien dire à qui que ce soit avant son départ. » Et 
moi, j'ai répondu : « Je sais garder un secret, dût-il me tuer I 
vous le verrez, monsieur, > et il l'a bien vu I Je n'ai pas jelé 
un cri, je n'ai pas versé une larme ! Mais maintenant qu'il est 
parti, je vous crie à toutes les deux : Il va se faire moine!... 

BÉATRIX. 

Lui ! mon frère !... 

SABINE. 

Monsieur le comte !... 

BÉATRIX. 

Ce n'est pas possible!... Comment... et pourquoi?... 

(Elle prend les papiers qu'elle parnoort pendant que Catherine parle.) 

CATHERINE. 

Laissez-moi me recueillir et me rappeler... Madame de 
Maintenon a dit qu'un cousin, portant son nom... et qui en- 
trerait dans les ordres, serait pour la cour d^un bon effet... 
et pour le monde d'un bon exemple ! sans compter les ser- 

19. 



834 COMÉDIES — DRAMES 

vices que lui rendrait un parent dévoué, qui, grâce à elle, 
s'élèverait à une rapide fortune. 

BÉATRIX. 

Après ? 

CATHERINE. 

Après... le jour.mêmeoù Henri prononcera ses vœux, elle 
promet à sa sœur une haute position à la cour. 

BEATRIX, rejetant 1ns papiers. 

Jamais! Jamais!... Je refuse! 

CATHERINE. 

Et lui il l'exige, il le veut ! 

BÉATRIX. 

Ce n'est pas possible ! 

CATHERINE. 

Il dit que, chef de la famille... il n'a pas d'autre moyen 
d'assurer votre avenir... que les quarante mille livres néces- 
saires au gain de votre procès sont impossibles à trouver, 
que la misère a déjà frappé à votre porte, que la honte est 
proche, et qu'au prix de sa jeunesse, de ses espérances, de 
sa vie, il doit s'eslimer heureux d'acheter le bonheur de sa 
sœur et l'honneur de sa maison. 

SABINE. 

Ah ! c'est un noble cœur 1 

(EUe remonte.) 
BÉATRIX. 

Et moi, j'écrirai à madame de Maintenon, et en repous- 
sant un pareil sacrifice... 

CATHERINE. 

Vous ne l'empêcherez pas... et vous le rendrez inutiie. 

. SABINE. 

Et comment vivrez-vous ?.. . 

BÉATRIX, passant ayec agitation. 

Je n'en sais rien ; mais pour sauver mon frère, pourTarra- 



LES TROIS HAUPIN 336 

cher au cloître.*, où il va s* ensevelir... pour nous. soustraire, 
lui et moi, à cette terrible protection, qu'il nous faut subir ^ 
je ne sais pas ce dont je ne serais pas capable ! 

SABINE. 

Dites-vous vrai ? 

(Elle deMWBd.) 
BÉATRIX. 

Oui... le travail... la peine... les dangers... j'affronterais 
tout!... 

CATHERINE, vivement. 

£t moi aussi ! 

SABINE, à part, la regardant avec intérêt. 

Pauvre enfant ! 

GATHBBIKE. 

Mais, hélas ! à quoi lui serviront les vœnx et le dévoue- 
ment de trois femmes?... à rien ! 

SABINE. 

Peut-être ! 

BÉATRIX. 

Que voulez-vous dire ? 

SABINE. 

Dame, mademoiselle, moi qui, par état, ne doute de rien 
et ne crains rien, vous allez me trouver bien téméraire d'oser 
vous donner un conseil. 

BÉATRIX et CATHERINE. 

Parlez 1 parlez I nous vous écoutons I 

SABINE, k Catherine. 

Répétez-moi tout ce que vous venez de nous dire. M. Heftri 

d'Aubigné vient de partir ?... 

* 

CATHERINE. 

- Pour le séminaire de la ville de Pau, où pendant un an il 
fera ses études. 



SS6 GOlféDIES — DRAMES 



SABINE. 

Je comprends. 

CATHERINE. 

Pendant ce temps, comme mademoiselle ne peut rester 
seule dans ce vieux" château délabré, elle ira bien loin d*ici, 
au fond de la Bretagne, un pays perdu... sous la direction 
des dames de Sainte- Yvonne à qui elle est recommandée. 

BIÊATRIX, montrant les papiers sur la table. 

Oui, les papiers sont pour cela... et Targent pour le 
voyage. 

SABINE. 

A merveille I... (Froidement.) Si vous le voiliez, vous êtes... 
nous sommes sauvées! 

CATHERINE et BÉATRIX. 

Est-il possible?... 

SABINE. 

Vous aurez, et bien au delà, les quarante mille livres qui 
vous sont nécessaires pour le gain de votre procès, et 
M. Henri ne sera pas obligé de se faire moine. 

BÉATRIX. 

Gomment cela?... 

SABINE. 

J*ai là, dans mes archives, Tacte bien en règle par lequel 
M. Campra, surintendant de la musique de Sa Majesté, s'en- 
gage à payer à mademoiselle Maupin la somme de quarante- 
cinq mille livres tournois. Et de son côté, mademoiselle 
Maupin s'engage à chanter pendant trois mois, de la pré- 
sente année, dans la chapelle de Versailles. 

CATHERINE. 

A quoi cela peut-il désormais servir? 

BÉATRIX. 

Puisque vous avez perdu votre voix ! 



LES TROIS MAUPIN 337 



SABINE, à Béatrix. 

Mais vous n*avez pas perdu la vôtre ! Plus souple, plus 
étendue, plus brillante que n'a jamais été la mienne... Vous 
avez là cent mille livres de rentes. 

BEATRIX, effrajée, passant derant eUe. 

Moi! quelle idéel... Y pensez-vous? 

SABINE. 

N'étiez-vous pas décidée à tout tenter? 

CATHERINE. 



C'est vrai I 

Atout braver? 
C'est vrai I 



SABINE. 



CATHERINE. 



SABINE. 

Et qiii donc vous connaît à Versailles, vous qui n'êtes ja- 
mais sortie de vos montagnes ni de votre vieux château? 

CATHERINE. 

Elle a raison I Ah I si j'avais de la voix! 

SABINE, 

Et qu'y a-t-il donc d'effrayant... à chanter dans une tri- 
bune de la chapelle, sans être vue, cachée derrière un épais 
rideau de soie? 

CATHERINE. 

C'est vrai... c'est vrai... et c'est pour lui! 

BÉATRIX. 

Oui ! c'est pour mon frère !... Mais les dangers de la route.. . 
et ceux de Versailles; moi, jeune fille, sans guide, sans 
appui... 

SABINE. 

Est-ce que je ne suis pas là? Est-ce que je vous quittera 
d'un instant... moi, femme de chambre de mademoiselle 



338 GOBÉDIBS — DRAMES 

Maupin, mol, ex-prima donna qui ai de la mémoire? Je veil- 
lerai sur vous, et si l'on vous en conte, c*est que vous et 
moi nous le voudrons bien 1... Partons! tout est convenu. 

(Elle remonte.') 
BÉATRIXy la retenant. 

Mais non... tout n^est pas convenu, car, pendant que je 
serai à Versailles... qui sera en Bretagne, au couvent de 
Sainte- Yvonne?... 

CATHERINE, prenant les papiers. 

Moi! 

BÉATRIX. 

Toi! grand Dieul Tu n'as pas peur! 

CATHERINE. 

De quoi?... 

BÉATRIX. 

De t'enfermer si longtemps, et toute seule, dans cette 
prison?... 

CATHERINE. 

Je serai, comme lui, dans un cloître... toute une année... 
Je ne crains pas le couvent! Là j'apprendrai, j'étudierai... 

SABINE, à part. 

Ah! si celle-là n*aime pas... je ne m'y connais guère. 

BÉATRIX, regardant par la fenêtre. 

Tenez! tenez! regardez!... au sommet de la montagne 
qui domine le château... une chaise de poste gravit en ce 
moment. 

CATHERINE, courant à la fenêtre. 

C'est la sienne ! 

BÉATRIX. 

* Oui !... Il agite son mouclioir. 

SABINE. 

En signe de dernier adieu. 



LES TROIS MÂUPIN 339 

CATHERINE. 

Non, pas le dernier!... 

BÉATRIX, agitant son moachoir. 

A bientôt, frère ! 

BÉATRIX, CATHERINE et SABINE, en même temps. 

À bientôt I... 

(loates los trois à la fenêtre agitent leurs mouchoirs.) 




ACTE DEUXIEME 



L'Orangerie de Versailles* -— Bancs à droite et à gauche, chaises au 

milieu. 



SCENE PREMIERE. 

Là duchesse, entrant la première par la droite et 6tant un demi- 
masque en relours qu'elle garde A la main, LE DUC, parlant à 

GODIVET. 

LE DUC, è Godiret. 

 dater de demain, je permets TOrangerie comme pro- 
menade d'hiver à messieurs les bourgeois de Versailles, à 
condition que tout se passera dans Tordre et dans la conve- 
nance. Vous y veillerez, Godivet. 

GODIVET. 

Oui, monsieur le gouverneur* 

LA DUCHESSE. 

C'est très-bien vu... Par le froid qu'il fait, Versailles n'est 
pas tenable, et TOrangerie est le seul endroit où Ton puisse 
se promener. 

(Elle s'est assise & gauche, le duc, pendant ce temps, a parlé bas A Godiret.) 

LE DUC. 

Ce bouquet et cet écrin sans qu'on vous voie... vous en- 
tendez... Allez! 

(Godiret sort.) 
LA DUCHESSE. 

Vous avez toujours, monsieur le duc, des ordres secrets à 



LES TROIS MAUPIN 341 

donner à M. Godivet... De tous les exempts de Versailles, 
c'est le seul qui possède votre confiance... Il fera son 
chemin. 

LE DUC, qui a redescendu le théâtre et qui s'est approché de la 

duchesse. 

Et vous, duchesse, écoutez-moi, je suis pressé, on m'attend 
au conseil qui se tient ce matin dans l'oratoire de madame 
de Maintenon I Le carême commence demain. 

LA DUCHESSE. 

Demain 1 

LE DUC. 

Oui. 

LA DUCHESSE, de même. 

J'ai cru qu'ici il durait toute Tannée. 

LE DUC, avec frayeur, regardant autour de lui. 

Silence 1 au nom du ciel 1 

LA DUCHESSE. 

Je me tais, monsieur, je me tais. 

LE DUC. 

Aujourd'hui, mardi gras, il y aura, chez la princesse Pala- 
tine, un grand bal. 

LA DUCHESSE, «'animant. 

Qui sera, dit-on, charmant 1 

LE DUC 

Vous n'irez pas 1 vous me ferez le plaisir de ne pas y aller. 

' LA DUCHESSE. 

Comment, monsieur ! le seul divertissement que nous au- 
rons en carnaval... car, jusqu'ici, pas un... pas un seul à la 
cour 1 Et pour quel motif s'abstenir?... 

LE DUC, s'asseyent. 

Pour un motif important que je vais vous dire. Demain, 
madame de Maintenon va s'enfermer, pour huit jours, à 



343 COMÉDIES — DRAMES 

Saint-Gyr, avec quelques-unes de ses plus fidèles, de ses plus 
intimes. J*ai obtenu que vous seriez du nombre. Vous parti- 
rez en même temps qu*elle ; il n'est même pas impossible 
que vous montiez dans son carrosse... qui est celui du roi... 
vous comprenez... Je vais tâcher du moins... 

LA DUCHESSE, froidement. 

C'est inutile ! Je n'irai pas à Saint-Cyr. 

LE DUC. 

Et pourquoi ? 

LA DUCHESSE, de même. 

Je refuse. 

LE DUC. 

Refuser un tel honneur I Mais c'est du délire ! Mais cela 
n*a pas de nom ! 

LA DUCHESSE, de même. 

Écoutez-moi à votre tour, monsieur le duc. En hante 
faveur près de madame de Maintenon, vous m'avez fait obte- 
nir l'honneur de son intimité, c'est-à-dire le droit de la suivre 
partout, dans son oratoire, aux sermons, à Saint-Cyr, le 

droit enfin (Mettant sa main devant «a bouche pour intercepter un bâil- 
lement.) de partager tous les plaisirs du roi. Vous le vouliez, 
je me suis dévouée, je me suis montrée bravement, vaillam- 
ment ! Mais le courage a des bornes ; je suis à bout de forces, 
je n'en peux plus, je succombe, je meurs d'ennui! 

LE DUC, arec frayeur. 

Madame la duchesse!... 

LA DUCHESSE, se levant. 

J'honore le roil Je subis, en loyale sujette, son long et 
glorieux règne et celui de madame de Maintenon ! Je con- 
sens, comme vous le dites, vous autres courtisans, qu'il soit 
immortel... mais éternel... c'est trop fortl 

LE DUC, Toulant lui imposer silence, il s'eit Itré. 

Ma femme!... Y pensez-vous !... 



LES TROIS MAUPIN 343 



LÀ DUCHESSE. 

n a été convenu que je serais fausse, prude et dévote 
dès que nous serions trois ; nous ne sommes que deux, j'ai 
le droit d'être franche. Vous êtes gouverneur de Versailles, 
vous êtes duc et pair, vous êtes du conseil... tout cela au 
prix de mon plaisir, de ma jeunesse, de ma santé que j'ai 
mis au service de votre avancement I Que voulez-vous de 
plus? Quel espoir ambitieux peut vous contraindre, vous, un 
guerrier, un maréchal de France, à vous courber ainsi de- 
vant ridole, à vous abaisser, bien plus, à vous ennuyer à ce 
point-là? 

LE DUC, ayeo dignité. 

Madame!... C'est ma conviction... 

LA DUCHESSE. 

Soit! je la respecte, mais respectez la mienne, ou je me 
révolte ! 

LE DUC. 

Et que dirai-je à madame de Maintenon? 

LA DUCHESSE. 

Vous lui direz que ce serait pour moi trop de plaisir et de 
gloire; vous lui direz que Saint-Cyr, avec elle, me semble- 
rait un lieu de délices dont je dois me priver, attendu que 
j'ai résolu de me mortifier, et que je lui demande la per- 
mission de passer ces huit jours dans une retraite, une soli- 
tude, un recueillement absolus... 

LE DUC. 

Serait-il vrai? 

LA DUCHESSE. 

Moi et quelques jeunes dames de la cour décidées à par- 
tager cette espèce de thébaïde!... J'espère que loin de vous 
nuire, monsieur le duc, cette résolution vous servira, et que 
ces huit jours d'ennui compteront dans vos années de ser- 
vice. 



d44 COMÉDIES — DRAMES 

LE DUC. 

Au fait... c'est une idée. 

LA DUCHESSE. 

Allez donc, monsieur, et faites en sorte que j'aie ayant ce 
soir la réponse de Sa Majes... (s'arrétant.) je veux dire de ma- 
dame de Maintenon. 

LE DUC, la saluant. 

Oui, madame. 

(il sort par la droite. La duchesse se retourne et aperçoit la présidenta 

qui entre par la gauche.) 

SCÈNE II. 
LA PRÉSIDENTE, LA DUCHESSE. 

♦ 

LA DUCHESSE, allant & elle. 

Eh I notre chère présidente 1 Une amie de couvent, une 
amie intime que je ne vois jamais. 

LA PRÉSIDENTE. 

Ma belle duchesse ! (Après l'arotr embrassée.) Ne suis-je pas 
bien décoiffée ? 

LA DUCHESSE. 

Mais non ! 

LA PRÉSIDENTE. 

Impossible de traverser le parc par ce vent de bise qui 
vous coupe la figure. 

LA DUCHESSE, lui montrant son masque de relonrs. 

Comment n*avez-vous pas de loup? Tout le monde en porte. 

LA PRÉSIDENTE. 

J'étais pressée, préoccupée... j'ai oublié de prendre le 
mien. 

LA DUCHESSE. 

C'est un tort, surtout quand on a d'aussi jolies couleurs 



LES TROIS MAUPIN 845 



que les vôtres ! Songez donc, présidente, que vous risquez 
de faner, de gercer votre teint. C'est grave . 

. LA PRÉSIDENTE. 

Bah! Au temps où nous vivons, à quoi bon être jolie? 

LA DUCHESSE. 

Il est vrai qu'on s'en sert si peu ! 

LA PRÉSIDENTE, regardant autonr d'eUe et se voyant seule ayec la 

duchesse. 

C'est le règne des vieilles femmes. 

LA DUCHESSE. 

Aussi, cela ne durera pas. 

LA PRESIDENTE. 

En attendant, on fait comme elles, on vieillit. 

. LA DUCHESSE, avec un soupir. 

Et que de temps perdu 1 Dites-moi, présidente, y a-t-il 
encore à Paris quelques soupirants, quelques adorateurs? 

LA PRÉSIDENTE. 

A peine, duchesse, à peine ! Et à Versailles? 

LA DUCHESSE. 

C'est défendu 1 Nos gentilshommes n'osent pas. 

LA PRÉSIDENTE. 

Pauvres jeunes gens ! 

LA DUCHESSE. 

Risquer un regard, une déclaration. . . c'est risquer une 
disgrâce. 

LA PRÉSIDENTE. 

Quelle tyrannie!... Alors on se cache? 

LA DUCHESSE. 

Oui; de l'hypocrisie partout, môme en amour! Mieux vaut 
y renoncer et attendre le jour de la délivrance ! (Avec énergie.) 
Mais quand ce jour-là arrivera... 



346 COMÉDIES — DRAMES 

LA PRÉSIDENTE. 

C*est ce que disait hier monsieur le duc d'Orléans : Si ja- 
mais je suis régent... ce sera terrible! 

LA DUCHESSE. 

C'est tout simple, ce sont les digues qui amènent les inon- 
dations. 

(Elles vont s'asseoir à droite.) 
LA PRÉSIDENTE, à demi.yoix. 

Il y a cependant, on en parle à Paris, un bal ce soir, 
mardi gras... à Versailles. 

LA DUCHESSE. 

Oui... il n'y avait qu'un prince assez hardi, assez brave 
pour oser le donner 1 C'est le futur régent, sous le nom de 
la princesse Palatine, sa mère; et encore, vu la disgrâce 
complète dont il jouit, il ne risque rienl II ne court qu'un 
danger, celui de n'avoir personne à son bal. 

LA PRÉSIDENTE. 

Il l'a bien compris (c'est mon mari qui me l'a confié) 1 Pas 
un courtisan, jusqu'à ce jour, n'avait répondu à son invita- 
tion et n'aurait eu le courage de se montrer à sa soirée; 
mais le prince a fait annoncer ce matin que ce serait un bal 
masqué. 

LA DUCHESSE, gaiement. 

Ah I tout le monde ira ! 

LA PRÉSIDENTE. 

Il y compte bien! (a la duchesse.) Irez-vous? 

LA DUCHESSE, ayec un soupir. 

Mon mari ne me le permet pas.! Et le vôtre, chère Prési- 
dente ? 

LA PRÉSIDENTE. 

Il me le défend expressément, tant il a peur de se com- 
promettre dans la personne de sa femme. 



LES TROIS MAUPIN 947 

LA DUCHESSE. 

J^ai cru que Thémis éiait indépendante. 

LA PAÉSIDENTE. 

Mon mari le répète tous les jours. Magistrat inflexible, il 
ne craint qu'une chose, c'est de déplaire à madame de Main- 
tenon... Voilà pourquoi, ma belle duchesse, je ne vais ni au 
concert, ni à TOpéra, ni au bal... le tout, par autorité de 
justice ! 

LA DUCHESSE. 

Comment alors, chère présidente, vous trouvez-vous au- 
jourd'hui à Versailles? Votre mari, qui y passe sa vie, ne 
vous y amène jamais. 

LA PRÉSIDENTE. 

« 

U doit me présenter à la marquise, et j'ai accepté... d'abord 
pour vous embrasser, duchesse, et puis pour l'amour de la 
musique, pour la Maupin, que je n'ai pas encore entendue. 

LA DUCHESSE. 

En vérité 1 

LA PRÉSIDENTE. 

11 n'est bruit que d'elle, en ce moment, à Paris comme à 
Versailles. On prétend qu'elle vient de Madrid, où elle ma- 
niait ({'abord le fleuret, où elle faisait des roulades et des 
armes. Tout cela est-il vrai? 

LA DUCHESSE. 

Je sais son histoire de la bouche même de Campra, qui 
me l'a racontée dans tous ses détails. 

LA PRÉSIDENTE. 

Oh I parlez, chère duchesse, je vous écoute. 

LA DUCHESSE. 

Campra, qui, en sa qualité de surintendant de la musique 
du roi, est à ia recherche de toules les belles voix, lui avait, 
sur sa réputation, envoyé, il y a près de deux ans, un enga- 
gement à Madrid où elle venait d'obtenir de grands succès. 



348 COMEDIES — DRAMES 



Il se passionnait d'avance pour sa nouvelle cantatrice, lors- 
qu'un bruit court qu*elle a perdu sa voix! 

LA PRÉSIDENTE. 

Ah 1 mon Dieu ! 

LA DUCHESSE. 

Rassurez -vous, le rossignol chantait toujours. La Maupin 
arrive à Versailles, il y a six mois, plus brillante que jamais. 
Transports de Campral Admiration de la cour! Triomphe 
de la débutante ! Car jamais accents plus purs et plus suaves 
n'avaient retenti dans la chapelle de Versailles! Du reste, 
une jeune personne douce, timiide, et de fort bonne conduite, 
au dire même de ses camarades. Mais c'est ici que commence 
, le piquant et le dramatique. Au bout de trois mois de succès, 
mademoiselle Maupin, qui venait de toucher quarante>cinq 
mille livres, parle de quitter Versailles. Opposition de Gam- 
pra, qui fait valoir une clause particulière de l'engagement 
passé entre lui et M. Maupin, mari de la cantatrice, mu- 
sicien de régiment, un ivrogne défunt, clause par laquelle, 
en cas de succès à Versailles, mademoiselle Maupin est 
obligée, comme à Madrid, de chanter à la fois à la chapelle 
et à l'Opéra pendant trois autres mois. 

LA PRÉSIDENTE. 

C'était tout simple. 

LA DUCHESSE. 

Eh bien, la fière cantatrice refusait! Elle refusait de tenir 
son engagement qui, pour ces trois derniers mois, était porté 
à soixante mille livres. 

LA PRÉSIDENTE. 

C'est inconcevable! Cela n'a pas de nom! Quel motif?... 

LA DUCHESSE. 

Un caprice, sans doute, comme elles en ont toutes. Mais 
Campra, qui avait un opéra nouveau à faire représenter, son 
opéra à'Idoménée, y mit sa persévérance ordinaire, et, bon 
gré mal gré, il fallut que mademoiselle Maupin se résignât 



LES TROIS MAUPIN 319 

à jouer et à obtenir un succès immense... inouï! Depuis ce 
moment, elle a tourné toutes les têtes. 

(Elle se lève et passe.) 
LA PRÉSIDENTE, se levant. 

Et malgré ses triomphes, vous croyez que sa vertu toujours 
sévère... 

LA DUCHESSE. 

Je ne crois rien. Quelques-uns d'abord la disent très-co- 
quette, coquette d*autant plus séduisante, qu'elle promet 
beaucoup et n'accorde rien ; recette infaillible pour faire de 
grandes passions. 

LA PRÉSIDENTE. 

Et pour cela, il ne faut que de l'adresse. 

LA DUCHESSE. 

Et du courage ! 

LA PRÉSIDENTE. 

Cela m'explique certains bruits qui circulent... Et tenez, 
ma clière, ou l'amitié esit un vain mot, ou entre amies on se 
doit la vérité. 

LA DUCHESSE. 

Que voulez-vous dire î 

LA PRÉSIDENTE. 

On m'a assuré, à tort sans doute, que M. de Navaiiles, 
votre mari, gouverneur de Versailles, duc et pair, et possé- 
dant la confiance de madame de Maintenon, est éperdument 
épris de mademoiselle Maupin. 

LA DUCHESSE. 

En .vérité ! 

LA PRÉSIDENTE. 

En secret I sans en rien laisser soupçonner à sa rigide pro- 
tectrice ni à sa femme, une femme charmante, qui aurait le 
droit d'être jalouse ! 

I. — Yiii. 20 



350 COMÉDIES — DRAUBS 



En vérité ? 

Et de se venger. 

Vous croyez?... 



LA DUCHESSE. 



LA PRESIDENTE. 



LA DUCHESSE. 



LA PRESIDENTE. 



C'est tout simple! 

LA DUCHESSE, réfléchissant. 

J^aviserai; mais mon premier devoir est de reconnaître 
votre affection, chère présidente, par une preuve -d'amitié 
non moins grande. On m'a assuré que M. de Noyon, pré- 
sident au parlement, ami des lois, des mœurs et de ma- 
dame de Maintenon, était amoureux fou de mademoiselle 
Maupin. 

LA PRÉSIDENTE. 

Luil 

LA DUCHESSE. 

A huis clos ! audiences secrètes, ignorées de sa jeune 
moitié, qu'il laisse toujours, et pour cause, à Paris ! Femme 
vive, ardente, qui, impatiente d*un tel outrage, est capable 
d'en faire repentir son mari. 

LA PRESIDENTE, graremenU 

J'y pensais. 

LA DUCHESSE. 

Après cela, nos maris ne sont pas les seuls qui se laissent 
séduire : on m'a parlé tout bas du jeune Louis d'Albret, at- 
taché par madame de Maintenon à la maison du duc du 
Maine, gentilhomme pur, que les bons principes avaient pré- 
servé jusqu'ici du souffle des passions, car on ne lui en con- 
* naissait aucune. 

LA PRÉSIDENTE. 

Quel dommage I 



LES TROIS MAUPIN 351 



LA DUCHESSE. 

Ce n'est pas encore su à la cour... mais on tremble que 
ce ne le soit. Sa famille est au désespoir ; son oncle, le ma- 
réchal d'Albret, qui sollicite le gouvernement du Dauphiné, 
craint que cela ne lui nuise, et m*a priée de parler raison à 
son neveu. 

LA PRÉSIDENTE. 

Il ne pouvait mieux choisir. Âh! mon Dieu!... Mon mari 
qui m'attend à la chapelle... Adieu, duchesse, je vais le re- 
joindre. 

LA DUCHESSE, à la présidente, qui sort par la droite* 

Je VOUS reverrai... J'irai aussi dans ma tribune... tribune 
réservée. .. où Ton n'est pas vue... ce qui permet d'arriver 

plus tard. (EUe fait quelques pas pour sortir, et aperçoit d'Albret qui 
▼icnt d'entrer par la gauche.) M. Louis d'Albret 1 Ce pauvre 

jeune homme à qui je dois un sermon !... Je reste... qui ser- 
monne, prie. 

(Elle a passé sur le devant, d'Albret a traversé au fond.) 



SCENE m. 

LA DUCHESSE, D'ALBRET. 

LA DUCHESSE. 

Monsieur d'Albret est bien rêveur! 

D ALBRET, vivement et sortant de sa rêverie. 

Ah! madame la duchesse, je savais vous trouver encore 
ici, et je venais... j'accourais... 

LA DUCBESSE. 

Bien lentement... J'allais partir. 

d'albret. 
Madame de Maintenon... que je quitte à. l'instant... 



352 COMÉDIES — DRAMES 

LA DUCHESSE. 

C'est-à-dire, et du pas dont vous marchiez, il y a un quart 
d'heure ou une demi-heure. 

D^ALBRBT. 

C'est possible... madame de Maintenon, prévenue par 
M. le duc, votre mari, de vos projets de retraite pour les 
huit premiers jours de carême, me charge de vous trans- 
mettre son approbation pleine et entière. 

LA DUCHESSE, souriant. 

Je suis heureuse, monsieur le comte, qu'en vous choisis- 
sant pour messager, madame de Maintenon m*ait offert l'oc- 
casion de vous donner un bon avis. 

d'albret. 

Lequel, madame?... 

LA duchesse, à demUroix. 

On vous surveille... on vous épie!... Il est telle passion 
que vous croyez secrète... 

D'aLBBET, effrayé. 

Que voulez- vous dire? 

LA DUCHESSE. 

Ne craignez rien de moi ; je suis chargée de vous gron- 
der, et je ne demande qu*à vous défendre. 

D'ALBRET, troublé. 

Madame... au nom du ciell... 

LA DUCHESSE. 

Eh bien ! vous voilà troublé... interdit... 

d'albret. 
Et comment ne pas l'être? Comment aborder un sujet pa- 
reil... avec une personne si sévère... si vertueuse... si mé- 
ritante... 

LA DUCHESSE. 

Dites si respectable, et que cela finisse. 



LES TROIS MAUPIN 353 



d'albret. 
Non, mais irréprochable. 

LA DUCHESSE, à port. 

Ils le croient tous!... Une fois qu'une réputation est éta- 
blie... (Haut.) Eh bieni monsieur, si quelque hasard portait à 
la connaissance de la ville et de la cour une liaison qui n'est 
encore qu'à l'état de soupçon... votre avancement... votre 
avenir, se trouveraient compromis à jamais! 

d'albret. 
Et que m'importe... madame?... 

LA DUCHESSE. 

Votre oncle vous retirerait son héritage, madame de Main- 
tenon sa protection. 

d'albret. 
El vous, madame, votre estime. 

LA DUCHESSE, souriant. 

Mon estime... elle est à vous... je vous la donne. 

d'albret. 
Que dites-vous ? 

LA DUCHESSE. 

Que dans cette cour... il n'y a que vous de brave et de 
vraiment gentilhomme... honneur, fortune, ambition, vous 
sacrifieriez tout... 

d'albret. 
Pour être aimé... et je ne le suis pas. 

LA DUCHESSE. 

Ce que vous m'apprenez là est fabuleux... vous aimez 
seul? 

d'albret. 

Moi !... je la déteste... je la maudis... je rougis de mpi- 
inéme... je veux la fuir... l'oublier... el je ne le puis pas. 

LA DUCHESSE. 

Mais c'est bien... c'est très-bien... ce que vous me dites là. 

20. 



354 COMÉDIES — DRAMES 



d'albret. 
Qu'entends- je?... 

LA DUCHESSE. 

Non pas que ce ne soit beaucoup d'amour dépensé pour 
une femme de ce genre-là, un amour qu'on pouvait peut- 
être miçux employer... mais enfin, c'est de l'amour!... Et il 
est si rare à présent... que partout où il se montre on lui 
doit encouragement et protection... Voyons, racontez-moi 
tout cela... Gomment cette passion est-elle née? 

d'albret. 
C'est inexplicable. Je revenais d'une mission qui m'avait 
retenu plus de trois mois en Espagne, mission qui m'avait 
valu des récompenses de notre cour... lorsque je vis et 
j'entendis pour la première fois mademoiselle Maupin à 
l'Opéra. J'en avais entendu parler à Madrid comme d'une 
femme hardie, excentrique... et ce portrait ne ressemblait 
en rien à celui que j'avais là devant mes yeux... Je ne parle 
pas de sa voix et de sa beauté, mais de sa noblesse et de sa 
distinction... et plus tard... quand j'obtins quelquefois, non 
sans peine, la permission de la voir... son esprit, ses ma- 
nières, sa conversation me charmèrent; un tact, une con- 
venance, un parfum de modestie et d'honnêteté qui forcent 
l'admiration ou l'amour à se changer en respect, 

LA DUCHESSE. 

Allons doncl... 

d'albret. 

Quoique riche par ses appointements, la plus stricte éco- 
nomie règne dans son habillement... dans son logement 
qu'elle partage avec une jeune femme, sa compagne, qui 
ne la quitte pas ; et quant à sa conduite qui, en Espagne, 
m'a-t-on dit, était quelque peu légère, elle est ici d'une sé- 
vérité et d'un rigorisme inexplicables... 

LA DUCHESSE. 

El exceptionnels... qu'elle a cru devoir à Versailles... ou 
plutôt à vous, monsieur le comte. 



LES TROIS MAUPIN 355 



d'âlbret. 
Oui, VOUS avez raison... c'est pour me tromper... m'abu- 
ser... car, vous le dirai-je... parfois j'ai cru voir qu'elle de- 
vinait mon amour, et qu'elle n'y était pas insensible... et 
le lendemain elle me fuyait... m'évitait... elle refusait de me 
voir... Enfin, las de tant d'incertitudes, j'osai lui écrire, me 
déclarer. 

LA DUCHESSE. 

Eh bien?... 

d'âlbret. 

Eh bien, depuis ce jour, sa porte m'a été fermée, je ne 
l'ai plus revue. Sabine, sa femme de chambre, son amie... 
que j'ai rencontrée il y a quelques jours, m'a dit avec un 
air de tristesse et de bonté... car elle s'intéresse à moi : 
« Ah ! monsieur le comte, qu'avez-vous fait?... Ma maîtresse 
est malade... » En effet, elle avait été quelque temps sans 
jouer, sans chanter... j'ai pensé mourir... Enfin hier... Sa- 
bine que j'ai vue... 

LA DUCHESSE. 

Où donc ? 

d'âlbret. 

Mais }e passe ma vie sous ses fenêtres ! Elle a loué à un 
des gardes de la porte une petite maison toute modeste, qui 
donne d'un côté sur le parc, et de l'autre... 

LA DUCHESSE. 

C'est bien. 

d'âlbret. 

Enfin, Sabine m'a dit : <( Demain^ à deux heures, nous 
irons, en sortant de la répétition, nous promener dans l'O- 
rangerie... » Et il n'est encore que midi ; concevez-vous 
cela?... Voilà, madame, comment, depuis hier, j'attends, je 
meurs de crainte, d'espoir et d'impatience. 

LA duchesse. 

Pauvre jeune homme 1... 



SbQ COMÉDIES — DRAMES 

d'albbet. 
Parlez, maintenant, ai-je tort? 

LA DUCHESSE. 

Non, c*est votre oncle. Après cela, comme il m'a chargée 
de voas donner un conseil, en voici un : c'est de ne pas 
prendre les choses si au sérieux et si au tragique que vous 
le faites. L'amour, c'est le vrai, c'est la réalité, c*est l'his- 
toire ; les grandes passions... c'est le roman, le roman qu'on 
trouve absurde après l'avoir lu, surtout quand on n'était 
pas seul à le lire. 

d'albret. 

Que dites-vous? 

LA duchesse. 

Ce n'est pas pour vous irriter, au contraire, c'est pour 
vous calmer, vous modérer... mais on m'a assuré que vous 
aviez pour rival le président de Noyon. 

d'albret. 

Allons donc I... 

LA duchesse. 

Et de plus, le duc de Navailles. 

d'albret. 

C'est impossible !... Lui ! Votre mari I... 

la duchesse. 

Mettez-y le même sang-froid que moi... Voyez, exami- 
nez... Quant à votre oncle, il n'est pas si ridicule, si moral 
que vous le croyez... Il n'est qu'ambitieux et me disait à 
moi-même : « Pourvu qu'on l'ignore, pourvu que mon neveu 
se cache... » 

d'albret . 

Est'il possible ! 

LA DUCHESSE. 

C'est tout ce qu'il demande; pour cela, il ne faut pas pas- 
ser votre vie sous les fenêtres de mademoiselle Maupin, ni 



LES TROIS MAUPIN ^BT 



VOUS promener aujourd'hui dans l'Orangerie jusqu'à deux 
heures, à Tattendre. 

d'albret. 
Vous croyez ?... 

LA DUCHESSE. 

Et pour vous occuper d'ici là, j'ai un service à vous de- 
mander. 

d'albret. 
Ah! que vous êtes bonne I... parlez, parlez... de grâce... 

LA duchesse. 
Le régiment de Berri, régiment de dragons, est en ce 
moment & Versailles, arrivé de Flandre depuis huit jours. 

d'albret. 
Oui, madame. 

LA DUCHESSE. 

Dans ce régiment, il y a un jeune officier qui m'est gé- 
néreusement et galamment venu en aide. C'est une histoire 
trop longue à vous raconter ; mais j'ai appris hier que, poiir 
m'avoir rendu ce service, on l'avait condamné à huit ou dix 
jours d'arrêts, dont il a déjà subi une partie. Le colonel est 
inflexible, mais le secrétaire d'État de la guerre, Voysin, qui 
n'a rien à me refuser, m'a promis pour ce matin sa liberté. 
Voyez si on m'a tenu parole, si on s'en est occupé... voici 
son nom. 

d'albret. 
Oui, madame. (Regardant le nom.) D'Aubigné 1... 

LA DUCHESSE. 

Vous le connaissez?... 

d'albret, souriant. 

J'en connais un, parent éloigné de madame de Mainte- 
non, qui est à présent, et depuis plus de six mois, au sé- 
minaire de Pau... et doit, à la fin de Tannée, entrer dans 
les ordres. 



358 COMÉDIES — DRAMES 

LA DUCHESSE. 

Celui-là est dragon et fort joli cavalier... et comme je 
Tais être, vous le savez, huit jours en retraite, je vous 
prie de vouloir bien joindre à l'annonce de sa liberté cette 
invitation pour le moment où je rentrerai dans le monde. 

d'albret. 
Trop heureux d'exécuter vos ordres ! 

' SCÈNE IV. 
Les mêmes; LA PRÉSIDENTE. 

LA DUCHESSE. 

Pour votre récompense, je vous présenterai à une jolie 
dame, la présidente de Noyon, mon amie intime, (a la pré- 
Bidente.) Monsieur le comte d'Albret... qui veut bien se char- 
ger de mes commissions, (a d'Aibret en sonnant.) Surtout, n'allez 
pas confondre... régiment de fierri! 

d'alBRET, salue et se dirige Ters la gauche par le fond. 

Régiment de dragons... 

LA présidente, vivement. 

Ah ! le régiment de Berri est à Versailles?... 

LA duchesse. 

Qu'est-ce donc?.., 

LA présidente. 
Rien... (a part.) Enfin ! (Haut.) Je viens d'entendre la 
Maupin... C'est divin... c'est délicieux... 

D ALBRET, revenant sur ses pas. 

N'est-ce pas ?. . . On ne peut rien lui comparer. 

LA DUCHESSE, à d'Aibret. 

Qu'est-ce que vous faites donc?... Présidente, vous le re- 
tenez, vous allez lui parler musique, (a d'Aibret.) Et mon 
prisonnier... 



LES TROIS MAUPIN 359 

D^LBBET. 

C'est jaste. (a demi-roix.) Elle est jolie... elle est aimable, 
la présidente... et puis elle s'y connaît... elle a du goût... 
Je cours exécuter vos ordres. 

(il sort par la gauche.) 

SCÈNE V. 
LA DUCHESSE, LA PRÉSIDENTE. 

LA DUCHESSE. 

Ah!... VOUS avez entendu la Maupin? 

LA PRÉSIDENTE. ' 

Et mon mari était assis à côté de moi... et je l'obser- 
vais... vous disiez vrai... Ce magistrat si grave, si impassi- 
ble... ne pouvait cacher son émotion... il rougissait... il 
pâlissait... si. ce n'eût été la sainteté du lieu... il eût ap- 
plaudi... Enfin, madame de Maintenon est entrée dans sa 
tribune... et il ne s'est incliné qu'une fois... au lieu des 
trois saints de rigueur!... Décidément, M. le président est 
amoureux. 

LA DUCHESSE. 

Et vous êtes jalouse !... 

LA PRÉSIDENTE. 

Je suis furieuse... mais pas de cela... 

LA DUCHESSE. 

Et de quoi donc? 

LA PRÉSIDENTE. 

De l'événement le plus contrariant, le plus fâcheux du 
monde... et dont vous êtes cause en partie. 

LA DUCHESSE. 

Moi ! 



360 COMÉDIES — DRAMES 

LA PRÉSIDENTE. 

Vous, duchesse I Mon mari, en sortant de la chapelle, m*a 
présentée à la marquise... laquelle, dans ce moment, ne taris- 
sait pas de louanges sur votre compte. Elle s'extasiait surtout 
sur une résolution que vous aviez prise de vous retirer du 
monde à l'entrée du carême, pour huit grands jours au 
moins 1 Alors, mon mari élevant la voix : « C'est aussi Tin- 
tention de ma femme, dit-il à madame de Maintenon, et 
môme pour quinze jours, si je ne me trompe. » 

LA DUCHESSE, riant. 

En vérité... c'est admirable ! 

LA PRÉSIDENTE. 

11 n'y a pas de quoi rire !... car mon mari m'a dit en 
sortant : < Que vous le vouliez ou non... il le faut I nous 
sommes engagés ! » Nous 1 est joli... « Vous choisirez vous- 
même, a-t-il ajouté... le lieu de cette retraite, comme qui 
dirait l'abbaye de Grandvaux, dont ma sœur est abbesse. > 
C'est-à-dire que j'y périrai d'ennui, et à moins que mon 
mari n'ait des idées de veuvage et le désir de convoler 
en secondes noces avec la Maupin... 

LA DUCHESSE. 

Pauvre présidente ! 

LA PRÉSIDENTE. 

C'est odieux ! Je ferai quelque éclat qui le perdra et moi 
aussi... mais, à coup sûr... je n'accepterai pas ces huit 
jours de prison. 

LA DUCHESSE, souriant. 

Si, ma chère ! vous accepterez... et ils vous paraîtront 
joyeux, amusants, divertissants... 

LA PRÉSIDENTE, paraissant très-courroucée. 

Je vous jure que non ! 

LA DUCHESSE. 

Et moi, je vous jure que si ! Savezrvous, chère prési- 
dente, garder un secret? 



LES TROIS MAUPIN 361 



LA PRÉSIDENTE, sooriant. 

Quand il me concerne, mais oui... 

LA DUCHESSE. 

Et êtes-vous assez hardie pour entrer dans une conspira- 
tion? 

LA PRÉSIDENTE, vivement. 

One conspiration ! C'est le rêve de toute ma vie 1 

LA DUCHESSE. 

A rinsu de nos maris... 

LA PRÉSIDENTE. 

Raison de plus... j'en suisl... Et le but de ce complot^ 
quel est-il? 

LA DUCHESSE. 

De changer une semaine de prison en une semaine de 
liberté. 

LA PRÉSIDENTE. 

Comment cela? 

L^ DUCHESSE. 

J'ai réuni plusieurs dames de mes amies, marquises ou 
duchesses, menacées comme moi de mourir de consomption, 
et nous nous sommes dit : Une année entière de privations 
et d'esclavage à la cour, une année non interrompue de 
fausseté et d'hypocrisie... c'est tropl Tous les états ont des 
vacances... pourquoi celui de prude n'en aurait-il pas? 

LA PRÉSIDENTE. 

Comme celui de président, d'avocat et de procureur 1 

LA DUCHESSE. 

Voici alors ce que nous avons résolu sous le sceau du 
secret et la foi du serment : le carnaval, dont on nous a lo* 
talement privées, nous le reprendrons en carême. 

LA PRÉSIDENTE, 

Adopté ! Je ne vous quitte plus, je partage vos dangers« 

ScRiBB. <-> Œuvres complèles. fre série. — 8*"^ Vol. 3i 



â6â GOMÉDIKS — DRAHEB 

LÀ DUGHESSff. 

 Versailles, nos projets pourraient être trahis et notre 
solitude bruyante exciter des soupçons; mais, à deux lieues 
d*ici, au milieu des bois, s'élève un antique château appar- 
tenant à mon mari... le château de Navailles, que jamais il 
ne visite, pas même en été, à plus forte raison au cœur de 
l'hiver. C'est là que, loin de nos surveillants,, libres enfin 
de toute contrainte, au feu d'un brasier pétillant, à la 
lueur des bougies, aux éclats de la gaieté, de la jeunesse et 
du plaisir, nous causerons, nous, souperons, nous danse- 
rons, nous jouerons la comédie ! Entre femmes, bien en- 
tendu ! C'est convenu, c'est juré ! 

LA PRÉSIDENTE. 

Cela va sans dire ! (Aprèc un instant de silence.) On ne pourra 
pas amener un parent?... un cousin?,.. 

LA DUCHESSE. 

G*est défendu!... Silence avec tous!... Que personne, et 
surtout nos maris, ne puisse soupçonner le lieu de notre 
retraite. 

LA PRÉSIDENTE. 

Soyez tranquille 1... C'est ce cher président. 

SCÈNE VL 

Les UÊUËS ; LE PRÉSIDENT, entrant par la droite* 
LÉ PRÉSIDENT, saluant la duchesse et s'adressant & sa femme. 

Eh bien! madame, avez-vous réfléchi? comprenez-vous 
maintenant toutes les conséquences qui, pour vous et pour 
moi... pourraient résulter d'un refus? 

LA PRÉSIDENTE. 

Conséquences que j-étais décidée à braver,., mais voilà 
une amie que vous devez remercier, monsieur le président, 



LES TROIS MAUPIN S6S 

ce qu'eUe Tient de me dire a modifié mes idées et m*a fait 
aiyisager, sous une autre couleur, les austérités que vous 
exigiez de moi. 

Âh ! madame la duchesse, je vous reconnais bien là. 

LA DUCHESSE. 

Quant à votre femme, ne vous en inquiétez pas... je la 
garde près de moi et avec moi... 

LE PRÉSIDENT. 

C'est tout ce que je pouvais désirer. 

LA DUCHESSE. 

A la condition que notre retraite ne sera troublée pat nul 
profane... pas même par vous, président. 

LE PRÉSIDENT. 

M'en préserve le ciel! 

LA DUCHESSE, à la présidente. 

Allons, ma chère amie^ du courage! Embrassez votre 
mari... et partons. 

LE PRÉSIDENT. 

Ah ! madame de Maintenon sera ravie... et moi de même... 

LA DUCHESSE. 

Et nous aussi... Adieu, président. 

LA PRÉSIDENTE. 



Adieu ! 



(Les <i«ax 4ames sortent «Meaable par la «•«eh«.) 



SCENE VIL 



LE PRÉSIDENT, .euu 

Tout s'arrange à merveille... le ciel est pour la justice et 
la magistrature... ma femme, absente pendant huit jours. 



364 COMÉDIES — DRAMES 



c*est une surveillance de moins ; mais il y en a tant d'autres... 
tant de regards ennemis ouverts sur moi!... Plaire, à mon 
âge, offre déjà quelques 'obstacles... mais plaire sans qu'il y 
paraisse, est bien plus difficile encore... J*ai semé, cepen- 
dant, semé avec adresse et en secret ; il s*agit maintenant 
de récolter. Sabine, sa demoiselle de compagnie, est une 
soubrette incorruptible, qui offre une variété dans Tespèce. 
Elle ne refuse jamais, reçoit toujours et ne dit jamais rien... 
Heureusement, j*ai appris par d'autres que par elle, par les 
espions que j*ai mis en campagne, qu'en sortant de la répé- 
tition, mademoiselle Maupin venait volontiers, sur les deux 
heures, se promener à FOrangerie... Attendons... Qui vient 
là?... M. de Navailles, le gouverneur, ce farouche duc et 
pair que je déteste... Il ne fera que traverser, je Tespère. 

SCÈNE VIII. 
LE DUC, LE PRÉSIDENT. 

LE DUC, à part. 

Campra, qui est bavard et que j'ai fait causer, m'a donné 
l'emploi de toute sa journée... A deux heures, à TOran- 
gerie; elle ne peut tarder à paraître... Ah! M. -deNoyon 
le président, la faction des robes noires, mon antipathie... 
(D'un air grocioax.) Mousieur de Noyou... 

LE PRÉSIDENT. ' 

Enchanté... de présenter mes respects à monsieur le duc« 

LE DUC. 

Et moi de serrer la main à monsieur le président. 

LE PRÉSIDENT. 

Nous sommes un peu en guerre, en ce moment. 

LE DUC. 

Oui, le parlement et les ducs et pairs sont loin de s^en- 
tendre. 



LES TROIS . MA.UPIN 365 



LE PRESIDENT. 

Au parlement, peut-être... mais ailleurs... 

LE DUC. 

On défend ses droits... et on s'estime. 

LE PRÉSIDENT. 

On cherche mutuellement à se mettre dehors... et on reste 
bons amis. 

LE DUC. 

Que je ne vous retienne pas, je vous prie. • 

LE PRÉSIDENT. 

Que je n'abuse pas de vos moments I 

LE DUC. 

Adieu, monsieur le président. 

LE PRÉSIDENT. 

Adieu, monsieur le duc. 

(ils se saluent, trarersent chacun le théâtre et continuent à se promener.) 

LE DUC. 

Eh bien... il ne s'en va pas ! 

LE PRÉSIDENT. 

II continue sa promenade ! 

LE DUC y s'asseyent. 

Il faudra pourtant bien qu'il s'éloigne, car je ne lui céde- 
rai pas la place. 

LE PRÉSIDENT, s'asseyent aussi. 

S'il ne s'agit que de s'ennuyer sur son siège, je suis habi- 
tué aux audiences, et je le forcerai bien à déguerpir. 

(Deux heures sonnent dans le fond.) 
LE DUC. 

Deux heures! 

LE PRÉSIDENT. 

On vient. 



S66 COIlisIES — ORAMBS 

LE DUC. 

C'est elle ! 

LE PRESIDENT. 

Non ! M. d'Albret. 



SCENE IX. 

LE PRÉSIDENT, assis è gauohe, D'ALBRBT, entrant par la droit*, 

LE DUC, «uiià droite. 

D*ALBRET, seul. 

Du monde dans TOrangeriel.., et qui donc?... Le duel 

(il s'aranee rapidement, aperçoit le président et le duc qu'il salue res- 
pectueusement ; ceux-ci se lèvent, lui rendent son salut et se rasseyent. } 

LE DUC. 

Maudits soient les promeneurs 1 

D*ALBRET. 

Le président ! 

LE PRÉSIDENT. 

AU diable les jeunes gens qui n'ont rien à faire ! 

d'ALBRET, regardant le duc et le président. 

Établis tous les deux... ici, à une pareille heure ! Qu'est-ce 
que cela signifie? (Allant prendre une chaise.) Est-cc que madame 
de Nayailles aurait raison?... Voyons 1 

(il va s'asseoir an milieu du tliéAtre.) 
LE PRÉSIDENT, è part: 

Lui aussi ! 

LE DUC, è part. 

Un troisième I 

d'ALBRET, à part. 

Décidément, je les gêne... ils attendent quelqu'un... 



i 



LES TROIS MAUFIN 867 

LE PRÉSIDBNT, kaat. 

Monsieur le due va-t-il ce soir au bal masqué de la prin- 
cesse Palatine ? 

LE DUC. 

Mes opinions s'y opposent, 

LE PRÉSIDENT. 

Et les miennes me le défendent. Et monsieur d*Albret ? 

d'âlbret. 

Plus heureux que vous, messieurs, mes principe me per- 
mettent de danser. D*abord le bal sera, dit-on, très-brillant ; 
et puis on prétend que mademoiselle Maupin... (a part.) Tous 
deux ont tressailli (Haut.) y est invitée. 

LE DUC. 

En vérité ! 

LE PRÉSIDENT. 

Vous croyez ? 

d'albret. 

C'est bien au prince de donner ainsi aux arts et au talent 
des lettres de noblesse ; et j'espère, si mademoiselle Maupin 
veut bien m'accepter pour cavalier, avoir l'honneur de danser 
avec elle... 

LE DUC. 

Vous, monsieur le comte ? 

d'albret. 
De lui faire ma cour I 

LE PRÉSIDENT, grarement. 

Dans votre position, monsieur, vous auriez lorl, un grand 
tort... 

d'albret, arec ironie* 

Celui d'aller sur vos brisées, monsieur le président I 

LE PRÉSIDENT, troublé. 

Qu'osez-Yous dire ? 

(ils se lèrent tous les troU.) 



368 COMÉDIES — DRAMES 

D^ALBRET, sa duc. 

Que monsieur de Noyon, malgré sa gravité officielle, est 
épris de mademoiselle Maupin, et qu^il vient ici pour Fat- 
tendre. 

LE PRÉSIDENT. 

Moi! 

LE DUC. 

Vous, monsieur le président... il serait vrai... Et en effet, 
maintenant que j*y réfléchis... 

LE PRÉSIDENT, nu due. 

Ne le croyez pas... de grftcèl... 

LE DUC 

Cet amour-là me semble d'autant moins impossible... 

d'ALBRET, d'an air railleur. 

Que monsieur le duc l'éprouve lui-même... 

LE DUC, tronblé. 

Moi !... 

LE PRÉSIDENT, l'apostrophant à «on tour. 

Vousl... monsieur le duc... C'est donc cela que depuis 
une heure... 

LE DUC, se défendant. 

Vous pourriez supposer... 

d'albret. 

Allons, messieurs, pourquoi feindre plus longtemps ? Je 
suis un galant homme, et je ne vous trahirai pas. Votre 
secret, d'ailleurs, est le mien. Épris d'une coquette qui se 
plaît à attirer tour à tour et à repousser les hommages, qui 
ne donne d'espoir que pour mieux désespérer, j'ignore le- 
quel de nous est favorisé ou trompé. Tous les trois, peut- 
être... Eh bien, sans bruit, sans éclat, sans nous plaindre, 
sachons à quoi nous en tenir, et disons-nous franchement la 
vérité. 



LES TROIS MAUPIN S69 



LE PRÉSIDENT, modérant m eolAre. 

Au fait, monsieur le comte a raison, c'est le moyen le 
plus simple. 



LE DUC. 



Et le plus loyal. 



d'albret. 
Je déclare, d'abord, foi de gentilhomme, que, jouet de sa 
coquetterie, je n'ai rien obtenu. 

LE PRÉSIDENT. 

Quant à moi, un procès très-important, car il s'agissait 
de cinquante mille livres de rentes, avait été distribué à la 
chambre que je préside. Mademoiselle Maupin, à qui j'avais 
été présenté, après l'opéra d'idoménée, me dit avec ce sou- 
rire candide et enchanteur que vous lui connaissez, qu'elle 
prenait intérêt à Tune des parties; moi, je tiens naturelle- 
ment à protéger les arts... et les artistes... et puis, la cause 
qu'elle me recommandait était juste, elle était excellente ; 
tous les conseillers, mes confrères, en sont tombés d'accord. 
Aussi, Tarrét a-t-il été favorable. Et c'est hier qu'il a été 
rendu... et c'est aujourd'hui, si Ton ne m'a pas trompé, que 
l'on doit s'acquitter envers moi. 

LE DUC. 

Mon histoire est la même. Mademoiselle Maupin m'a de-- 
mandé une compagnie, un brevet de capitaine pour un gen- 
tilhomme de bonne naissance, c'est vrai; elle m'a prié de 
l'envoyer à l'armée de Flandre, ce que j'ai fait... et il s'est 
bien battu, je ne dis pas non ; il a été blessé, j'en conviens; 
mais en échange de ma haute protection, on m'a formelle- 
ment promis... je l'atteste... Silence!... C'est elle! 



M t • 



S70 COMÉDIES -^ DRilMIS 



SCENE X. 

Les mêmes; BEATRIX, entrant par la droite éi foritM Itur ha Ugore 
un demi-masque de relours noir qu'elle 6te en entrant. Les trois 
hommes saluent froidementi et Béatrix leur rend une profonde téré- 
rence. 

6ÉATIltX. 

Monsieur le duc, messieurs, je ne m'attendais paà ft trou- 
ver ici, réunis... 

LE PRÉSIDENT, arec ironie. 

Trois amis. 

LE DUC, de même. 

Trois adorateurs dévoués, car je convenais totit à Theure, 
mademoiselle, et c'est peut-être une indiscrétion, qne j'avais 
été assez heureux pour, sur votre prière, vous rendra un 
service important. 

LE PRÉSIDENT, yennnt à elle. 

Je me vantais du même bonheur. 

BÉATRIX, au président. 

C'est vrai ; je vous ai recommandé, monsieur, une cause 
qui était juste, et vous l'avez fait triompher, (au duc.) Je vous 
ai prié, monsieur le duc, d'accorder le droit de se faire tuer, 
à la tête d'une compagnie, à un gentilhomme qui méritait 
cet honneur par sa naissance, et qui l'a justifié par son cou- 
rage... Je n'oublierai jamais d'aussi généreux services, et 
vous en remercie, messieurs, pour vous-mêmes et pour moi. 

^ LE PRÉSIDENT. 

Mais... Sabine, cependant... votre femme de chambre... 

LE DUC. 

Ou plutôt, votre amie... Sabine^ m'a fait espérer... 



LBS TROIS VAUPIN S"?! 

BÉATRIX, aree fierté. 

Sabine, je le jure, n'a jamais été autorisée par moi... 

LE PRÉSIDENT, arec colère. 

Elle m'a dit, en propres termes : « La reconnaissance de 
mademoiselle Maupin vous est assurée, si M. d'Aubigné 
gagne son procès. » 

d'aLBRET, vivement. 

D'Aubigné I 

LE PRÉSIDENT. 

C'est le nom du protégé I 

LE DUC. 

« Vous pouvez tout attendre de mademoiselle Maupin, 
m'a dit Sabine, si vous accordez une compagnie à M. d'Au* 
bigné. » 

d'ALBRET, de m^mp. 

D'Aubigné ! . 

LE DUC. 

C'est le nom du jeune gentilhomme. 

d'aLBRET, avec colère. 

Et vous hésitez ! Et vous doutez encore de la vérité ! Mais 
celui qu'elle préfère, messieurs, et celui pour qui elle vous a 
fait agir... celui qu'elle aime, en un mot... c'est ce monsieur 
d'Aubigné 1 

(Béfltrix fait un pas en avant. Le président s'approche du duc.) 
BÉATRIX, aveo émotion. 

Vous êtes bien prompt, monsieur d'Albret, à juger et à 
condamner les gens, M. d'Aubigné ne connaît seulement 
pas mademoiselle Maupin... il ne l'aime pasi il n'en est 
pas aimé ! Si elle l'avait préféré, comme vous le dites, si 
elle avait tenu à le voir, elle ne l'aurait pas envoyé com- 
battre en Flandre I Elle l'aurait fait venir à Versailles. 

d'ALBRET, avec colère. 

Il V est ! 



8*72 GOMiDIBS — DRÀMB8 

BBATRIX, A part. 

ciel ! 

LE PRÉSIDENT, an duc. 

Voyez son trouble. 

D ALBRET, arec colère. 

Il y est depuis huit jours. . 

BEATRIX, dans le plus grand tronbU. 

Je rignorais... je vous le jure... je ne l'ai pas vu... 

d'albret. 
Je le crois bien ! Il est aux arrêts depuis huit jours, il en 
avait encore deux ou trois à subir... mais, grâce à un mot 
de recommandation... que je viens de porter moi-même... 
car il semble qu*il y ait comme une fatalité qui nous force 
tous à le servir, il sera libre dans quelques instants, et c*est 
ici même que je lui ai donné rendez-vous. 

BÉATRIX, hors d'eUe-méme, à part. 

Ah ! s*il me vovait I... Fuvons... (BUe t'arrête.) G*est lui 1 



soENK xr. 

HENRI, en uniforme de dragon, entrant par la gauche, D ALBRET, 

BÉATRIX, LE PRÉSIDENT, LE DUC. 

d'albret, l'apercerant. 

Que vois-je? (cournm à lui.) Vous!... Henri!... que j'avais 
laissé en Béarn, sons un tout autre imiforme! 

HENRI. 

Moi-même ! 

(Tous deux assis causent à roix basse à gauche. Pendant ce temps, Béatrix» 
qui est à droite du théâtre, entre le président et le dne^ Tient do eourrir 
sa figure de son demi-masque qu'elle portait au commeneement de la 
scène précédente.) 



LES TROIS MAUPIN S78 

LE DUC, A Béatrix. 

Pourquoi cacher vos traits ?... Voici une occasion de vous 
pro/ioncer franchement. 

LE PRÉSIDENT. 

Loyalement. 

BÉATRIX y areo émotion. 
C*est ce que je ferai... (Slle t'approche de Henri qui la regarde 

étonné.) Monsieur d*Aubigné... (ii le lève. — Bas.) J'ai à vous 
parler... Ce soir... chez moi... à sept heures, par la porte du 
parc. 

(Henri, étonné, vent l'interroger, elle lui fait signe de garder le silence 
et fait quelques pas pour sortir; elle se tronre entre le duo et le 
président.) 

LR DUC, A demi-Toix. 

Ma belle inhumaine, cela ne finira pas ainsi ! 

LE PRÉSIDENT. 

Je me vengerai I et j'en ai les moyens ! 

(tous les deux sortent par la gauche ; Béatrix sort par la droite. D'Albret- 

et Henri restent seuls en scène.) 



SCENE XII. 

D*ALBRET, HENRI, se regardant pendant quelque temps. 

HENRI, naïvement. 

Quelle est cette dame ? 

d'aLBRET, étonné. 

Vous ne la connaissez pas?... 

HENRI. 

Non. Elle me donne rendez-vous pour ce soir, chez elle, 
k sept heures, par la porte du parc. 



S74 GOMÉDIBS -^ DRAMES 



d'ALBRET, & patt. 

Ah ! la perfide 1 (Haut à Uenri BTeo force.) Yous ne la connais- 
sez pas ? 

HENRI. 

Je vous le jure sur Thonneur! 

D ALBRET, à part, aTeo étonnement* 

C'est en effet ce qu'elle m'a dit, (uant.) Eh bien, c'est à la 
fois un démon et un ange... C'est la beauté, la ruse, la 
fausseté même, c'est mademoiselle Maupin. 

HENRI. 

Ahl la cantatrice dont toutes les gazettes ont tant parlé, 
et dont vous me semblez, mon cher comte, être fort épris. 

d'albret. 

J'en perds la tête I j'en deviendrai fou ! 

HENRI. 

Et je serais le rival d'un ami 1 M'en préserve le ciel! C'est 
à coup sûr quelque erreur... quelque méprise de sa part... 
Mais, quand il en serait autrement, rassurez- vous, mon 
cher! 

d'albret, arec joie. 

Il serait possible... vous renonceriez... 

HENRI. 

A elle, à son rendez-vous!... Et je n'y ai pas de mérito ; 
j'aime, j'adore une femme charmante, deux peut-être ! 

d'albret, arec joie. 

En vérité! 

HENRI. 

Tout ce que je rêvais de Versailles, de ses féeries, de ses 
merveilles, tout s'est réalisé. De loin, de près, tout m*a se- 
condé jusqu'ici ; mais, retenu depuis huit jours par ces 
maudits arrêts... 

d'albret. 

Qu'elle vient de briseï 



LES TROIS MAUPIN 3*75 

HENRI, étonné. 

Elle?... Quoi, c'est elle? 

D*ALBRET. 

Non, madame de Navailles. 

HENRI. 

Et comment la revoir, à présent ? 

d'albret. 
Voici une lettre d'elle. 

HENRI, lui sautant au cou. 

Ah ! mon ami, mon cher ami, je cours à son hôtel 1 

D'ALBRET, à part. 

Et moi, à sept heures, chez mademoiselle Maupin. 

(il sort par la droite, Henri par la gaunh<>.) 




ACTE TROISIEME 



Un petit talon; an fond, ano porte; è droite, nne cheminée et deux portes; ft 
ganehe, porte, et porte-croisée. A droite, presque au milieu, nne table. 
Sur un canapé, à gauche, un domino noir avec des rubans bleus. 



SCENE PREMIERE. 

SABINE, derant la table ; HUBERT, ouTrant la première porte à 

droite. 

SABINE, levant la tête. 

Ah! monsieur Hubert... notre propriétaire... 

HUBERT. 

Je vais, comme garde forestier, faire une promenade d'ins- 
pection dans nos bois... Mon cheval est sellé (Montrant la 
porte par laquelle il vient d'entrer.) au bas de Tescalier, et si made- 
moiselle Sabine a quelques commissions à me donner, moi 
et mon cheval sommes à ses ordres. 

SABINB, éerivant toujours. 

Si vous voulez attendre un instant. 

HUBERT. 
Tant que vous voudrez, mam*selle. (Pendant que Sabine écrit.) 

Ces dames sont toujours contentes de leur appartement? 

SABINE. 

Enchantées, monsieur Hubert. 

HUBERT. 

Il est commode.., entre cour et jardin, à la proximité de 



LES TROIS MAUPIN 377 



tout... donnant de ce côté (Montrant la porte à droite.) suF le parc, 
(Montrant i« fond.) de l'autre sur )a rue des Réservoirs... près 
de la salle d*Opéra, où mademoiselle Maupin a tant dé 
succès !... Et c'est flatteur pour moi, parce qu*on me dit : 
Ah! vous êtes son propriétaire?... (s'adressant à Sabine.) Savez- 
vous si elle renouvellera son engagement... qui est expiré... 
et son terme aussi?... Cela inquiète beaucoup dans Ver- 
sailles. 

SABINEy M levant. 

J*écris pour cela même à M. Gampra, et si vous voulez 
bien, monsieur Hubert, vous charger de cette lettre... 

HUBERT, lisant. 

« M. Campra, en sa maison de campagne du Buttard. » 
Pas plus d*un quart de lieue... ça ne sera pas long... Rabi- 
can, mon cheval^ va comme le vent; et mon cheval et moi... 
moi et mon cheval... mademoiselle Sabine, nous ne faisons 
qu'un pour vous servir. 

SABINE, à Hubert. 

Merci, monsieur Hubert. (Le regardant sortir.) En voilà un 
pourtant qui, sans s'en douter, est amoureux de moi... 
Sabine Maupin I ci-devant première cantatrice au théâtre de 
Madrid... à quelle conquête en es-tu réduite!... (Se regardant 
dans la glace.) Et pourtant, si je m'y connais, la statue ù'est 
pas plus mal qu'autrefois ; c'est le piédestal qui lui manque. 

(Regardant Ters le fond.) Âh ! Béatrix ! 



SCENE II. 

BËATRIX, entrant rirement, son masqua à la. main; SABINE, 

courant à elle. 

SABINE. 

Eh ! mon Dieu 1 qu'avez-vous, mademoiselle ? 



378 GOMÉDIBS — DRAHEIS 



BEATaiX, 

ma foonBe et fidèle Sabine !... Tont est perdu... tout nous 
aecable à la fois. 

(Elle s'assied sur le eanapé.) 
SABINE, s'asseyant près d'elle sur une chaise. 

Un événement?... Voyons... voyons, calmpns-nous... Au 
théâtre, une chute ne prouve rien... et n'est souvent que la 
veille d'un succès ! Racontez-moi par ordre tous vos mal- 
heurs. 

BÉATRIX. 

Mon fi-êre... le comte d'Aubigné, est à Versailles. 

SABINE. 

On vous a trompée ! 

BÉATRIX. 

Je l'ai vu... Il sera ici dans une heure. 

SABINE. 

Eh bien ? 

BÉATRIX. 

Eh bien ! tous mes projets sont renversés. J'espérais re- 
tourner dans notre Béarn, et m'y ensevelir à jamais, sans 
que Henri se doutât de ce que nous aurions fait pour lui. 

SABINE. 

Eh bien! il le saurai... Où est le mal de lui apprendre que 
liberté, fortune et gloire, il doit tout au talent, à l'affection 
de sa sœur?... Il se dévouait pour vous, vous en avez fait 
autant pour lui... Il n'a rien à dire... c'est lui qui adonné 
l'exemple. 

BÉATRIX. 

Et maintenant, dans la position qu'il occupe... c'est la 
honte, le déshonneur pour lui, si ce secret est connu. 

SABINE. 

Qui pourrait le trahir î Nous deux et lui le posséderons 
seuls. 



LBS TROIS MAUPtN 319 

BÉATREl. 

Et si une nouvelle discussion s'élève avec M. Campra et 
l'Opéra?... 

SABINE. 

n ne peut plus y en avoir... Votre second engagement, 
souscrit par moi et exécuté par vous, est expiré depuis huit 
jours... Vous êtes libre, et vous partez demain pour l'Alle- 
magne, la Suède, la Laponie... G^est ce que je viens à l'ins- 
tant même d'écrire à M. Campra, de ma blanche main, car 
c'est moi qui ai la plume et la signature. 

BÉATRIX. 

Mais, M. le duc... M. le président... aK I c'est bien mal'!... 
à qui, sans m'en prévenir, tu avais fait des promesses... 

(Biles se lèvent.) 
SABINE. 

Bau bénite de cour.,, seule dépense dans notre état qui ne 
ruine pas... 

BÉATRIX. 

Mais leur vengeance dont ils m'ont menacée et qui sera 
terrible... 

SABINE. 

Ne la craignez pas! Vous êtes plus puissante qu'eux... 
Vous ne savez pas ce qu'une artiste, une cantatrice en re- 
nom a d'influence et de crédit. Devant elle, tous les obsta- 
cles s'abaissent, toutes les portes s'ouvrent. Places, faveurs, 
pensions, rien ne lui est refusé. On est trop heureux de 
tout lui accorder... même une injustice... car une injustice 
se paye plus cher... c'est connu. Sous mon règne, j'ai été 
trop clémente, trop débonnaire : je n'ai pas su me servir 
du pouvoir absolu. Mais si jamais il m'est rendu... ce qui (a 
demi-voix.) u'est pas impossible... 

BÉATRIX. 

Que dis- tu? 

SABINE. 

J'essayais ce matin par désœuvrement, 'par souvenir... 
quelques sons, quelques cadences. 



380 COMBDIKS — ^' DRAMES 



BÉATRIX. 

Eh bien?... 

SABINE. 

Eh bien... je ne suis pas mécontente, il y a de l'espoir... 
cela reviendra I 

BÉATRIXy areo joie. 

En vérité ! 

SABINE y d'un geste menaçant* 

Ah ! qu*ils tremblent tous! Je veux... (sonriant.) Hais ce 
n'est pas de moi qu'il s'agit, c'est de vous... c'est de la 
reine actuelle I * 

BÉATRIX* 

Qui ne demande qu'à abdiquer en ta faveur ! 

SABINE. 

Je le sais... je le sais... et jusqu'ici vous avez tout par- 
tagé avec moi... qui ne vous apportais rien... 

BÉATRIX. 

Que ton appui, ta force, ton courage. 

SABINE. 

Dites mon amitié. 

BÉATRIX. 

Tuas raison... ce mot-là résume tout. 

SABINE. 

Aussi tout nous a réussi... et le dieu des arts qui nous 
protège nous permettra de mener à fin notre périlleuse en- 
treprise. Vous voilà donc encore une fois rassurée et con- 
solée. 

BÉATRIX. 

Hélas 1 non. 

SABINE. 

Il y a encore quelque chagrin I... Allons, dites ! Achevez. 

BÉATRIX. 

Je le voudrais... 



LES TROIS MAUPIN 381 

SABINE. 

Et VOUS n*osez pas ! Alors, je devine : M. d^Albret... 

BÉATRIX. 

Tais-toi ! 

SABINE. 

Hélas I ma pauvre maîtresse, c'est le seul danger dont je 
n'aie pas pu vous préserver 1 Sous prétexte que nous vivons 
entourées de jeunesse, d'hommages, d'ardentes passions, les 
dames du monde croient que nous ne pouvons jamais aimer, 
comme si le feu rendait incombustible, (a Béatrix suivent faire 
nn getta.) Eh bien, oui ! Je m'en doutais, vous Taimez, il vous 
aimait tant! 

BÉATRIX. 

Dis plutôt que je suis pour lui un objet de haine I 

SABINE. 

Allons donc! 

BÉATRIX. 

Comment en serait-il autrement? Gomment le détromper? 
Il me faut donc vivre avec son mépris! Voilà ce que je ne 
puis supporter... voilà ce qui me tue. 

SABINE. 

Voilà ce qui doit vous rassurer. II vous aime malgré toutes 
les raisons qu'il a de vous détester... C'est ce qu'il y a au 
monde de plus beau, de plus sublime, et pour vous ce qu'il 
y a de plus flatteur et de plus glorieux. 

BÉATRIX; écoutant. 

Tu crois?... Silence !... On a marché! Non... je me trom- 
pais... Il n'est pas encore sept heures. 

SABINE. 

C'est par la porte du parc que ^. Henri doit venir? 

BÉATRIX. 

Oui.. 4 



382 COMÉDIES — DRAMES 

SABINE. 

Chez sa sœur ? 

BÉATRIX. 

Non! Chez mademoiselle Maupin, qui lui a donné rendez- 
vous ; c'était plus prudent. 

SABINE. 

Je n'en sais rien ; s'il allait ne pas venir? S'il fie pendait 
plus à ce rendez-vous? 

BÉATRIX. 

Qui pourrait le lui faire oublier ? 

SABINE. 

Mais un autre d'abord 1 Gela s'est vu; tandis que pour 
Béatrix, sa sœur, il abandonnerait tout à l'instant. 

BÉÂTRIX. 

Tu as raison. Mais comment le prévenir? 

SABINE, prenant son mantelet. 

J'y vais moi-même... Quel est son hôtel? 

BÉATRIX. 

Je n'en sais rien. 

SABINE. 

Je le demanderai. 

BÉATRIX. 

Y penses- tu ? 

SABINE. 

Je le ferai demander. N'ayez pas peurl Je ne compromet- 
trai ni mademoiselle Maupin ni sa demoiselle d'honneur» 

BÉATRIX. 

Et que ferai-je jusqu'à ton retour ? 

SABINE. 

Essayez votre toilette pour le bal masqué de ce soir, votre 
domino qu^il faut arranger, car il est deux fois trop grand 
et trop large. Quand on n'est pas là pour veiller!... 



LES TROIS MAUPIN 388 

BÉATRIX. 

Je n'irai pas. 

SABINE. 

La princesse Palatine qui vous a invitée, à qui vous avez 
promis... 

BÉATRIX, arec impatience. 

Je ne sais pas ce que je ferai ! Va vite et reviens ! 

(Sabine sort par la porte à droite.) 

SCÈNE III. 
LE PRÉSIDENT, BÉATRJX. 

LE PRÉSIDENT, en dehors, à la porte du fond. 

Non, non, ne m'annoncez pas. Je Taime mieux. 

BÉATRIX. 

Monsieur le président... 

LE PRÉSIDENT. 

4 

Silence!... Je viens incognito. 

BÉATRIX. 
Monsieur le président chez moi ! (EUe lei lait tAgae de s'tneoir 
prèi de It Ublo.) 

LE PRÉSIDENT, mais et grarement. 

Mademoiselle, j'ai enrichi, à votre recommandation, et 
pour vous faire plaisir, un rival préféré!... Par un bel et 
bon arrêt bien juste, dûment scellé et enregistré, j'ai assuré 
à tout jamais soixante mille livres de rentes à M. d'An- 
bigné. Il n*y a plus à y revenir. En échange, vous m'avez 
abusé, vous m'avez joué. 

BÉATRIX. 

Monsieur I... 



SHA COMÉDIES — DRAMES 

> 

LE PEÉSIDENT. 

Je pourrais, je devrais me venger, et je viens vous rendre 
un service. 

BÉATRIX, étonnée. 

A moi, monsieur?... 

LE PRÉSIDENT. 

A vous-même ! Je vais au fait. Vous avez été mariée, ma- 
demoiselle ? 

BEATRIX, se lerant, avAc indignation. 

Moi! Jamais. 

LE PRÉSIDENT, toujonrs assis. 

Vous Fêtes encore 1 au sieur Magloire-Jean-de-Dieu Maa- 
pin... 

BÉATRIX, se laissant retomber dans son fnutenil. 

Ciel!... 

LE PRÉSIDENT. 

Ex-musicien dans Tarmée de M. de Vendôme, en Es- 
pagne. 

BÉATRIX, è part, baissant la tète. 

C* est vrai! (Haut.) Eii bien, monsieur, quand cela serait?... 

LE PRÉSIDENT. 

Permettez-moi d'achever. Par acte en date du 5 octobre 
dernier, c'est-à-dire il y a six mois, ledit sieur Maupin a 
formé contre vous une demande en nullité de mariage, de* 
mande parfaitement fondée en droit, attendu que ledit ma- 
riage, contracté à Tétranger, et, comme disaient les Ro- 
mains, sous la tente, n'a été suivi, soit à Madrid; soit au 
retour en France, d'aucune des conditions voulues pour sa 
validité. 

BÉATRIX, aT6c impatience* 

Eh bien, monsieur? 

LE PRÉSIDENT. 

Plus qu'un mot et je conclus. Ladite affaire était au rôle 



LES TROIS MAUPIN 1^85 

depuis longtemps, et j'ignore pourquoi ledit sieur Maupin, 
demandeur, n'y avait pas donné suite... 

BEATRIX. 

Parce qu'il est mort, monsieur I 

LE PRÉSIDENT. 

C'est ce qui vous trompe, mademoiselle, il est vivant. 

BÉATRIX, avec effroi. 

Oh ) ce n'est pas possible ! 

LE PRÉSIDENT. 

Cri touchant d'une veuve éplorée, auquel je répondrai : 
Hier, à Paris, se présente à mon hôtel, au Marais, un homme 
à moitié ivre, se prétendant Magloirc-Jean-de-Dieu Maupin, 
lequel a déclaré venir pour retirer la demande en nullité de 
mariage déposée par lui... Voici pourquoi : Arrivé depuis 
quelques jours à Paris, il a entendu dire, dans le cabaret où 
il a élu domicile, 'que la même Maupin, sa légitime épouse, 
qui avait prétendu faussement et malignement avoir perdu 
sa voix, jouissait en ce moment, à Versailles, de soixante 
mille livres d'appointements, dont il réclamait la direction, 
comme chef de la communauté, demandant d'abord, avant 
tout et au préalable, à être réintégré au domicile conjugal. 

BÉATRIX, à part. 

ciel I 

(lis 86 lèvent.) 
LE PRÉSIDENT. 

Demande à laquelle je sui» obligé de faire droit, tant que 
la nullité du mariage ne sera pas prononcée. 

BÉATRIX. 

Cela dépend de vous, monsieur, qui le pouvez d'un trait 
de plume. 

LB PRÉSIDENT* 

Je ne dis pas non... et certainement... 
F. — viii. 22 



386 GOlfÉDIBS — DRAMES 

BÉATRIX. 

Ah! je vous prie... je vous supplie... 

LE PRÉSIDENT. 

Mais de votre part, cela mérite réflexion... 

BÉÀTAIX. 

Aussij je vais en faire part à mes amis... à Sabine, qui 
mieux que moi causera avec vous, monsieur, sur ce sujet. 

LE PRÉSIDENT. 

Non pas I non pas ! Ne mêlons point à cette affaire-là ma- 
demoiselle Sabine, qui m*a déjà leurré de belles promesses, 
démenties par vous, et -auxquelles j'ai en le tort d« croir«... 
La jtistie« ne doit pas foire crédit.t. da&B cett^ oecasion-ei 
surtout... où les moments sont précieux; car ee Maupia peut 
arriver de Paris à Versailles d'un jour à l'autre*.* 

BÉATRIX, efffayée. 

Que dites- vous?... 

- LE PRÉSIDENT. 

Bt s'établir ici dès demain ; il en a le droit. 

BÉ^TRIX, de mène. 

O mon Dieu ! 

LE PRÉSIDENT. 

C'est pour. cela que dès ce soir, il faudra peut-être... en se- 
cret... à cet égard, s'entendre, non sur le système de dé- 
fense... cela deviendrait inutile... Une simple opposition 
pour la forme, un acte que je rédigerai... vous n'aurez qu'à 
le signer... ce soir... comme qui dirait à onze heures... n'est- 
ce pas? 

BÉATRIX. 

Mais, monsieur... 

LE PRÉSIDENT^ 

On frappe. 

BÉATRIX, à fart» erec émotion. 

C'est mon frère ! 



LES TROIS MA.UPIN 3^ 

LE PRÉSIDENT. 

On a frappé. 

BÉATRIX. 

Vous croyez?... 

LE PRÉSIDENT. 
J'en suis sûr... (Remontant et roulant trarerser.) Et quî donC?... 

BÉATRIX, remontant. 

Monsieur... 

LE PRÉSIDENT. 

Je comprends... une visite importune et qti vous empê- 
cherait de parler d'affaires... je reviendrai... A bientôt I... à 
onze heures... n'est-ce pas? Vous consentez?... Adieu, ma 

belle demoiselle. (ll tend la main. Béatrix recule.) AlorS, adîeU, 

madame 1... 

(U sort par la porte du fond.) 
BÉATRIX y faisant quelques pas pour le suirre. 

Mais je ne peux pourtant pas... Et Henri, et mon frère 
qui attend!.., 

(Bile s*élanee par la porte de droite qu'eU« on?]**.) 

SCÈNE IV. 

D'ALBRËT, entrant brusquement, enyeloppé d'un manteau, et la 
tète cOttTerte d'an chapeau à larges bords qu'il va déposer sur le 
canapé ; BEATRIX. 

BÉATRIX, lui sautant au oou. 

Ah !... c'est toi)... c'est toi que je revois enfin !... (^eouiant 
effrayée.) Dicul... monsieur d'Albret!... 

d'albrbt. 
Lui-môme, mademoiselle, que vous n'attendiez pas. 

béatrix. 
Non... sans doute I Et comment, monsieur, venez-vous ici 
à cette heure? De quel droit?... 



388 COMÉDIES — DRAMES 



D*ALBRET. 

De quel droit? dites-vous. Du droit que me donnent mon 
amour et ma jalousie. Comptez-vous pour rien mes nuits 
sans sommeil, mes jours passés à suivre vos pas, à épier vos 
regards, à découvrir vos trahisons, à maudire jusqu*à ces 
bras dont vous m*enlaciez tout à Theure, ces caresses adres- 
sées à un rival ! 

BÉATBIX. 

Calmez-vous, de grâce ! 

d'albrbt. 

Ahl tant que je vous ai crue indifférente, insensible pour 
moi comme pour tous... je souffrais; mais j'avais une con- 
solation qui était presque un bonheur, celle de vous aimer, 
de vous admirer sans honte ! 

BEATRIX. 

Et maintenant, monsieur?... 

d'albret. 
Ah ! je vous aime toujours 1 et c'est là ce qui m'indigne 1 
Rendez-moi mes illusions et mon erreur, dites-moi que vous 
n'aimez pas M. d'Aubigné; prouvez-le-moi! Trompez-moi! 
Et je vous bénirai ! 

béatrix. 
Non ! Je ne vous tromperai pas.. . Je ne suis pas coupable. .. 
je n'ai rien à me reprocher... je vous le jure... Des preuves... 
je ne puis... je ne dois pas vous en donner. Je n'en ai pas 
d'autres que ma parole... et vous ne là croyez pas... aussi, 
monsieur, je vous dirai : partez ! Ne me voyez plus, ne m'ai- 
mez plus... mais ne me méprisez point, car je ne le mérite 
pas. 

D'ALBRET, areo amour. 

Oh I quand je vous vois î... quand je vous entends, je crois 
tout I 

béatrix, seeonant la téta. 

Mais dès que je vous quitte... 



LES TROIS MAUPIN .S89 

D*ALBRET. 

Eh bien, ne me quittez plus 1 

BÉATRIX. 

Qu'osez-vous dire?... 

D*ALBRET. 

Fortune, honneur, avenir brillant, qui peut-élre m'étaient 
réservés, j'abandonnerai tout pour vous... tout! Jusqu'à ma 
famille, jusqu'à ma patrie I... Fuyons sous un ciel étranger, 
où, comme vous, inconnu» je cacherai mon bonheur, ma 
honte peut-être 1 Mais heureux du présent, le passé n'exis- 
tera plus! Je ne vivrai plus que pour vous... pour vous 
aimer ! 

BEATRIX, ëmae. 

Oh ! je voudrais en vain vous cacher l'émotion que j'é- 
prouve... Quoi ! pour moi, un si grand, un si généreux sacri- 
fice 1 Je ne puis l'accepter, pour mon malheur... mais je tâ- 
cherai du moins de le reconnaître, en vous avouant ce que 
je m'étais juré de ne révéler jamais 1 Eh bien ! oui, il est 
une personne que j'aime... d'amour. 

D^ALBRET, à part. 

O ciel ! 

BÉATRIX. 

La seule que j'aie aimée et que j'aimerai amais... 

d'ALBRBT, tremblant. 

Et cette personne... c'est?... 

BEATRIX, tombant assise A gaacbe de la table. 

C'est vous ! 



o ALBRET, poussant un cri de joie et A genoux devant elle. 

Ah! qu'entends-je?... Moi... moi seul?... 

BKATRIX. 

Me croirez-vous?... 

ê2. 



990 GOMÉDIBS •*- DRAMES 

d'ALBRBT» arec irresse. 

Toujours, maintenant, toujours, quoi qu'il arrive i (La frea- 

aent sur son cœur. ) Moi Seul ! * . . 

BÉATRIX. 
Et maintenant, éloignez-vous. (On frappe doucement à droite. A 

part.) ciel I 

d'albret. 
Qui donc vient chez vous à cette heure? 

BÉATRIX. 

Je ne puis vous le dire... mais partez. 

D*ALBRBT, allant à la ^orte. 

Ne puis-je voir cette personne ? 

BÉATRIX, remontant yiyement. 

Non! 

D'ALBREt. . 

Qui donc est-elle? 

BÉATRIX. 

Ne me le demandez pas... mais si vous avez confiance en 
moi... partez! 

d'albret. 
Moi, partir!... Et dans un pareil moment ! 

BEATRIX, passant entre lui et la porte. 

11 le faut ! 

d'albret. 
Écoutez ! Si vous me forcez à m'éloigner, tous mes soup- 
çons reviennent... je crois tout... et je ne vous revois plus... 
Maintenant prononcez ! 

BEATRIX, se soutenant à peine et après avoir hésité. 

Partez ! 

d'albret. 
Adieu donc, et pour jamais! 

(n sort par la fond.) 



hMlB TROIS IIAUPIN S91 



SCENE V. 

BEATRIX ouyre la porte ; HENRI, s'élançant, embrasse sa sœnr et 

descend avec elle. 

HENRI, lui baisant les maint* 

Béatrix! ma sœur I je sais toutl Sabine m'a tout dit) C'est 
elle qui m'envoie vers toi t 

BÉATRIX. 

Mon frère, me pardonneras-tu ? 

HENRI. 

Te pardonner I A toi, ma protectrice, mon bon ange ! Toi, 
à qui je dois tout I 

BÉATRIX. 

Et Sabine, où est-elle?... 

HENRI. 

Ne voulant pas qu'on nous vît sortir ensemble... elle m'a 
quitté... je suis accouru... mais elle va nous rejoindre. Tiens, 
la voici. 

SCÈNE VI. 

Les mêmes \ SABINE, entrant Tivement, dans le plus grand trouble, 

et refermant la porte à droite. 

S\B1NE. 

Ah ! j'ai eu une frayeur ! 

BÉATRIX. 

Toi, si brave ! 

SABINE. 

Une frayeur dont je n'ai pa« été mattresêef.i et cfui, gans 



392 GOtféDIES — DRAMES 

doute n*a pas le sens commun! (a Henri.) Imaginez-vous, 
monsieur, qu'un instant après vous avoir quitté, et comme 
je prenais par la place d* Armes, j'entends quelqu'un qui 
marchait derrière moi d'un pas pesant et aviné... je jette un 
regard de côté... et je vois... je crois voir... car je n'osai 
pas regarder une seconde fois, et je m'enfuis jusqu'ici sans 
retourner la tête... j'avais cru voir M. Maupin, mon mari, 
ce qui n'est pas possible. 

BÉATRIX. 

Ëh! si vraiment, car M. de Noyon, le président, sort 
d'ici... m'annonçant... 

SABINE. 

Sa résurrection... 

BÉATRIX. 

Et son arrivée à Paris, où il venait réclamer sa femme... 
ou plutôt ses soixante mille livres d'appointements. 

SABINE. 

C'est lui! C*estbien lui! Il n'y a plus de doute! 

HENRI. 

Et il est à Versailles?... 

BÉATRIX. 

Et s'il vient ici? 

SABINEi 

S'il nous rencontre... sll nous reconnaît... 

BÉATRIX. 

Ou plutôt, s'il ne me reconnaît pas... explication, bruit, 
scandale... tout est découvert! Tout est perdu! 

SABINE, la calmant. 

. Eh ! là... là... ne perdons pas courage, du calme, du sang- 
froid... (Allant tirer les Terrons an fond et A droite.) Fermons tOUteS 
les portes... (eUo approche un fauteuil à Henri, Béatrix s'assied à 
gauche, Henri entre les denx femmes. Sabine A droite.) Examinons 

tranquillement la situation de nos affaires. 



LES TROrS MAUPIN 393 



BEATRIX, à Henri. 

Toi, d'abord, frère, où en sont les tiennes? 

SABINE. 

Monsieur le comte a la parole. 

HENRI. 

Je ne vous parlerai pas des folles aventures de jeunesse 
ou d^amour qui m'occupaient en ce moment ; elles disparais- 
sent devant des soins plus graves... (a Béatnx.) Tantôt^ 
comme je quittais TOrangerie, madame de Maintenon m'a 
fait appeler. « Mon cousin, m^a-t^elle dit, on a rendu compte 
au roi de votre conduite en Flandre. J'avais tort, vous au- 
riez fait un mauvais moine, vous ferez un bon officier. J'ai 
écrit en Bretagne, au couvent où votre sœur s'est retirée 
pour une année... Je voulais abréger ce temps, la supérieure 
m'a écrit que mademoiselle d'Aubigné ne le voulait pas... 
Elle est libre, du reste... » Voilà, mot pour mot, ce que m'a 
dit notre cousine, et maintenant je me demande qu'est-ce, 
que cela signifie?... 

BÉATRIX. 

Que Catherine, notre sœur, a pris là-bas ma place... pen- 
dant qu'ici... 

SABINE. 

Mademoiselle prenait la mienne... On vous expliquera 
cela ; le danger est toujours le même. 

BÉATRIX. 

Il est plus grand encore I Le grade accordé à M. d'Au- 
bigné, la faveur qui lui est rendue, lui* sont à jamais re- 
tirés... le déshonneur pour lui, la honte pour son nom, 
si l'on sait que sa sœur... 

SABINE. 

A été la Maupin... 

BÉATRIX, se réoriant. 

Ce n'est pas cela que je veux dire... 



$94 COMÉDIES -^ DRikHBS 

SÀBINB. 

Et c'est la vérité ! Je ne vois qu'un moyen de salut : Lais- 
sons mon mari, M. Campra, l'Opéra et Versailles s'expli- 
quer comme ils pourront notre apparition et notre fuite, et 
partons dès demain en secret, loin d'ici... hors de France... 
monsieur Henri nous conduira. 

Henri. 
Et mon régiment?... 

BÉATEIX. 

Il ne peut pas désertor ! 

Et demain, une grande revue passée à sept henrefl du nw- 
tln, par le roi, dans la plaine de Satory... 

BÉATRIX. 

£t ce soir, je l'avais oublié.., le président de Noyon qui, 
sous prétexte de me faire obtenir la nullité de mon ma- 
'riage... (a Sabine qui fait un geste.) non, du tien... doit venir à 
onze heures... Il m'en a menacée.. . et va arriver... 

(ils se lèyent.) 
SABINE. 

Partons alors dès ce soir, toutes les deux, n'attendons 
pas à demain. 

HENRI. 

Y pensez-vous! La nuit, par un temps affreux... 

SABINE. 

Je n'ai pas peur I Et je veillerai sur elle, je vous en ré- 
ponds... Hâtons seulement les préparatifs du départ. 

(Elle remonte.) 
BÉATRIX. 
Oui. (Voyant le domino qui est jeté sur le canapé.) Ah! mOR 

Dieu! 

HBNRI. 

Qu'est-ce encore ? 



LES TROIS MACPIN 895 



BEATRIX. 

Ce bal masqué où la princesse Palatine m'a fait l'hon- 
neur de m'inviter... et j'avais accepté... 

SABINE. 

Eh bien I nous n'irons pas. 

HBNAI. 

Et que dira-t-on ¥ 

SABINE. 

Tout ce qu'on voudra. 

HUBERT, en defaorg, à droite. 

Mam*selle ! 

SABINE. 

Silence? Qui est là?... 

HUBERT. 

Moi, Hubert ! 

HE^RI. 

Qtt'est-ee que c'est que ça ?... 

SABINE. 

Notre propriétaire, notre concierge... Il n'y a pas de 
danger. 

HUBERT. 

Une lettre pour mademoiselle. 

SABINE, A Henri, qui va s'asseoir sur le canapé à gauche. 

Autant qu'il ne vous voie pas. 

(Elle se met devant lui et le cache avee sa robe. Béntrix ya oumr.) 



896 GOMÉDIKS — DRAMl&S 



SCENE vu. 
Les mêmes ; HUBERT. 

HUBERT. 

Une lettre apportée par un valet de pied, livrée roUge, 
galonnée en or sur toutes les coutures. 

BBATRIX, qai décachette la lettre. 

De Son Altesse la princesse Palatine. Âh I quel excès de 
bonté !... « Nous vous attendons ce soir, mademoiselle, mal- 
gré la neige et la bise, et comme je sais que, contre Tor- 
dinaire de vos compagnes, votre modestie ne vous permet 
pas d'avoir un carrosse, je vous envoie un des miens qui 
attendra vos ordres. » 

HUBERT. 

Il est en bas, un cocher sur le siège et un valet de pied 
à la portière... celui qui apporte cette lettre... Que répon- 
drai -je?... 

BÉATRIX, embarrassée. 

Répondez... que... que... c'est bien. 

HUBERT. 

Que mademoiselle accepte? 

BÉATRIX. 

Non... 

HUBERT. 

Que mademoiselle refuse ?... 

BÉATRIX. 

Non... 

HUBERT. 

Que dire, alors?... 

BÉATRIX. 

Qu'on attende 1 



LES TROIS, MAUPIN ^97 

■* ' ' ' - 



HUBERT. 

A la bonne heure ! 

(U sort vÎTement par U droite») ' 



SCENE VIIÏ: 
HENRI, SABINE, BÉATRIX. 

BÉATRIX. 

Qu'allons-nous faire? 

SABINE. 

Refuser î 

HENRI. 

C'est impossible ! 

BÉATRIX. 

1 

Une gracieuseté.,, une faveur pareilles ! 

HENRI. 

Et cette voiture.. • ces gens qui attendent en bas?... 

SABINE. 

N'importé! Nous ne pouvons pas rester, 

BÉATRIX. 

« 

Que veux-tu, nous ne pai tirons pas ce soir. . 

SABINE, Tiyemcnt. 

r 

Sil.;. nous partirons. Ce qii pouvait nous perdre nous 
sauvera ! 

BÉATRIX* 

Et qui donc ira à ce bal?... 

SABINE. 

Une autre. ' 

HENRI, à Sabine. 

Vous ! A merveille I 

SoRiDC. — Œuvres complètes. I""» Série. — 8"»e Vol — il 



S98 COMÉDIES ~* DRAMES 



SABINE. 

Je ne demanderais pas mieux 1 (Montrant Bôatrix.) Mais qui 
l'accompagnerait?... Et puis, si je reste, si demain je suis 
reconnue par mon mari, gare les explications qui compro- 
mettraient tout! Nonl... (a Béatrix.) Nous partirons toutes les 
deux, à rinstant. 



Et le bal?... 



HENRI. 



SABINE. 



Vous irez, vous ! 

HENRI, riant très-fort. 

Moi ! Allons donc ! 

BÉATRIX. 

Luil Y penses-tu?... 

SABINE, arec impatience. 

Que Ton m'écoute un instant : qui s'agit-il de tromper 
pendant quelques secondes?... Une personnel une seule! 
Non pas le cocher qui est assis sur son siège, mais le valet 
de pied qui, transi de froid et les yeux à demi fermés, se 
hâtera d'ouvrir et de refermer la portière... car, arrivé au 
bal, mêlé à la foule, couvert d'un domino noir, qui distin- 
guera M. Henri de mademoiselle Maupin? 

HENRI. 

C'est vrai 1 

SABINE. 

Et voyez, pour nous, quels immenses avantages ! La voi- 
ture de la princesse venue pour mademoiselle Maupin at- 
teste que mademoiselle Maupin est au bal... ce qui nous 
permet de quitter Versailles à l'instant même, sans être 
soupçonnées et poursuivies... M. le président, qui va ac- 
courir en bonne fortune, apprendra que madame est au 
bal et y restera toute la nuit, grâce à Hubert, qui m*est 
déjà dévoué, et dont nous continuerons le dévouement à 
prix d'or, s'il le faut; demain madame dormira, sera falî- 



LES TROIS MÂUPIN 399 

guée, ne recevra pas ; après-demain et même le jour sui- 
vant, madame sera malade des suites du bal... Trois ou 
quatre jours et quatre nuits que nous gagnons avant que 
notre fuite soit connue. 

HENRI, gaiement. 

Elle a raison ! 

SABINE, de mémo. 

Laissez-moi achever. M. Henri reste à Versailles avec 
son régiment, ne sachant rien, et s'étonnant comme tout 
le monde de la disparition de la Maupin. Pendant ce temps, 
nous courons en Bretagne, vous emmenez mademoiselle 
Catherine, vous vous réfugiez avec elle au château de Gou- ^ 
raze, au fond du Béarn, où vous redevenez pour tout le 
monde et pour vous-môme mademoiselle Béatrix d'Aubigné : 
vous n'avez jamais été autre chose. 

BÊÂTRIX. 

Et toi, Sabine, toi?... 

SABINE. 

Moi I Soyez tranquille I Je vous ai dit que j'avais presque 
retrouvé de la voix et du talent, je quitterai la France, et 
dès qu'un journal aura fait savoir de Vienne, de Stockholm 
ou de Copenhague : « La Maupin vient de paraître sur notre 
théâtre, » vous êtes sauvés!... Dans ce conflit; dans cette ba- 
garre de Maupin, trois Maupin!..^ personne ne pourra plus 
se reconnaître, pas môme mon mari, que je ne crains plus 
(a Béatrix.) dès que je n'ai plus à craindre pour vous, (a Henri.) 
Vite, à votre toilette ! 

BÉATRIX. 

O notre ange gardien 1... 

HENRI. 

Notre salut ! 

SABINE, loi passant le domino. 
Et votre femme de chambre... (Montrant Béatrix qui l'aide.) 



400 COMEDIES — DRAMES 

Que dis-je?... Deux femmes de chambre... Aussi, ce ne sera 

pas long! (a Henri qui vent nouer la ceinture du domino.] NOU ! Lais- 
sez la robe flottante, 

BÉATRIX, 

Oui ! Pas de ceinture qui dessine la taille ! 

SABINE. 

Pas de coquetterie ! 

BÉÂTRIX. 

Et les gants blancs... et le masque, surtout ! 

SABINE. 

Gomme cela... on ne vous voit pas ! Vous êtes charmant 1 
Partez ! 

BÉATRIX. 

Et puis, en montant en carrosse, baisse la tète... fais-toi 
petit... 

HENRI, qui pendant ce temps a mis ses gants. 

Soyez tranquilles ; mais si je ne dois plus vous retrouTer 
ici, embrassons-nous, sœur. 

SABINE. 

Et moi, monsieur le comte ! 

("Henri embrasse les deux femmes, qui le reconduisent jusqu'à la petite 
porte et lui parlent encore quand il. a disparu.) 



SCENE IX. 



BÉATRIX, SABINE. 

SABINE, à Béatrix. 

Ne perdons pas de temps, vite en route, passez dans voire 
<;hambre. 

BÉATRIX, troublée. 

Oui, prenons nos habits, nos manteaux de voyage. 



LES TROIS MAUPIN 40t 



SABINE. 

Et VOS diamants... votre or, compagnons de voyage indis- 
pensables, surtout pour deux femmes seules... Moi, je ras- 
semble nos papiers, notre correspondance. 

(BUo prend des papiers sur la table et va les examiner près de la 

cheminée.) 

SCÈNE X. 

MAUPIN, paraissant à la porte du fond, BÉATRIX, SABINE. 

HAUPIN, chancelant. 
Je suis chez ma femme, chez moi 1 (SabiDe se retourne, voit 
MaupiA et souffle viTement la bougie. Maupin, en mdrchant dans l'obscarité, 
rencontre Béatriz, et lui saisit la main en s'écriant.) G*est elle 1 

BEATRIX, poussant un cri* 

Ahl 

MAUPIN. 

N*ayez pas peur, madame Maupin. 

SABINE, bas à Béatrix. 

C'est mon mari. (Haut.) ciel ! 

MAUPIN. 

On aura pour vous le respect... et les égards qu'on doit 
au talent... Je suis Thomme des égards et des convenances. 

BÉATRIX. 

Il est gris ! 

SABINE. 

Gomme toujours. 

MAUPIN. 

Une cantatrice distinguée... soixante mille livres d'appoin- 
tements... 

SABINE, brusquement. 

Et qu'est-ce qui vous amène, indigne que vous êtes?... 



402 COMÉDIES — DRAMES 

MAUPIN. 

C'est elle ! C'est sa douce voix I 

SABINE. 

Sortez... sortez d'ici... 

MAUPIN, retenant Béatriz qui reut Ini échapper. 

Rien ne peut nous séparer ! Tout est commun dans un bon 
ménage, la bonne ou la mauvaise fortune... un palais ou 
une chaumière ! Peu importe ! Je suis artiste ! vivent les ar- 
tistes!... Et puis, je ne suis pas jaloux!... Vous le savez; 
un jaloux... un tyran... fi donc! Je suis un honnête homme. 

SABINE, derrière eax. 

Sortez... vous dis- je... ou j'appelle. 

MAUPIN. 

Je suis chez moi! dans le domicile conjugal, et je ne 
crains pas le bruit... Je suis musicien... je suis artiste... 
Oh 1 vous ne m'échapperez pas, mignonne, (ii saisît le bras de 
Sabine.) J'ai douué congé, à Paris, de mon hôtel... celui-ci 
me suffit... Je logerai où on voudra... au grenier ou à la 
cave ! J'aime mieux la cave... Je suis musicien... et puis, je 
ne suis pas jaloux... Je viens vous demander à souper en 
tôte à tôtc... 

BÉATRIX, bas à Sabine. 

C'est fait de nous. 

SABINE, de même. 

Non pas ! 

MAUPIN. 

Aussi bien, je suis à jeun !... 

SABINE, de même. 

Deux minutes, et je reviens. 

(bUo a gUssé le bras de Béatrix sous celai de Manpin, et entre sar U 
pointe du pied dans l'appartement k gauche, premier plan.} 

MAUPIN, resté seul avec Béatrix. 

Moi, vous le savez, j*ai toujours été altéré... de considé- 



LES TROIS UAUPIN 403 



ration et d'honneur I L^honneur avant tout! Je suis artiste 1... 
Ils disent soixante mille francs d'appointements... d'au- 
tres soixante-cinq... et on dit que M. Campra veut vous 
réengager à un prix bien plus élevé encore ! Oh ! ma chère 
femme, j'y consens! Je donne ma voix, c'est-à-dire la 
tienne... 

(La porte à gauche s'oayre.) 
SABINE, paraissant un flambeau à la main et criant. 

Monsieur est servi. 

MAUPIN, stupéfait, regardant Ters la gauche et apercevant Sabine. 

Tiens! Tu es de ce côté-là!... moi qui la croyais de celui- 
ci!.., (Léchant la main de Béatrix qui tombe sur un fauteuU à droite.) 

Comme la vue est trouble quand on est à jeun!... (Regardant 
à ganohe.) Une table I Un souper... dans l'autre pièce 1... 
Merci I Je commencerai bien par deux bouteilles de vin... 
une de chaque côté !... 

SABINE. 

Il y en a quatre. 

MAUPIN. 

Oui, j'en demanderai quatre après. 

SABȕE. 

Il y en a huit. 

MAUPIN. 

Quel beau crescendo,., ça me va! Je suis musicien, je suis 
artiste I... Viens- tu, ma femme? 

SABINE. 

Je vous suis. 

yMaupin passe devant elle ; elle referme sur lui la porte à clef et ra re- 
porter le flambeau qu'elle tient sur la table A droite. Le théâtre est re- 
devenu éclairé depuis la rentrée de Sabine.) 



40t COHÉDIES — DltAMES 



SCENE XI. . . 

SABINE, BÉATRIX. 

SABINE. 

n boit déjà, j'en suld sûre, et boira jusqu'à demain... Nous, 
partons. 

BÉATRIX, écovtaàt à la porte du fond* 

Écoute... on dirait un murmure <x)nfus qui s'élève dans 
la riie... 

SABINE. 

Eh ouil Le bruit augmente... cest comme un rassemble- 
ment qui se forme sous nos fenêtres... A cette heure-ci... 
Un bruit de mousquets qui retentit sur le pavé... qu'est-ce 
que cela signifie? 

BEATRIX. 

Impossible de fuir de ce côté... 

' SABINE. 

Eh bien, de celui-ci, par -la porte qui donne sur le parc... 
ciel! 

(Henri, ooavert de ion domino, fiaralt en désordre è la porte A droite, 

qu'il referme Ti?ement sur lui.) 



scE^fE XII. 

SABINE, HENRI, BÈATRIX. 

SABINE, étonaée. 

Vous, monsieur Henri ? 

BÉATRIX. 

Et qui cause tout ce bruit, ce désordre 



LES TROIS HÂUPtN 405 



HENRI. 

Moi, moi tout seul 1 

SABINE et BÉATRIX. 

Âh ! mon Dieu 1 



HENRI. 

Mon voyage en carrosse s'était opéré, (a Sabine.) comme lu 
l'avais prévu, sans le moindre danger. Arrivé dans un ves- 
tibule encombré de monde, je m*étais glissé, perdu dans la 
foule des masques, et je me croyais sauvé. Pas du tout ! 
J'étais suivi par trois jeunes fats, qu'à leur conversation je 
reconnus pour être des seigneurs de la cour. Ils sortaient 
de table, ils étaient très-gais, et Tun d'eux disait : « J'en 
suis sûr, c'est la Maupin qui, sous un domino, porte un habit 
de cavalier ; c'est elle, je l'ai vue descendre du carrosse que 
Son Altesse venait de lui envoyer, — C'est vrai, répondait 
un autre, ne vois-tu pas comme elle nous écoute, comme 
elle a Tair embarrassé, comme elle veut se soustraire à notre 
poursuite; elle n'y parviendra pas. » Ils s'étaient en effet 
élancés sur mes pas jusqu'à une espèce de serre ou de jardin 
d'hiver, où nous étions à peu près seuls. Que vous dirai-je ? 
Impatient de leurs propos, de leurs insultes, du masque 
qu'ils voulaient m'arracher, et oubliant mon rôle, je saisis 
Tépée d'un mousquetaire qui passait près de nous : « Lâches, 
m'écriai-je, qui osez attaquer une femme, c'est la Maupin 
qui vous défie I — En effet, s'écrie l'un d'eux en riant et 
l'épée à la main, c'est une héroïne invincible, dit-on. » 
Celui-là n'achevait pas sa phrase, je l'avais blessé légère- 
ment, je crois, je n'en sais rien, et un instant après ses 
deux compagnons étaient désarmés. Au bruit, on était 
accouru des salons voisins. On voulait s'emparer de moi, 
mais les jeunes gens et surtout les dames s'écriant : « Vive 
la Maupin I » m'ouvraient un passage, et, masqué moi-même, 
traversant l'épée à la main cette foule de masques, j'arrivai 
à une des portes de sortie et je m*élançai dans la rue. Là 
commença une poursuite plus vive : les gardes de la porte, 

as. 



406 COMÉDIES — DRAKES 

les Gent-Suisses, le guet... que sais- je!... Chacun courait 
après moi. Je courais mieux, mais dans ce Versailles (a Béa- 
trix.) dont je connais peu les rues, j'avais grand' peine à re- 
trouver la tienne... Enfin, essoufflé, hors d'haleine, j'arri- 
vais devant ta porte, quand trois ou quatre sergents.da guet 
me saisissent. Le peuple, déjà instruit de l'événement, 
m'arrache de leurs mains, me délivre au cri de : a Vive la 
Maupin I » J'ai à peine le temps de les remercier et de fran- 
chir la porte qui se referme sur moi, au moment où de nou- 
veaux renforts arrivaient à nos adversaires. Voilà mon 
aventure... 

SABINE. 

Qui nous perd à jamais. Ce sera demain le bruit de Paris, 
de Versailles et des provinces. 

BÉATRIX. 

Eh ! mon Dieu, oui. 

HENRI. 

Et ce n*est rien encore... la Bastille ou le For-rEvôquc. 

BÉATRIX. 

ciel ! 

HENRI. 

Où Ton parlait de me conduire dès ce soir. 

BÉATRIX. 

Je ne le souffrirai pas. 

HENRI. 

fl le faudra pourtant bien ; c'est moi que cela regarde. 

BÉATRIX. 

Y penses-tu? 

SABINE. 

Vous, monsieur ? 

(On commence à frapper en dehors et le bruit ya toujours en augmenlanl.) 

HENRI. 

Kh oui ! Moi prisonnier, je trouverai toujours mieux que 



LES TROIS MAUPIN 407 

VOUS les moyens de m* en tirer par force ou par adresse, ou 
enfin même, s'il le faut, en trahissant Fincognito, en disant 
qui je suis, tandis que ma sœur... Emmenez-la, cachez-la, 
qu'elle ne paraisse point. 

SABINE. 

t 

Il a raison. Dans votre chambre... 

( Sabine fait entrer Béatrix par la porte qai est sur le troisième plan, à 
droite ; Henri s'est assis à gauche sur le canapé, met son masque» ar- 
range son domino et répare le désordre de sa toilette. Pendant ce 
temps, on a toujours cherché à forcer la porte.) 

HENRI, à demi-Toix, à Sabine. 

La 'place a tenu assez longtemps... Ouvrez les portes; 
nous nous rendons. 

(Sabine va ouvrir la porte du lond*] 



SCENE XIII. 
LE PRÉSIDENT, GODIVET, HUBERT, qui se Uent à l'écart 

SABINE, debout près de HENRI. 
GODIVET, s'adressent à la cantonade. 

Soldats du guet, contenez le peuple!... Que personne 
n'entre, et faites avancer la voiture, (s'adressent au président.) 
Mes instructions sont expresses, monsieur; moi, Godivet, 
exempt de la sénéchaussée, j'ai ordre de M. le gouverneur 
de Versailles d'arrêter sans bruit et sans éclat, si faire se 
peut, d'.abord la fugitive, la dame au domino noir, made- 
moiselle Maupin ici présente, et, subsidiairement, toutes 
les personnes étrangères à sa maison que je pourrais y ren- 
contrer à cette heure. 

LE PRÉSIDENT. 

Mais, monsieur... 



408 COMÉDIES >— DRAMES 



GODIVET. 

H. Hubert, propriétaire, ne vous reconnatt point pour 
habitant de ladite maison... on vous y trouve caché après 
onze heures... vous ne dites pas votre nom... je vous arrête. 

LE PRÉSIDENT, à part, en descendant. 

Moi, président... 

GODIVfiT. 

Soldats du guet, en avant!... 

(il descend.) 
LE PRÉSIDENT, A part, arec colàre. 

Au moment du succès, quel contre-temps!... Un mot, é'ii 
vous plaît ? 

(il parle bas à Godiret, et A mesure qu'il parle, Godivet aie son chapeaa.) 

GODIVET, se retournant y ers le fond. 

Soldats du guet, en arrière I (Au président.) Pardon, mon- 
siem* le président... . 

LE PRÉSIDENT. 

Silence... (a demi-roix.) Je venais d'entrer à onze heures 
dans cette inaisoû, où j'étais attendu, lorsque l'arrivée de la 
foule et de la force armée m'a obligé de me cacher... 

GODIVET, s'inclinant. 

J'en ferai mon rapport à monsieur le gouverneur».. 

LE PRÉSIDENT, à part. 

. A mon rival !%.. Quelle mortification!... 

GODIVET. 

Mais vous êtes libre, monsieur le président. 

(Le présideat loi fait signe de se taire. Il s'arrête et salue.) 
. . HUBERT, bas, à Sabine. 

Qu'est-ce que cela signifie?... 

SÂBlNË, bas, à Habert. ; 

Silence I... 



LES TROIS M AU PIN 409 



GODIVET, s'arancant yers Henri, qu'il salue. 

Mademoiselle, j'ai ordre de M. lé 'gouverneur de Ver- 
sailles de vous emmeaer à Finstant môme. 

HENRI. 

Où donc?... 

SABINE) avec crainte. 

Où donc?... 

LE PRESIDENT, â part, et écoutant. 

Ou donc?... 

GODIVET, remettant une lettre à Henri. 

Cet ordre, écrit de la main de monseigneur, rapprendra à 
mademoiselle. 

HENRI, décachetant la lettre' qu'il parcourt Tirement; fait un geste de joie. 

A part. 

A merveille ! (a rezempt, à demi-voix.) Je VOUS suis, mon- 
sieur... 

SABINE, à demi-TOix. de l'autre cdté. 

Grand Dieu I Où vous conduit-on ?... 

HENRI, lui gUssant la lettre dans la main. 

Tiens... lis... Adieu !... 

(il se 1ère et suit Godlret.) 
LE PRÉSIDENT, regardant Henri. 

Plus de doute... c'est mon rival qui Tenlève, qui rem- 
mène 1 Mais où donc? Où donc?... . 

(Henri, toujours bourert de son masque et de son domino, aort par le 

fond avec Godivct.) 



410 COMÉDIES — DRAMES 



• SCENE XIV. 

SABINE, LE PRÉSIDENT, HUBERT, an fond, en dehors. 

SABINE, tenant toujours la lettre A la main, s'approche de la table pour 

la lire. 

Qa*est-ce que cela signifie ? 

LE PRESIDENT, loi arrachant le billet. 

Je le saurai. 

SABINE. 

Monsieur... cette lettre... 

LE PRÉSIDENT. 

Elle appartient de droit à la justice, comme preuve d'an 
odieux complot. 

SABINE. 

Mais veuillez me dire du moins... 

LE PRÉSIDENT. 

Vous ne saurez rien. Rentrez... et quant à mademoiselle 
Maupin, votre maîtresse, qu'on entraine en ce moment, elle 
est perdue pour vous. 

SABINE, remontant. 

Perdue I C^est ce que nous verrons ! (sas, a Hobert, qui rentre 

pendant que le président lit la lettre.) Tu m*aS dit qUC tOi et tOn 

cheval vous m'étiez dévoués. 

HUBERT. 

Oui, mademoiselle. 

SABINE. 

Cours sur les pas de ceux qui enlèvent mademoiselle Mau- 
pin. 

HUBERT. 

A franc étrier... c'est l'affaire d'un instant... 



LIS s THOIS MAUPIN 411 



SABINE. 

Vois dans quelle prison on la conduit, et reviens ici sur- 
le-champ me rapprendre, il y aura vingt-cinq louis pour toi. 

HUBERT. 

Je pars. 11 y aura aussi un baiser ? 

SABINE. 

n y en aura deux. 

HUBERT. 

Je suis parti ! 

(il s'élance par la po:te du fond.) 
SABINE. 
Allons tout dire à mademoiselle. (Regardant Hubert qui s'éloigne.) 

Et attendons son retour. 

(Elle sort par la seconde porte  droite.) 

SCÈNE XV. 

LE PRESIDENT, rouge de colère et tenant la lettre. 

Quel complot ! Quelle infernale adresse ! (Usant.) « Folle 
tète que vous êtes I sans moi vous étiez perdue; sans moi, 
ainsi que le demandaient les parents et amis de ceux que 
vous avez blessés, on vous conduisait cette nuit au For- 
TEvêque ; heureusement que j'ai au milieu des bois de Ver- 
sailles un vieux château désert... abandonné... où ni moi ni 
personne de ma maison ne mettons jamais le pied. » (s'in- 
terrompant.) Parbleu I SOU château de Navaiiles, où il va la 
retenir prisonnière, non pas comme amant, mais comme 
gouverneur de Versailles, par mesure d'ordre, d'autorité I 
Et on ne peut la lui enlever que par un droit supérieur au 
sien; car encore, il faut de la justice. 

HAUPIN, frappant à la porte à gauche* 

Holà ! holà I Ouvrez ! 



412 COMÉDIES — DRAMES 

LE PRÉSIDENT. 

Qu'entends-je?... Qui donc est là? Serait-ce un autre 
encore qui irait sur nos brisées? 

(il ourre la porte.) 

SCÈNE XVI. 
LE PRÉSroENT, MAUPIN. 

LE PRÉSIDENT. 

Que vois-je?... Que vouLez-vous? 

MAUPIN. 

A boire I II n*y a plus de vin 1 Je suis musicien et artiste. 

LE PRÉSIDENT, arec joie. 

C'est lui ! C'est Maupin ! plus de doute, je le reconnais ! 

UAUPIN. 

Je ne vous reconnais pas. 

LE PRÉSIDENT. 

La preuve légale que je cherchais ! Devant un mari qui 
réclame sa femme, toutes les portes du château de Navailles 
s'ouvriront. 

MAUPIN. 

Une femme qui gagne de beaux appointements, soixante 
mille bouteilles... non, soixante... 

LE PRÉSIDENT, à Maupin. 

Venez, mon cher. Malgré le pouvoir de vos adversaires... 
votre femme vous sera rendue... c'est moi qui vous le pro- 
mets. 

MAUPIN. 

Vous, président I Et qu'est-ce qu'il faudra pour cela * 
Qu'est-ce que vous me demandez ? 

LE PRÉSIDENT. 

Rien, que de vous tenir droit, si c'est possible. 



LES TROIS MAUPIN 413- 



MAUPIN. 

Je ne peux pas. 

LE PRÉSIDENT. 

Donnez-moi le bras, je vous soutiendrai. 

MAUPIN, trébuchant. 

Oui! C'est à la justice à me soutenir I 

(Le président et Manpin sortent par là porte du fond.)- 




ACTE QUATRIEME 



Uo Tieax ohâtean gothique. — Un «alon. — Trois portes au fond. — Deux 
portes latérales de grande dimension avec ornements de sculpture et une 
portière en tapisserie. — De chaque cAté de la grande porte latérale, une 
porte de plus petite dimension non apparente et s'ourrant dans la muraille. 
— Les deux portes du premier plan sont couvertes de tapisseries. 



SCENE PREMIERE. 
LA DUCHESSE» LA PRÉSIDENTE, LA BARONNE, LA 

MARQUISE, et cinq on six autres jeunes dames sont assises à droite 
dorant une table richement seryie et éclairée. Les Terres Tiennent d'être 
remplis de vin de Champagne. 

LÀ PRÉSIDENTE» élcTant son Terre. 

A la solitude I 

LA DUCHESSE, de même. 

A Tamitié ! 

LA PRÉSIDENTE. 

A la dame châtelaine, la jeune abbesse qui me rappelle la 
vieille légende du comte Ory. 

LA DUCHESSE. 

Il est de fait que ce château ressemble un peu à Tabbaye 
de Formoutiers. 

LA PRÉSIDENTE. 

Moins le comte Ory I Rien que des femmes ! 

LA DUCHESSE. 

Ainsi le veut la règle de notre ordre! Et puis aujourd'hui, 
mesdames, à minuit le couvre-feu. 



LES TROIS MAUPIN 415 



LA BARONNE. 

De si bonae heure! 

LA DUCHESSE. 

Pour le premier jour... demain nous verrons. 

LA PRÉSIDENTE. 

On sonne donc le couvre-feu ? 

LA DUCHESSE. 

Vous Tentendrez sonner à la cloche de la tourelle. 

LA MARQUISE. 

Il y aune tourelle?... 

LA DUCHESSE. 

La tour Galante, ainsi nommée à cause d'une dame châ- 
telaine qui y avait donné rendez- vous à un jeune chevalier. 

LA MARQUISE. 

II y a bien longtemps de cela? 

LA PRÉSIDENTE. 

Ce n'est plus de nos jours. 

LA DUCHESSE. 

Aussi, on l'a conservée comme une curiosité. 

LA PRÉSIDENTE. 

Je veux voir la tour Galante. 

LA BARONNE. 

Et moi aussi. 

LA DUCHESSE. 

Après souper. (Montrant la porte à gauche.) Il y a là une petite 
porte qui y conduit... et puis vous ne connaissez qu'une aile 
du château... celle-ci; l'autre partie, qui est immense, con- 
tient les salles de réception, les dortoirs... les nôtres... mes- 
dames... et puis le tribunal où, sous la reine Berthe, se 
tenait la cour d'amour. 

LA MARQUISE. 

Aujourd'hui déserte. 



416 COMEDIES — DRAMES 

LA PRÉSIDENTE. 

Vive la reine Berihe I 

(On remplit les verres.) 
LA BARONNE. 

Buvons à sa santé ! 

TOUTES. 

À la santé de la reine Berthe I 

LA DUCHESSE, faisant signe an milieu dn bruit qu^elle demande la parole. 

Pour célébrer sa mémoire et pour prolonger le dessert, 
je propose que chacune de nous raconte une histoire d*a- 
mour. 

LA MARQUISE. 

Adopté 1 adopté! 

LA DUCHESSE* 

Une histoire dont elle soit Théroïne... 

LA MARQUISE. 

Si c*est possible. 

LA BARONNE. 

Adopté! 

LA PRÉSIDENTE. 

Et je demande que la dame châtelaine commence. 

LA MARQUISE. 

C'est trop juste... 

LA DUCHESSE. 

Que voulez-vous, que pré ferez- vous, mesdames, du sen- 
timent ou de la gaieté t.. . De Teau sucrée ou du Champa- 
gne? 

TOUTES, goiement. 

Du Champagne! Du Champagne! 

LA DUCHESSE. 

Allons, va pour du Champagne !... Il y a quelques jours, 
nous étions avec madame de Thémines el madame d*Aven à 



LES TROIS MAUPIN ' 417 

rexlrëmité de TOrangerie... à l'endroit où s'élèvent les 
plantes des tropiques, lesquelles formaient autour de nous 
eomme un bosquet. Madame de Thémines me dit : ce Écoutez 
donc, duchesse, on a prononcé votre nom .. » Trois per- 
sonnes, debout près du poêle de TOrangerie, causaient d'un 
air animé... C'étaient trois jeunes officiers!... 

LA BARONNE. 

. C'est intéressant. 

LA PRÉSIUeNTE.' 

Et Ton parlait de vous? 

LA DUCHESSE. 

Non. . de mon mari!... « M. le duc de Navailles, disait 
Tun, a toujours excité mon envie, et si Ton était maître 
de souhaiter» je ne souhaiterais qu'une chose, c'est son 
poste de gouverneur de Versailles... Quelle belle place!,.. 
— Bah ! répondait l'autre, la faveur est changeante et les 
places aussi. Mais la fortune reste. Moi, je demanderais son 
immense fortune. — Ma foi, messieurs, s'écria le troisième, 
vous n'êtes guère ambitieux : la place, les honneurs, la for- 
tune de M. de Navailles, je donnerais tout pour un baiser de 
sa femme. » 

LA PRÉSIDENIE, arec chaleur. 

C'est bien ! 

LA BARONNE. 

C'est un bon jeune homme 1 

LA DUCHESSE. 

Midi sonnait au château ; les officiers, qui étaient de ser- 
vice, s'élancèrent tous trois sans qu'il fût possible de les 
distinguer. 

TOUTES, d'ttn air chagrin. 

En vérité !.. 

LA. DUCHESSE. 

Un seul à peine! J'étais de service ce jour- là comme dame 



418 COMÉDIES DRAMES 

de compagnie près de madame de Maintenon, et je me tenais 
dans la première pièce où, toute seule, m*ennuyant à périr, 
je me promenais d'un bout à Tautre du salon... passant et 
repassant devant une large cheminée où flambait un ardent 
brasier. Tout à coup, je pousse un cri, le feu venait d'at- 
teindre l'extrémité de ma jupe, et, d'effroi. . . j'avais perdu 
la tète, lorsqu'un jeune officier, gravissant le long du treil- 
lage du jardin, s'élance par la croisée que je venais d'ou- 
vrir, se jette à mes pieds, m'entoure de ses bras, étouffe la 
flamme aux dépens de ses mains horriblement brûlées, puis 
se relève, se recule de quelques pas et se tient respectueu- 
sement debout devant moi, qui venais de tomber dans un 
fauteuil, a Monsieur, lui dis-je, tout émue... je ne sais com- 
ment vous témoigner ma reconnaissance. — Je n'en mérite 
aucune, madame ; et puis celle que j'oserais, non demander, 
mais souhaiter... me serait à coup sûr refusée. » 

LA PRÉSIDENTE, rîrement. 

C'était l'officier de l'Orangerie?... 

LA DUCHESSE. 

Lui-même ! 

LA PRÉSIDENTE. 

Et il demandait un baiser?... 

LA DUCHESSE. 

Rien que celai... (Avec fierté.) Mais vous comprenez bien, 
mesdames, que moi... 

LA PRÉSIDENTE. 

Vous avez refusé?... 

LA DUCHESSE, grayement. 

Voyons, mesdames, répondez-moi franchement : est-ce 
que, à ma place, vous l'auriez accordé?... 

TOUTES. 

Oui! 



LES TROIS HAUPIN 419 



LA DUCHESSE, gaiement. 

Ëh bien I mesdames, et moi aussi I..^ 

TOUTES, se leyant et (quittant la table. 

A la bonne heure!... 

LA DUCHESSE. 

Mais le plus singulier, c'est que pour avoir manqué à sa 
consigne et avoir abandonné la porte du conseil du roi... 
pour une belle action... enfin, pour avoir couru au feu, 
mon jeune officier avait été condamné à dix jours d'arrôts... 
injustice que je me suis empressée de faire réparer... Voilà 
mon histoire... 

LA MARQUISK. 

Qui est charmante !... 

LA DUCHESSE. 

A votre tour, présidente. 

LA PRÉSIDENTE. 

Oh I moi... je n'ai pas dans mon répertoire personnel des 
anecdotes aussi chevaleresques, aussi héroïques... je vous 
demanderai- donc la permission de vous raconter une aven- 
ture arrivée à une amie intime. 

(On B^ossied : la duchesse d gaucho, les dames an milieu, la présidenie 
Ters la droite, la marquise et la baronne debout des deux côtés du 
théâtre.) 

TOUTES. 

Accordé ! 

LA PRÉSIDENTE. 

Et qu'elle m'a racontée... il y a quelque temps, à Cam- 
brai, où mon mari était alors intendant du Hainaut. Son 
mari, à elle, habitait une maison dont le vaste jardin atte- 
nait aux remparts. Mon amie était d'ordinaire assez peu- 
reuse... tout le monde peut l'être I... 

LA BARONNE. 

Certainement. 



420 COMÉDIES — DRAMES 



LA PRÉSIDENTE. 

Mais elle prétendait souvent que dans un grand dangçr 
elle retrouverait sur-le-champ l'énergie nécessaire pour se 
défendre. Son mari n*en croyait rien, et pour éprouver son 
courage, et peut-être sa vertu, il imagina un singulier moyen. 
Un soir, un homme enveloppé d'un manteau noir et les traits 
couverts d*un masque, franchit les murs du jardin. A la vue 
de ce bandit... peu respectueux, qui, le poignard à la main, 
se jette à ses pieds» mon amie pousse un cri d'effroi et 
manque de se trouver mal... mais reprenant bientôt ses es- 
prits, elle oppose une résistance telle, que le brigand, dé- 
concerté, essoufflé, recule, trébuche, se laisse choir... Son 
masque tombe, et elle reconnaît... son cher époux!... (Rin 

géDéral ; la présidente se lève et continue.) YOUS jUgOZ de Téclat 

de rire !... Et le mari, loin de se fâcher, ravi, enchanté 
d'une si belle défense, la racontait le lendemain chez un de 
ses amis, où se trouvait, entre autres, un jeune officier de 
la garnison. Le surlendemain, mon amie était seule, chez 
elle, le soir... dans son appartement, lorsqu'elle voit brus- 
quement entrer le même homme, coiffé du même chapeau, 
enveloppé du même manteau... Ahl s'écria-t-eile en riant, 
deux fois de suite la même plaisanterie, c'est trop fort!... 
Et si vous croyez que j'irai encore m*amuser à me défen- 
dre!... (virement, et "oyec chaleur.) En Ce moment, deS pas 

retentissaient dans la pièce voisine... une voix se faisait en- 
tendre, celle du mari... Vous jugez de mon étonnementl... 

LA DUCHESSE, yirement. 

C'était donc vous, ma chère !... 



L'ai- je dit?... 
Certainement. 



LA PRESPENTE. 



LA DUCHESSE. 



tA PRÉSIDENTE. 

Eh bien, oui!... Et j'eus à peine le temps de faire dispa- 
raître par la croisée du jardin l'audacieux,., un jeUnc offi- 



< LES TROIS MAUPIN 421 

cier, qui plusieurs fois avait dansé avec moi. . . Mais un mo- 
ment/plus tard... vous voyez où en était le président avec 
ses expériences!... 

SCÈNE II. 

Les mêmes ; MADELON, entr'oavrant la porte du fond. 

Des yalets emportent la table. On apporte un guéridon au milieu du sa> 
Ion ; on sert du calé, des glaces, des sorbets. 

LA DUCHESSE. 

Qui nous vient là ?... Madelon... 

MADELON. 

Pardon, mesdames... 

LA DUCHESSE, riant. 

Je vous présente madame Zurich, la femme du suisse du 
château. 

MADELON. 

Mon mari, qui ne peut pas quitter son poste, m'envoie 
prévenir madame la duchesse... (a demi-voix.) d'une aven- 
ture qui arrive. 

TOUTES, gaiement. 

Une aventure !... 

LA DUCHESSE, gdiement. 

Ces dames les aiment... Raconte-nous cela, ma fille.... ra- 
conte... 

(Les dames «'asseyent à droite et à gauche sur des iauteuils ou* des 

canapés.) 

LA DUCHESSE, assise. 

Madame Zurich, ma filleule, que j'ai élevée dans de bons 
principes, est d.u parti des femmes contre les maris.... C'est 
VOUS dire qu'elle nous est toute dévouée. 

I. — viu. £4 



42â GOMéDIBS — DRAMES 



LA PRÉSIDENTE. 

La parole est à madame Zarich. 

MADELON, debout au miliea de tontes les dames assises. 

Donc... mon homme bâillait... lorsqu'on frappe mysté- 
rieusement à la porte de la tourelle : « N'ouvre pas, que je 
dis, madame ne veut pas qu*on croie le château habité. — 
Habité par le suisse, qu'il me répond, et pas par d'au- 
tres; sois donc tranquille. » Il avait ouvert... paraît M. Go- 
divet. 

TOUTES. 

M. Godivet !... 

LA DUCHESSE. 

Le confident de mon mari... Un exempt... un militaire 
civil, peureux comme un chat-huant et bavard ! 

MADELON. 

Heureusement... car il nous a raconté les grands événe- 
ments arrivés cette nuit à Versailles au bal où mademoiselle 
Maupin... une belle demoiselle... 

LA DUGUESSE, rinterrompant. 

Nous connaissons... 

MADELON. 

Mademoiselle Maupin, insultée par trois jeunes seigneurs, 
a tiré Tépée contre eux... en a blessé un et désarmé les 
deux autres. 

LA DUCHESSE. 

Est-il possible ? 

LA PRESIDENTE. 

Madame Zurich avait raison ! Voilà une aventure. 

MADELON. 

Et ce n'est rien encore I... Mademoiselle Maupin, arrêtée 
par ordre de M. le gouverneur... était amenée en habit 
de bal, en domino noir... ici, dans ce château, par Go- 
divet. 



LES TROIS U\UPIN 4â3 

LA DUCHESSE. 

Mademoiselle Maupin!... 

LA BARONNE. 

Est-il possible? 

UADSLON. 

Leqael Godivet Ta fait descendre respectueusement de 
carrosse... lui a donné le bras pour Faider à monter jusqu'à 
la tour Galante où il Ta enfermée en emportant la clef, et 
il vient de repartir. 

LA D.UGHESSE. 

Sans savoir que ces dames et moi étions au château ? 

MADELON. 

n ne s'en doute même pas. 

(On se lëTO.) 
LA PRÉSIDENTE. 

Et la Maupin est ici prisonnière? 

LA DUCHESSE. 

C'est admirable!... Mesdames, il faut Tinviter à passer la 
soirée avec nous. 

LA PRÉSIDENTE. 

Adopté I... Elle nous fera de la musique. 

LA DUCHESSE. 

Nous chantera des airs d'opéra... 

LA PRÉSIDENTE. 

Mais avant tout, il faut la délivrer, et comment? 

LA DUCHESSE. 

Rien de plus facile 1 D'abord j'ai toutes les clefs du châ- 
teau, et puis, (Montrant U petite porte à ganche.) COmme je VOUS 

le disais tout à l'heure, cette porte conduit à la tour Galante 
et la clef est après. Madelon, va vite de la part de la du- 
chesse de Navailles et de ces dames prier mademoiselle 
Maupin de vouloir bien accepter une soirée impromptu. 



421 GOH'eDIES ^— DRAMES 

HADELON. 

Ty cours, madame. 

(Elle sort par la petite porte à gauche.) 

SCÈNE III. 
Les mêmes ; excepté MâDëLON* 

Un valet emporte le plateau* 
LA PRÉSIDENTE. 

Quel bonheur ! Elle nous racontera des histoires de théâtre. 

LA DUCHESSE. 

Nous la ferons causer, sur ses triomphes, ses conquêtes, 
ses adorateurs! 

LA PRÉSIDENTE, riant. , 

J'ai idée, duchesse, que cela nous intéressera... vous et 
moi... 

LA DUCHESSE, de même. 

Raison de plus ; mais,quand j'y pensCjOÙ la logerons-nous? 
On ne peut pas la laisser seule dans sa tour comme madame 
Marlborough...il n'y a d'habitable dans ce vieux et immense 
château que les six ou sept appartements que j'ai fait dis- 
poser pour vous, mesdames. 

LA PRÉSIDENTE. 

Si ce n'est que cela, nous partagerons... Je lui offre l'hos- 
pitalité. 

LA DUCHESSE. 

Vous, ma chère présidente?.., 

LA PRÉSIDENTE. 

Je n'ai pas de préjugés. 

TOUTES. 

Ni moi, ni moi I 

LA DUCHESSE, se retournant vers Madelon qui revient. 

Ah! Madelon! 



LES TROIS MÂUPIN 425 



SCENE IV. 
Les mêmes ; MADËLON, 

MADELON. 

C'est une singulière demoiselle. Elle est si modeste, qu'elle 
persiste à garder son masque, et avec sa grande robe de 
taffetas noir, on ne peut seulement pas deviner sa taille. 
Quand je lui ai dit qu'il n'y avait ici que des dames, elle a 
fait un geste de surprise et de joie... Elle accepte avec re- 
connaissance l'invitation de ces dames... mais elle désirerait 
avant tout parler à la dame châtelaine... à elle seule. 

LA PRÉSIDENTE. 

Eh! mon Dieu! Que de cérémonies! 

LA DUCHESSE. 

N'importe ! Je ne peux pas la refuser. Veuillez, mes chères 
belles, nous attendre dans la salle du concert, où je vais 
^vous la conduire. 

LA PRÉSIDENTE. 

Soit... mais ne tardez pas... 

(La présidente et les dames sortent par la porte da fond. Madelon ra 
ouTrir la porte à gauche et fait signe à Henri d'entrer.) 

SCÈNE V. 

HENRI, masqué et en domino noir, LA DUCHESSE* 
LA DUCHESSE, à part et regardant Henri. 

Madelon a raison, voilà une singulière tournure ! (Hani.) 
Approchez, mademoiselle, approchez et ne craignez rien, 
nous sommes seules. 

(Elle renvoie Madelon qui sort par le fond.) 

24. 



4ft6 COMÉDIES — DRAMES • 

HENRI, à part. 

Quel bonheur 1 Mais pour ne compromettre ni ma sœDir ni 
la position... quelle explication donner? Ma foi, n*en don- 
nons pas... c'est plus facile et plus sûr... 

(il ôte son masque.) 
LA DUCHESSE, Tirement. 

cicll VOUS, monsieur! Gomment êtes-vous ici?... 

HENai. 

Pour TOUS, madame. 

LA DUCHESSE. 

N'avez-vous pas reçu ma lettre qui vous disait que dans 
huit jours... 

HENRI. 

Attendre... jusque-là, c'était impossible... j'ai couru à 
votre hôtel... vous étiez déjà partie pour ce château. 

LA DUCHESSE, Tirement. 

Qui VOUS Ta dit?... Et venir... sous ce déguisement... à la 
place de la Maupin qui elle-même, dit-on, est arrêtée... Com- 
ment cela se fait-il? 

HENRI. 

Ne me le demandez pas, madame... les moments sont 
précieux. Je n'ai vu que l'espérance de passer quelques 
heures... quelques jours... auprès de vous. 

LA DUCHESSE. 

C'est d'une audace I Et puis, cela n^a pas le sens com- 
mun... D'abord, je ne suis pas seule en ce château. 

HENRI. 

Je l'ignorais. 

LA DUCHESSE. 

Aucun homme ne saurait y pénétrer. 

HENRI. 

Puisque m'y voilai 



LES TROIS HAUPIN 427 

LA DUCHESSE. 

Ça a Tair d^une raison... et ça n'en est pas une ! Car il y 
a ici une foule de dames... que votre vue blesserait... scan- 
daliserait... Et déjà... tenez... en voilà une 1 (a part.) Quelle 
impatience ! (Bas è Henri.) Prenez garde... car elles sont d'une 
curiosité... 

(Henri remet ion masqiie.) 

SCÈNE VI. 
' LA PRÉSIDENTE, HENRI, LA DUCHESSE. 

LA PRÉSIDENTE. 

Je viens en ambassade... ces dames vous attendent pour 
commencer le concert et le bal. 

LA DUCHESSE, à part. 

Gomment faire, mon Dieu ! (Haut.) Madame me priait de 
Texcuser... pour ce soir, du moins... Elle est si émue... si 
troublée... 

LA PRÉSIDENTE, s'apiHroehant de Henri, pendant que la duchesse 
remonte vers le fond du théAtre. 

Ahl ces dames qui se faisaient une fête... Nous la rassu- 
rerons... nous Tencouragerons... 

HENRI, à la présidente et soulevant son masque. 

Merci ! 

LA PRÉSIDENTE, rapidement. 

ciel 1 Vous dans ce château 1 

HENRI, de même. 

Pour vous I 

LA PRÉSIDENTE, de même. 

Quelle imprudence I 

LA DUCHESSE, près de la porte du fond. 

Toi, Madelon?... Toi encore! 



4^8 COMÉDIES — DRAMES 



SCENE vn. 

LA PRÉSIDENTE, MADELON, LA DUCHESSE, HENRL 

LA DUCHESSE, à Madelon qai entre vivement par la porte du fond» 

Qu'est-ce donc? 

MADELON. 

M. Zurich est certain qu'on vient d'entrer, non pas chez 
nous, mais par la petite porte à côté, celle du parc. 

LA DUCHESSE. 

Ce n'est pas possible... qui donc? 

MADELON. 

M. Zurich, qui était couché, n'en sait rien... mais il a en- 
tendu de son lit une clef tourner dans la serrure, les portes 
s'ouvrir, se refermer; il a vu des pas sur la neige. 

LA DUCHESSE. 

Il fallait courir l 

MADELON. 

Il s'est levé, a ouvert la fenêtre, n'a rien aperçu... et 
puis, s'il faut vous le dire... il fait froid, et M. Zurich est 
frileux... 

LA PRÉSIDENTE, avec crainte et regardant Henri. 

Ah ! mon Dieu ! Un homme se serait-il introduit ici? 

LA DUCHESSE, à part, regardant Henri. 

Encore un ! 

LA PRÉSIDENTE. 

Le loup dans la bergerie I... Quelle horreur! Voyez, du- 
chesse, voyez, de grâce, examinez, interrogez... 

LA DUCHESSE. 

Certainement ! (a Madeion.) Je te rejoins. (Madelon sort par le 

fond. La duchesse, s'adressent à la présidente et montrant Henri.) Quant 

à madame, comme je vous le disais, elle ne peut se rendre 
ce soir au salon. 



LES TROIS HAUPIN^ 429 

tk PRÉSIDENTE, yivement. 

Je comprends bien... Elle a raison, si elle est fatiguée... 

LADUGEIESSB. 

Il vaut mieux qu'elle se repose... 

LÀ PRESIDENTE. 

C'est tout naturel. 

LA DUCHESSE • 

Tenez... là... dans ce petit salon... 

LA PRÉSIDENTE) ourrant la porte à droite. 

Un feu excellent... 

LA DUCHESSE. 

Elle y sera à merveille... et il vaut mieux que, ce soir, 
personne ne la voie. 

LA PRÉSIDENTE. 

Que nousl 

LA DUCHESSE. 

Veuillez donc faire comprendre à ces dames... qu'il est 
impossible... 

LA PRÉSIDENTE* 

Elles ne comprendront pas, si vous ne vous en chargez, 
vous-même... Allez vite... je resterai... 

LA DUCHESSE. 

Ne disions-nous pas que madame avait besoin de repos?... 

(S'adressant h Henri.) N'CSt-CC pas ? (A voix basse.) Altcndez-moi. 

(Elle s'éloigne de quelques pas.) 

LA PRÉSIDENTE, de Tautre côté, à toîx basse. 

Je reviendrai. 

LA DUCHESSE, qui a fait quelques pas vers le fond, s*arrète. 

Venez-vous, présidente ? 

LA PRÉSIDENTE. 

Oui, duchesse. 



430 COMÉDIES — DRAMES 

^-^^-^-^— ^^— ^^-^-^— ^^^^— — ^^^— ^^^^^^ - 

LA DUCHESSE et LA PRÉSIDENTE, se tenaat le bras et faisant signe 

de la main à Henri. 

Adieu, notre hôtesse... adieu I ' 



SCENE VIII. 

HENRI, seul un instant, puis LE DUC. 
HENRI. 

Et mol, qui redoutais ce vieux château ! Est-il une captivité 
plus charmante ?• .. Pendant ce temps, et à la faveur de la 
nuit, ma sœur et Sabine ont pu quitter Versailles... elles 
doivent être déjà loin... et moi... moi... (Éeouunt.) J'entends 
des pas d*homme... j'espérais mieux que cela. Rentrons et 
attendons mes geôlières. 

(n entre dans le salon qui est sur le second plan à droite an moment o& 
le duc ouvre la porte -qui est sur le dernier plan à gauche.) 

LE DUC; entrant virement, et une clef à la main. 

Personnel... Personne!... C'est incompréhensible! Cet 
imbécile de Godivet est si poltron que la frayeur et la nuit 
iai auront fait exécuter mes ordres tout de travers... Je lui 
avais cependant bien recommandé de conduire mademoiselle 
Maupin dans la tour Galante... pas ailleurs; de Fy laisser 
seule, enfermée... J'arrive une heure après... je m!introduis 
dans le parc sans être vu ni entendu de personne, pas même 
de cet endormi de Zurich... je monte à la tour dont j'ai la 
clef... Je traverse l'appartement... le corridor qui conduit 
jusqu'ici... et personne! Un plan si bien combiné!... Est-elle 
évadée? est-elle perdue dans les longs corridors de ce châ- 
teau?... Voyons!... continuons ma recherche, (se retournant et 

•perceTant Godivet qui vient d'entrer pâle et tremblant par la porte que 
le duc vient de laisser ouverte.) Ah! c'ost toi, misérable! 



LBS TROIS HAVPIN 431 



SCENE IX. 
GODIVET, LE DUC. 

LE DUC. 

Qu'est-il arrivé ? Viens... explique-le-moi. 

GODIVET. 

C'est ce que j'allais vous demander, monsieur le duc. 

LE DUC. 

La Maupin s'est évadée î 

GODIVET, 

Oui, monsieur le duc. 

, LE DUC| le menasanU 

Malheureux ! 

GODIVET. 

Attendez... avant de vous tâcher... rien n'est désespéré; 
la seule difficulté... c'est de comprendre. 

LE DUC. 

Je m*en charge. 

GODIVET. 

Le reste alors n'est rien. Je venais, i^lon vos ordres, de 
rinstaller dans cette tour dont la porte s'était refermée sur 
elle. 

LE DUC. 

Comment se fait-il, alors?... 

GODIVET. 

Attendez donc! J'étais sorti du château, et à un quart de 
lieue d'ici, nous nous étions arrêtés pour nous rafraîchir au 
Tourne-Bride,», mes gens dans la salle commune.. . moi dans 
une salle basse... Une lueur venant de la pièceàcôlé brillait 
â travers la fente d'une cloison... je regarde, c'est tout na« 
turel, et je vois... 



432 COMÉDIES — ORA.MES 

LE DUC. 

Après?... 

V 

GODIVET. 

Je vois mademoiselle Maupin elle-même, celle que je ve- 
nais de laisser enfermée dans la tour Galante. 

LE DUC. 

Allons donc! 

GODlVET. 

Elle n'était plus en noir... elle était en blanc... et elle avait 
avec elle mademoiselle Sabine, sa femme de chambre... Ar- 
rivée à pied au Tourne-Bride avant moi, qui arrivais en voi- 
ture I Voyez-vous, monsieur le duc, je ne suis pas plus peu- 
reux qu'un autre, mais tout ce qui touche à cette fiUe-là... 
est un mystère incompréhensible I 

LE DUC. 

Que tu comprennes ou non, je te demande mot pour mot 
ce que tu as entendu. 

GODIVET. 

« N^allons pas plus loin, mademoiselle, disait Tune, ça n'a 
pas le sens commun. — Comment, répondait Tautre, tu as 
entendu Hubert... Hubert, qui les a suivis, qui nous a appris 
où on Tavait enfermé, et nous partirions sans Favoir dé- 
livré. » (s'arrôtoat.) Comprenez- VOUS?... 

LE DUC 

Non, va toujours. 

GODIVET. 

« Et que pourrons-nous faire, nous, pauvres femmes? re- 
prenait la première. — Je n'en sais rien, mais nous avons 
de Tor, des diamants; devant cela, il n'y a ni geôlier ni grilles 
qui tiennent... Viens... continuons notre route..* » 

LE DUC, areo colère. 

Et tu ne les as pas arrêtées ? 



LES TROIS MAUPIN 433 

GODIYET. 

Si, monsieur le duc, je les ai arrêtées de nouveau... en 
tremblant, il est vrai... mais je les ai arrêtées... avec Faide 
de mes gens ; je les ai, malgré leurs réclamations, installées 
derechef et en réitérant dans cette tour qu'elles n'avaient 
pas Pair de reconnaître I... 

LE DUC, arec joie. 

Et elles sont là? 

« (ils remontent la acène.) 

GODIVET. 

Elles y étaient, du moins, il y a cinq minutes. 

LE DUC. 
Je vais les trouver. (Les apereerant.) Lcs VOicil (A Godiret.) 

Va-t'en I... 

GODIVET. 

A Versailles? 

LE DUC. 

NonI 

GODIVET. 

J'aimerais mieux retourner à Versailles que de passer la 
nuit dans ce château désert, abandonné... 

LE DUC. 

Va te coucher, te dis-je ! • 

GODIVET. 

Oui, monsieur. 

LE DUC. 

Et dors! * 

GODIVET. 

Oui, monsieur... si je peux... 

(U sort par le fond au moment oh Sabine et Béatriz entrent par la portn 
, de edté, A gauche.) 



ScRisE. — Œuvres complètes. U* Série* ~ 8<n« Vol. — itt 



4S4 COMÉDIES — DRAMES 



SCENE X. 
SABINE, BÉATRIX, LE DUC. 

SABINE, bas à Béatrix. 

Je VOUS l'avais bien dit, nous ne l'avons pas délivré, et 
nous voilà prisonnières! 

BÉATRIX, apercevant le duc. 

Tâis-toi!... 

LE DUC, b' avançant vers elles. * 

C'est mal à vous, mademoiselle, quand je vous donnais ce 
château, non comme une prison, mais comme un asile, de 
vous en être ainsi échappée ! 

BÉATRIX. 

Moi, échappée !... 

LE DUC. 

Par quel moyen?... je ne vous le demanderai point... vous 
ne me le diriez pas. 

BÉATRIX, bas à Sabine et avec joi». 

Tu TentendsI... Il est sauvé! 

SABINE, de même. 

• Mais nou.^.. 

LE DUC. 

Vous voilà de nouveau en mon pouvoir, ou plutôt sous ma 
protection; car, si je vous abandonne, rien ne peut vous 
soustraire au For-l'Évèque que vous avez mérité... Eh bien! 
quelque nombreux, quelque puissants que soient vos enne- 
mis... dites un mot... et dès demain vous serez Hbre; mais 
ce mot... je le demande... j'en ai le droit... 

SABINE, passant près du duc. 

Eh oui! Sans douté... Si on ne le dit pas, c'est que Tef- 
froi nous empOche de répondre. 



LES TROIS MAUPIN 485 

BÉATRIX, bas à Sabine. 

Y penses^tal 

SABINE, de même. 

Laissez-moi dire. (Haut.) L'aspect de ces sombres murailles 
ne peut inspirer qa*un sentiment.. • la terreur 1 Mais si nous 
en étions dehors... avec vous, s'entend J... 

LE DUC. 

Àhl si tu dis vrai... viens, partons! 

( Tons trois font quelqaes pas pour sortir; les portes du fond s'oarrent, 
le président parait A eeUe du milian arec Maupin et des soldats.) 

SCÈNE XI. 
BÉATRLX, SABINE, MAUPIN, LE PRÉSIRENT, 

LE DUC. Les soldats restent au fond. * 
LE PRÉSIDENT. 

Arrêtez!.., 

BÉATRIX, A part. 

ciel ! le président ! 

SABINE, A part, apercerant Maupin. 

Mon mari I ! 

LE PRÉSIDENT^ 

De par le roi, la loi et la justice !... 

(Béatrix et Sabine passent à droite, tournant le dos A Maupin, qui chan- 
celle, trébuche et s'assied sur un fauteuil A gauche.) 

LE DUC, au président. 

De quel droit, monsieur le président se présente-t-il chez 
moi avec un pareil déploiement de forces ? 

LE PRÉSIDENT. 

J'y viens pour m*assurer d'une personne contre laquelle 
il nous est ordonné de requérir. 



436 GOMKDIES — DRAMES 



LE DUC. 

Il y a alors, monsieur le président, un conflit.de pouvoir 
qu*il convient de vider au préalable... 

MAUPIN. 

S'il y a quelque chose à vider, vidons tout de suite. 

LE DUC. 

Car, en ma qualité de gouverneur de la ville, j'ai le droit 
de m'assurer des personnes par qui l'ordre de la ville est 
troublé. 

LE PRÉSIDENT. 

£t moi, je ne tolérerai pas que madame reste en ce châ- 
teau ! 

LE DUC. 

Et moîf^'e ne souffrirai pas qu'elle en sorte ! 

LE PRÉSIDENT, arec dignité. 

Monsieur le duc I je ne répondrai qu'un mot : c'est que 
votre volonté et la mienne doivent se briser devant une auto- 
rité supérieure et respectable... (Bas à Maopin.) Tenez-vous 
donc, et de la majesté ! (a Toiz haute et arec force.) Devant le 
mari qui réclame son bien... 

LE DUC, à part* 

Que dit-il ? 

LE PRÉSIDENT, de mèiue. 

Le mari qui s'adresse au magistrat pour qu'on lui rende 
justice, pour qu'on lui rende sa femme, (a Maupin lai montrant 
Béatriz.) La voilîl. Cette compagne qu'on A^oudrait vainement 
vous ravir I... Elle est à vous... reprenez-la. 

MAUPIN, la regardant d'un air étonné. 

Quelle est cette femme ? 

LE DUC, étonné* 

Quelle est-elle ? 

LB PRÉSIDENT, avec colèr<ii 

Mais c'est la votre !... La vôtre !... 



LES TROIS MAUPIN 437 



MAUPIN. 

Vous croyez I... Celle qui gagne soixante mille livres d'ap- 
pointements ? 

LE PRÉSIDENT. 

Oui! 

MAUPIN. 

Elle est bien changée ! Mais c'est égal, c'est elle 1 Je la 
reconnais. 

LE PRÉSIDENT. 

A la bonne heure 1 

MAUPIN, apercerant anssi Sabina. 

Et... celle-là... aussi... 

LE DUC. 

Vous disiez Tautre ! 

MAUPIN. 

Cela n'empêche pas... 

LE DUC. 

Deux femmes, à présent !... deux ! 

LE PRÉSIDENT. 

Mais vous voyez bien, monsieur, qu'il est ivre ! 

LE DUC 

Eh bien, je déclare que ce monsieur ne reprendra pas sa 
femme tant qu*il sera ivre. 

LE PRÉSIDENT, arac colèra. 

Et il l'est toujours! Moyen dilatoire, qui n'aurait pour but 
que d'entraver indéfiniment le cours de la justice. Je donne 
acte, du reste, à monsieur le duc, de ses réserves... il y 
sera fait droit jusqu'à demain, le tout sous bonne garde, et 
rendant monsieur le duc responsable de toute évasion. 

(il remonte.) 
LE DUC. 

Soit!. .. C'est mon affaire... (Montrant u porte à gauche.) Que 



438 GOMBOIKS — DRAMSS 

mademoiselle rentre donc dans l'appartement qoi M était 
destiné. 

LE PHBSIDBNT, montrant SabÏM qû fait nn pas rva Btetrix. 

Seule?... 

LB DUC. 

Seule. 

LB PRÉSIDENT, à Sabine. 

Soîvez-moi, mademoiselle, j'aurai à yous parler. 

LE DUC, à SabiiM, i domi-Toix. 

Et moi aussi ! 

MAUPIN, M lerast en trébiuAant et prenant le flambeau. 

Permettez... Je voudrais... je voudrais... avant tont... 

LE PfiÉSIDENT. 

Quoi? 

MAUPIN. 

Souper ! 

LE PRÉSIDENT. 

Allons donc I 

HAUPIN, an due. 

Je suis musicien, je suis artiste... Depuis Versailles... jus> 
qu'ici... à jeunl... Littéralement à jean!... 

LE DUC. 
Vous connaissez nos conditions... (Montrant rappartemest de 

Béatrix.) Pourvu que vous n'approchiez pas de cette porte, 
celle de la salle à manger vous est ouverte. 

MAUPIN. 

La salle à manger du château?... 

LE DUC. 

Oui! 

MAUPIN. 

Ah ! vous aimez les arts !... Et moi aussi... et tous les vins... 



LES TROIS HAUPIN 489 

quels qu'ils soient... je ne suis pas jaloux ! Artiste, et pas 
jaloux ! 

LE DUC, le regardant. 

D faut bien qu'il ait quelque chose pour lui I 

(Béotrix a pris un flambeau et est sortie par la première porte à gauche; 
le président et Sabine par une des portes du fond; le duc et Maupin 
par une autre porte du fond. Le théâtre est dans l'obscurité.) 

SCÈNE XII. 

HENRI; entr'ouvrant la porte à droite, puis LA DUCHESSE, entrant 

par la porte du fond à gauche. 

HENRI. 

Personne encore!... Personne ne vient... Il faut croire 
qu'aucune des dames châtelaines n'a pu s'échapper, ou que 
peut-être retenues... Tune par l'autre... Ah ! quel bonheur!... 
la duchesse! 

LA DUCHESSE, arrivant du fond arec un flambeau. 

Eh oui! imprudent que vous êtes !... c'est moi!... 

HENRI. 

Vous voilà... vous venez... 

LA DUCHESSE. 

Vous dire qu'il faut au plus vite vous éloigner... Vous ne 
pouvez, sans me compromettre, rester dans ce château. 

HENRI. 

Il est si grand ! . . . 

LA DUCHESSE. 

J'ai cru que ces dames ne me laisseraient pas sortir un in- 
stant... La présidente surtout, qui ne me quittait pas des 
yeux... Heureusement, elle ne connaît pas comme moi... les. 

détours... et les corridors... (L'aperceyant, et avec dépit.) Ah! 

c'est elle!... 



440 COMÉDIES — DRAMES 



SCENE XIII, 

Les MEMES ; LA PRÉSIDENTE, aTae on fl«nb«aa. Tenant da fend. 
LA PESSIDBNTE, apareaTant Henri habillé en caTalfer. 

Ah I qu*est-ce que je vois là?... 

LA DUCHESSE. 

Silence... de grâce !... silence... ma chère 1... Votre sur- 
prise n'égalera jamais la mienne. Je venais, comme vous, sa- 
voir... 

LA PRÉSIDENTE. 

Si notre hôtesse n^avait besoin de rien... 

• LA' DUCHESSE. 

Et je rencontre un jeune homme... un officier, qui ne 
veut pas même me dire... ni comment... ni pour qui il est 
dans ce ch&teau... Une de ces dames, sans doute, qu*il ne 
nomme pas!... 

LA PRÉSIDENTE, rirement. 

C*est bienl... 

LA DUCHESSE. 

Je ne dis pas que ce soit mal, mais cela compromet... 

LA PRÉSIDENTE. 

Vous avez raison. 

LA DUCHESSE. 

11 faut donc qu*il parte. 

LA PRÉSIDENTE y montrant la gauche. 

Oui... de ce côté... par la tour Galante... 

LA DUCHESSE. 

' Non... (a Henri.) Madclou vient de me raconter que celle 
dont VOUS aviez pris le nom, mademoiselle Maupin, venait 
réellement d'arriver. 



I 



LES TROIS MAUPIN 441 

HENRI, à part. 

ciel! Ma sœur!... Je ne m*en vais plus! Je reste !... 

LA, DUCHESSE, montrant la droite, premier plan. 

Hais de ce c6té... les cours de Tancien château... 

LA PRÉSIDENTE. 

Celles où on a remisé ma voiture, quand je suis arrivée. 

LA DUCHESSE, à Henri. 

Venez!... 

HENâl, passant devant elle. 

Non, mesdames, non!... Je ne pars pas... c'est impossi 
blel... 

LA PRÉSIDENTE. 

Et pourquoi?... 

HENRI, regardant à droite et à gauche. 

n est une personne que je ne puis quitter... abandonner 
ainsi!... 

LA DUCHESSE, A part. 

Que dit-il!... 

LA PRÉSIDENTE, de mÂme. 

L*imprudent !... 

LA DUCHESSE, écoatant. 

Il est trop tard... On vient!... Qu'on ne nous voie pas!... 

(EUe souffle sa bougie, la présidente en fait autant; la théâtre se trouve 

dans l'obscurité. ) 



«.D. 



442 COMEDIES — DRAMES 



SCENE XIV. 

LA DUCHESSB, vers la fond da théâtre, è gauche ; HENRI, mr le 

derant, au mOieu; LA PRÉSIDENTE, aorle devant, à droite; LE 
DUC entre par la porte du fond, A gauche, et on instant après entrt le 
PRÉSIDENT par la porte du fond, à droite ; puis, MAUPIN, par 
la porte du fond, au milieu. 

LE DUC. 

Je sois chez moi, et je peax... seigneur châtelain, rendre 
visite à qui je veux... Dirigeons-nous vers la tour Galante... 

(Rencontrant A gauche la duchesse, dont il prend la main.) Ah I VOUS 

m*attendiez !... 

LA DUGHESSB, A part, arec la plus grande surprise. 

Mon mari 1 Lui, à cette heure dans ce château!... 

LE DUC. 

Écoutez-moi... 

LA DUCHESSE, A part. 

L*écouter!... certainement... Viendrait-il pour la Maupin?... 

(Le duc lui parle aTOc chaleur et A yoix basse.} 
LE PRÉSIDENT, qui est entré par la porte du fond, A droite. 

Monsieur le duc a cru que j^allais passer toute la nuit dans 
Tappartement qu*il m*avait assigné... non pas!... Je saurai 

bien, malgré l'obscurité, trouver... (Rencontrant a droite la prési- 
dente dont il prend la main.) Ah 1 C*est VOUS 1 

LA PRÉSIDENTE, A part. 

Qu entends-je I 

LE PRÉSIDENT. • 

Si Sabine ne m*a pas trompé, vous entendez donc enfin la 
raison ? 

LA PRÉSIDENTE, A part. 

Mon mari... monsieur le président ici I... C'est à confon- 



LES TROIS MÂUPIN 443 

dre ! (L'é<soutant pendant qu'il lui çatie à Toix basse.) Eh oui ! vrai- 
ment... il me prend pourla Maupinl... (Écoutant.) Eh bien, 

par exemple!... (Lui laissant prendre sa main.) Après lOUt, C est 

mon mari. 

(Le président lui parle à demi-Toix en tenant sa main qu'il couTre de 

baisers.) 
MAUPIN, entrant en ce moment par la porte du fond. 

Les bouteilles sont vides... le combat a fini, comme dit 
M. Corneille, faute de... Elle est jolie, ma femme... l'autre, 
c*est-à-dire... non... je ne sais pas au juste laquelle... 
Quand on a bu, on voit double... C'est elle... 

(Saisissant la main de Henri sur laquelle il s'appuie.) 
HENRI, à part. 

Hein ! 

(pendant ce temps, le duc et le président parlent vivement h voix bnsse, 
l'un à la duchesse, l'autre à la présidente.) 

LÀ DUCHESSE, à part. 

C'est une indignité!... Il est presque aimable. 

LE PRÉSIDENT, à demi-yoix et la pressant sur son cœur. 

Oui... oui... je n'ai que ma promesse... cet acte qui pro- 
nonce la nullité de ton mariage, le voici... je te le donne... 

LA PRÉSIDENTE, à part tout en prenant le papier. 

Qu'est-ce que cela signifie?, 

LE PRÉSIDENT. 

En échange d'un baiser!... 

LA PRÉSIDENTE. 

Le voici ! 

(EUo recule d'un pas et lui applique un soufflet au moment où la duchesse 
et Henri en donnent un pareillement, l'une au duc et l'autre à Maupin. 
Tous les trois poussent un cri de colère.) 

TOUS LES TROIS, se tenant la joue< 

A moi! au secours!... j'en aurai raison! 

(Henri rentre dans la chambre à droite. Les deux femmes sortent par le^ 



444 coMÉmES — ^drames 

portes da fond. Béatriz ettrayée tort de son appartement i gauche «t 
s'élance an milien dn théâtre, oh elle est rencontrée par le doc et^ar 
le président, qui la retiennent chacun par nne main. Dans ca moment^ 
GodÎTet et quelques soldats dn guet accourent avec des flamheaoz. La 
théâtre redcTient léelairé.) 

SCÈNE XV. 

GODIVET, LE DUC, BÉATRIX, LE PRÉSIDENT, 

MAUPIN. 

BÉATRIX. 

Qu'y a-l-il? Pourquoi ce bruil? 

LE DUC. 

Que vois-je? Monsieur le président I 

LB PRÉSIDENT. 

Monsieur le duc!... 

s 

MAUPIN. 

Tant de monde... ça ne m'étonne plus! (se tenant la joaa.) 
Ils auront frappé tous à la fois! 

GODIVET. 

Qu*y a-t-il donc? (Au duc] Monsieur... messieurs... 

LE DUC. 

Rien... rien !... (Bas è Béatrix.) Quelle trahison ! 

LE PRÉSIDENT, de même. 

Quelle perfidie! 

MAUPIN. 

Quel nerf! 

LE DUC, A Béatrix. 

Mais, parbleu, nous verrons 1 

LE PRÉSIDENT. 

Cela ne se passera pas ainsi ! 



LES TROIfi MAUPIN 445 

BÉATRIX, nalremtnt. 

Qu'est-il donc arrivé? 

LE DUC. 

Cet air de calme et de douceur... 

LE PRÉSIDENT. 

C'est à confondre I... 

GODIVET. 

Quand je vous le disais, monsieur le duc... On croirait 
qu^elle n'y touche pas. 

LE DUC, vivement. 

Si, parbleu! 

GODIVET, aa duc. 

Mais ce n'est rien encore! Je vous dénonce le chAteau 
qui est ensorcelé ! 

LE DUC. 

Allons donc I 

GODIVET. 

Vous m'aviez dit de dormir... impossible! S'il y a du bruit 
dans cette aile du chAteau... c'est bien pire encore dans l'au- 
tre... des lumières... des fantômes. 

MAUPIN. 

Des fantômes?,.. Des lumières?... 

GODIVET. 

Qui passent... repassent... des danses de démons!... 

LE DUC, avec colère. 

Finiras- tu?... Va-t'en... (Au président.) Faites comme vous le 
voudrez, monsieur le président... je l'abandonne... 

LE PRÉHIDENT, h demi-voix, à Béatriz. 

Cet acte de nullité que je vous ai remis tout à l'heure... 
je le veux... 

BÂATRIX. 

Moi, monsieur... je n'ai rien vu... rien reçu... 



446 COMÉDIES — DRAMES 

MA.UPIN. 

Ce n*est pas comme moi ! 

LE PRÉSIDENT. 

Ah I c'est trop d'audace!... C'est trop fort!... 

UÂUPIN. , 

Oui, c'était trop fort!... 

LE PRÉSIDENT. 

Et puisqu'il en est ainsi... puisque vous n'avez point entre 
vos mains cet acte qui vous sépare, le mariage est valable... 
toujours valable... et nous vous laissons avec l'époux que 
vous avez choisi. 

BÉATRIX, avec terreur. 

ciel ! 

LE PRÉSIDENT. 

Venez, monsieur le duc, venez!... 

(ils sortent tous les deux par le fond.) 

SCÈNE XVI. 
BÉATRIX, MAUPIINT, puis HENRI. 

BÉATRIX, arec effroi. 

Me laisser seule avec cet homme !... 

MÀUPIN* 

Us parlaient tout à l'heure de fantômes qui passaient et 
repassaient... En voilà déjà un blanc. 

(il traverse le théâtre en chancelant.} 
BEATRIX. 

O mon Dieu! Que devenir? Qui me protégera, qui me dé- 
fendra?... 

HENRI, ouvrant la porte à droite. 

Moi ! . . . 



LES TROIS MAUPIN 447 



BfiATRIX, se jetant dans ses bras. 

Ail ! mon frère ! 

HENRI. 

Ne crains rien... je suis là... et quant à cet homme, (uon- 

trani Ifaupin qui rient de rencontrer un fauteuil A gauche du guéridon» 

et sur lequel il est tombé.) tu vois bien qu*il est incapable de pen- 
ser et d'agir. 

BSATRIX, s'appnyant sur le bras de Henri qui l'enibrasse sur le front. 

Tu as raison, je n'ai plus peur. 

MAUPIN. 

On dirait que les fantômes s'embrassent : un effet d'opti- 
que... 



SCENE XVII. 

Les mêmes; SABINE, ouvrant yivement la porte du fond. 

SABINE. 

Votis voilà ! Je vous revois ! 

(Elle embrasse Béatrix.) 
MAUPIN. 

Ah ! encore un fantôme qui ressemble à ma femme. Les 
fantômes s'embrassent toujours... Je ne suis pas jaloux... 

SABINE, se retournant et apercevant Henri qui, pendant ce temps, vient 
de remonter et de descendre le théâtre. 

Ah ! vous, monsieur, que nous pensions hors de ce châ- 
teau! J'apportais des nouvelles... pas pour vous. 

HENRI. 

N'importe ! 

SABINE, montrant Béatrix. 

Pour elle. Tout n'est pas désespéré. D'un transport de 
fureur jalouse... nos deux rivaux viennent de passer tout à 



448 COMÉDIES -^ DRAMES 

coup à un accès de... (Éeouunt.) Ahl mon Dieu l on marche... 
on vient!... 

HENRI, remontant le théAtre. 

C*est pour moi! Silence!... Cachez-vous. 

(n moatre à Béatrixla portière A tapisserie A gaaehe ; A Sabine, la portière 

A droite.)^ 

MAUPIN, sur son faatenil, A moitié rérant. 

Crac!... Disparaissez!... Les fantômes s^évanouissent. 

(Apercerant la duchesse qui entre virement par le fond.) Crac! parais- 
sez!... Un fantôme bleu, cette fois!... 



SCÈNE XVIII. 



MAUPIN, LA DUCHESSE, HENRI. 

LA DUCHESSE, entrant Tivement et s'adressent A Henri. 

Tenez!... tenez! monsieur; voici la clef du petit escalier 
qui conduit dans la dernière cour... de là dans la campa- 
gne... à pied... comme vous pourrez... Hàtez-vous!... Car 
j'ai de bonnes raisons pour croire... que mon mari est ici... 

HEiNRI. 

Est-il possible?... 

LA DUCHESSE. 

Dès que vous n'y serez plus... je ne le crains plus... au 
contraire!... Moi et ces dames nous leur apprendrons... 
Mais allez-vous-en... 

HENRI. 

Quoi! pas un mot de plus?... 

LA DUCHESSE. 

Pans huit jours à Versailles ! 

(Bile disparaît A fauoke.) 



LES TROIS MAUPIN 449 

HENRI. 

O chère duchesse! que je vous aime! Dieu! la prési- 
dente!... Il était temps! 

MAUPIN. 

Un fantôme rose maintenant!... Us s'en vont... ils revien- 
nent... Chassez... déchassez 1... 

SCÈNE XIX. 

MAUPINy toajonrs assis au milieu; BËATRIX, derrière la portière à 
cauche: HENRI» LA PRÉSIDENTE, entrant par le fond; SA- 
BINE, derrière la portière A droite* 

LÀ PRÉSIDENTE. 

Eh! vite et vite! Éloignez-vous... 

HENRI. 

J'ai la clef de rescalier... je pars... 

LA PRÉSIDENTE. 

En carrosse... celui du président... celui qui m*a amenée... 
Les chevaux sont attelés, le cocher, prévenu par moi, est à 
vos ordres, et de plus... il est muet!... 

HENRI. 

ma charmante présidente, que je vous aime ! 

LA PRÉSIDENTE. 

Vous n'avez pas le temps... partez... Ah! j'oubliais en- 
core... un acte dont mon mari m'a fait cadeau sans le vou- 
loir... et qui doit regarder la Maupin... cela peut, je crois, 
lui être utile... Tenez... 

SARINE, A demi-TOix. 

Vive la présidente ! 

LA PRÉSIDENTE, près de la porte A droite, A Henri qui veut la retenir. 

Laissez-moi, monsieur!... Dans huit jours à Paris L.. Par- 
tez! 



450 COMÉDIES — DRAMES 

HENRI. 

Je ne pars pas sans un baiser! 

LA PRÉSIDENTE. 

Ah ! que vous êtes heureux que je sois pressée I 

(EUe entre Tiyeineiit dans la pièce à droite, deuxième plan.) 

MAUPIN. 

Toujours... toujours les fantômes I... 

SABINE, sortant de derrière la portière en tapisserie. 

La ville et la cour!... La duchesse et la présidente! Bravo! 
mon jeune genlilhomme... vous arriverez! 

HENRI. 

Tais-toi!... Dans ce moment, il ne s'agit pas d'arriver... 
mais de partir... Venez !... nous le pouvons, maintenant. 

SABINE, à Béatrix. 

Venez!... Non, pas encore... On vient... Celui'^ci, c*est 
pour moi... c'est le duc!... 

(Henri et Béatrix se cachent derrière les portières.) 
MAUPIN, toujours sur son fauteuil. 

Crac!.. .Ils se mêlent... ils se confondent... ils s'embrouil« 
lent!... 

SCÈNE XX. 

MAUPJN; HENRI et BÉATRIX, derrière les tapisseries, SABINE, 

LEj duc, s'avancent vivement sur la pointe du pied et s'adressent 

«• 

â Sabine. 

LE DUC, à demi-voix. 

Quoi ! tu prétends qu'elle ne voulait point me tromper... 
que c'était une erreur?... 

SABINE. 

Elle vous prenait pour le président. 

LE DUC. 

Serait-il vrai?... Et la preuve... 



LBS TROIS MAUPIN 451 



SABINE. 
La preuve! (a part.) Ahl quelle idée! ... (Haut, lui montrant 
la porte à ganche.) Là.». 

LE DUC. 

Elle m'attend ?... 

SABINE, riant. 

Oui! 

(Le dac entre dans l'appartement A gauche, au deuxième plan.) 

MAUPIN. 

Il rit, le fantôme? Il est gai. 

SABINE, se retournant et apercerant le président qui parait au fond du 

théâtre. 

Vous! monsieur le président... Que venez-vous faire?... 

LE PRÉSIDENT. 

Je ne puis croire encore à ce que tu m'as dit... Ce souf- 
flet... 

SABINE. 

Ne vous était pas destiné... il était pour le duc... 

LE PRÉSIDENT. 

Itfon rival 1 Ah ! je suis fâché qu'elle n'ait pas frappé plus 
fort. Mais tout cela est si obscur, que j'aurais besoin d'é- 
claircissements. 

SABINE. 

Qu'on vous donnera. 

LE PRÉSIDENT. 

Que dis-tu ? 

SABINE, lui montrant la porte à droite. 

On est là... on vous attend. 

LE PRÉSIDENT. 

bonheur 1 

(il s'élance par la porte à droite, deuxième plan.) 



452 COMEDIES — DRAMES 

SABINE, à Béatrix et à Henri qai eorteat de derrière les portières en 

tapisserie. 

Et pour nous, maintenant, la place est libre ! 

HENRI, soolerant la tapisserie de droite. 

La porte s*ouyre... 

SABINE. 

Écoatez... Quel est ce bruit?... 

HENRI. 

C'est minuit!... C'est le couvre-feu 1... Toutes ces dames 
arrivent... Partons! 

SABINE. 

Et que Tamitié nous conduise ! 

SCÈNE XXI. 

SABINE, HENRI, BËATRIX, sortent par la petite porte de droite, 
MADELON et tontes les dames entrent par le fond, tenant des flam- 
beaux. Au bruit de la cloche, LE DUC s*élance de la porte A gaucho , 
LE PRÉSIDENT de la porte à droite. A la rue des' dames et des 
flambeaux qui garnissent le fond du théAtre, ils s'arrêtent étonnés, 
font un pas en arrière, se retournent et aperQoiTent LA DUCHESSE 
et LA PRESIDENTE qui sortent de leur appartemeht tenant cha- 
cune un flambeau à la main. Les deux maris restent stupéfaits; 

MAUPIN. 

IIAUPIN, toujours A moitié endormi» prend un flan^eau et ya tomber sur 

un fautenU A gauche. 

Tous les flambeaux ! tous les fantômes ! C'est superbe ! 





ACTE CINQUIÈME 



Même décor qu'au premier acte. <— Une salle gothique dam on vieux chA- 
tean. — Porte au fond. — Deux portes latérales. — A gauche, nae 
fenêtre donnant sur la montagne. — Les meubles sont restaurés et les 

, portes couTortes de tapisseriest 



SCENE PREMIERE. 

GATHËRINEy en robe de riUe) seule, debout près de la fenêtre A 
gauche ) qui est ouTertO) et agitant son mouchoir, comme à la fin du 
premier acte. 

Oui... j*aperçois au sommet delà montagne sa voiture qui 
arrive, qui descend. Nous voilà comme il y a bientôt deux 
ans... moi, à cette fenêtre... lui, sur cette route; mais il 
partait!... Et il revient! C'était Tadieu! Et c'est le retour! 
Mais il faut un quart d'heure au moins avant qu'il arrive ! 
Le chemin, même à la descente, fait tant de détours dans la 
montagne» (atoo tendresse.) Ah ! cher Henri ! (se reprenant.) Non, 
non... monsieur d*Aubigné, mon cousin... qu'on aura de 
plaisir à vous voir! 

(fille retourne regarder A la croisée A gauche*) 



454 COMÉDIES — DRAMES 



SCENE IL 



CATHERINE, à U erolsée à gauche, HENRI, entrant par la porte è 

droite. 

HENRI, à la cantonade. 

Sois tranquille, sœur, je la trouverai bien. 

GÀTHIÎRINE. 

Qu'entends-je? Cette voix... 

HENRI, apercerant Catherine. 
Ah ! (Catherine s'élance pour se jeter dans ses bras, puis s'arrête ; 
Henri ra A elle et la presse sur son eosur en l'embrassant au front.) C^est 

vous, Catherine, vous que je revois. 

CATHERINE, cherchant à se rémettre. 

Pardon, cousin... le trouble... la surprise... je rie vous 
attendais pas sitôt... je croyais même... là... à la fenêtre où 
je regardais par hasard... avoir aperçu votre voiture. 

HENRI. 

C'est une autre que la .mienne î... Une visite qui nous 
arrive... car moi, je suis venu à cheval, par les sentiers 
de nos montagnes... que je connais... 

CATHERINE, souriant. 

Et qui abrègent la route... c'est le bon chemin. 

HENRI. 

N'esl*ce pas? Mais, que je vous regarde, cousine. Ma 
sœur avait raison... ma sœur, que j*ai couru d'abord em- 
brasser; elle me disait tout à Theure encore... « Tu ne re- 
connaîtras pas Cîttherine... c'est maintenant une vraie d'Au- 
bigné» » 

CATHERINE. 

Amour-propre de famille. 



LES TROIS MAUPIN 455 



HENRI. 

Non... non... et moi-même je ne puis m'empôcher de re- 
garder avec un certain respect la petite paysanne que j'ai- 
mais tant ! 

CATHERINE. 

Je vais y perdre, mon cousin. 

HENRI. 

Et rinstruction ! Et les talents que vous avez acquis, dit- 
on, en une année i 

CATHERINE. 

Que faire en un couvent... à moins de s'instruire?... Et 
j'y prenais tant de plaisir que je n'y avais pas de mérite. 

HENRI. 

Vous voulez diminuer le prix du service que vous nous 
avez rendu, à nous, qui ne saurons jamais comment nous 
acquitter... 

CATHERINE. 

Êtes-vous heureux, mon cousin? 

HENRI. 

En ce moment, du moins. 

CATHERINE. 

Alors je le suis aussi... Mais pourquoi tant tarder à venir 
voir vos anciens amis et vos nouveaux domaines ? oui, nou- 
veaux, car depuis un an, votre sœur et moi, nous nous oc- 
cupons à tout réparer. 

HENRI. 

Et mon régiment que je ne pouvais quitter... et la guerre 
qui a éclaté en Roussillon! Grâce au ciel, c'est fini !... J'ac- 
cours, et rien qu'en traversant le parc, aligné et sablé, les 
salles basses où Therbe ne pousse plus, nos vergers et nos 
champs où tout respire l'abondance, j'ai reconnu la main 
des anges gardiens qui veillaient en mon absence sur le do- 
maine paternel. Mais, dites-moi, Catherine, pendant le peu 



456 COMÉDIES — DRAMES 

d^inslants qae je viens de passer ayec ma sœur, elle m^a 
paru pâle et changée. 

GATBERIKE, à part. 

Oh! n ignore qn^elle m*a avoué... 

HBiau. 
Estelle donc malade? 

CATHERINE. 

Mais je n'en sais rien. 

HENRI. 

Vainement elle essayait de rire ; je ne retrouvais point 
sur ses lèvres la gaieté de notre ancienne misère. Est-ce le 
passé qui Tefiraie ? Mais depuis plus d'un an qu'elle est re- 
venue avec vous s'établir dans ce château, rien n'a trans- 
piré. 

CATHERINE. 

Rien à craindre, (se retoimam.) Qu'est-ce? 

UN DOMESTIQUE, qui vient d'outrer par le fond. 

Un billet pour monsieur le comte; il est apporté par un 
grand courrier couvert de galons dorés et de fourrures. 

HENRI, lisant. 

« Le prince et la princesse Zabanoff, près de quitter les 
eaux des Pyrénées, font demander si monsieur le comte 
d'Aubigné pourrait les recevoir aujourd'hui à trois heures 
au château de Gouraze. » 

CATHERINE, à Henri. 

Le prince et la princesse Zabanoff » c'est du moscovite ; 
Vous les connaissez ? 

HENRI* 

Nullement»., n'importe ! vHaut, au domestîqae.) RépondeE 
que nous aurons l'honneur d'attendre Leurs Altesses. (l« 
domestique sort.) J'ai laissé ma sœur qui s'habillait pour une 
promenade à nous trois^ 



LES TROIS MAUPIN 457 

CATHERINE. 

Dans VOS propriétés ! C'est bien... Mais j'oubliais... vous, 
voyageur qui arrivez, vous avez faim? 

HENRI. 

Non. 

CATHERINE. 

Bien vrai ? Ne vous gênez pas... nous pouvons vous 
donner un beau déjeuner... ce n'est pas comme autrefois, 
comme ce jour surtout où ce jeune seigneur... vous savez... 
ce jeune seigneur, votre ami ? a manqué mourir de faim 
sous notre toit hospitalier. 

HENRI. 

Oui... ce pauvre d'Albret... 

CATHERINE, gaiement. 

Je vais donner ordre d'atteler... car une promenade dans 
vos propriétés... c'est un voyage I... Mais quelque long qu'il 
soit... vous êtes à nous, cousin, et pour toute la journée... 
Il faut vous y résigner : absent depuis si longtemps, vous 
nous devez des indemnités. 

HENRI, lui tendant la moin. 

Oui, cousine I • 

(Catherine sort par la porte h droitt* .} 



SCÈNE II. 

HENRI, seul, la regardant sortir. 

Elle est bonne... elle est aimable !... Et puis, toujours 
gaie! jamais de chagrins... c'est précieux I... et nous allons 
faire en famille une charmante promenade. 

UN DOMESTIQUE, annonçant. 

Monsieur le duc d'Albret. 

1. — VIII. âO 



458 COMÉDIES — DRAMES 



SCENE IV. 
HENRI, D'ALBRET. 

HENRI, courant â lui. * 

Comment, vous, d'Albret... chez moi!... Quel honneur et 
quel plaisir !... 

D*ALBRET. 

J*ai si peu d*amis maintenant, que c'aurait été un remords 
pour moi de traverser le Béarn sans serrer la main d*un de 
ceux qui veulent bien m'aimer encore!... (lU se donnent an« 
poignée de main.) Depuis deux aus à pou près quo je suis venu 
ici... que de changements!... 

HENRI. 

Non pas en ces lieux... 

d'albret. 
Mais en moi... et en vous, mon cher comte. 

HENRI. 

Oui, mon procès qui a été gagné... Théritage paternel qui 
m'a été rendu... Mais vous ne parlez pas du régiment mérité 
au prix de mon sang, et qui m'a été refusé... 

d'albret. 
Vous ne parlez pas non plus des conquêtes rêvées par 
vous, et qui ont dépassé vos espérances!... Pendant un an, 
et au grand déplaisir de madame de Main tenon, toutes les 
dames de la cour se disputant en secret le comte d'Aubi- 
gné... des duchesses, des présidentes, d'autres encore que 
je ne nomme pas, et qui vous adoraient... 

HENRI. 

Pendant huit jours !... Et qui la semaine d'après me don- 
naient un successeur ou des associés ! Coquetterie, séche- 
resse, vanité partout ; amour vrai nulle part. Voilà cette 



LES TROIS MAUPI-N 459 

vie qui me semblait si belle et si douce... Autour de moi, 
rintrigue, la jalousie, la haine... Ah I que vous aviez raison, 
d'Albretl... Deux ans d'épreuves ont suffi... pour me faire 
regretter Tair de nos montagnes et le toit de nos pères... 
Restons-y... marions-nous... ayons une femme, des enfants... 
un bon ménage!... A d'autres, Versailles el la cour.... à 
nous, le bonheur!... 

(ils 8*asseyent à la table.) 
D'ALBRET, rêveur. 

Ce bonheur-là ne m'est plus possible I 

HENRI. 

Et pourquoi donc?. . 

d'albret. 

Ah I mon ami... je suis le plus malheureux des hommes, et 
d'autant plus malheureux, que je n'ose avouer mes souf- 
frances... Vous savez, cette femme, dont pendant quelque 
temps je vous ai cru amoureux, et que vous ne connaissiez 
même pas, mademoiselle Maupin... 

HENRI, à part. 

O ciel I Moi qui n'y pensais plus !... 

d'aLBRET, a demi-ToIx. 

Malgré ses amants... malgré son indigne mari... malgré 
tous les bruits qui ont couru sur elle... je f aimais comme un 
insensé. 

HENRI. 

Vous qui la méprisiez I... 

d'albret. 
Oui... c'est inouï... odieux... invraisemblable... pour 
d'honnêtes gens tels que nous!... Mais mépriser ces femmes- 
là n'empêche pas de les aimer... Vous vous rappelez peut- 
être l'aventure du bal masqué chez la princesse Palatine... 
ce triple duel que j'ai toujours nié... et que je nie encore!... 
On ne me persuadera jamais qu'une femme si douce... si 



460 COMÉDIES — DRAMES 

timide en apparence... Vous êtes de mon avis... ce duel n*a 
pas eu lieu, n'est-ce pas?... 

HENRI9 se contrai^ant. 

Si... VOUS le voulez... 

d'albret. 

Ah ! vous êtes comme tout le monde 1... Vous y croyez... 
Eh bien, soit!... Le lendemain de ce duel, d'autres bruits 
plus absurdes encore avaient été répandus... trois ou quatre 
Maupin avaient pris d'assaut le château de Navailles, et 
malgré les ordres de madame de Maintenon, les recherches 
du lieutenant de police et de tous les espions du royaume... 
anéanties... disparues... évanouies... Quant à celle que 
j'aimais, impossible de savoir be qu'elle était devenue... et 
quant à moi... pendant plusieurs mois... 

HENRI. 

Vous n'y pensiez plus... vous me l'avez dit. 

d'albret. 
Oui... je le disais... et ma seule occupation était de m*in- 
former d'elle... à prix d'or... Enfin, j'apprends qu'elle a re- 
paru à l'extrémité de l'Europe, en Suède, à l'Opéra de 
Stockholm... où elle faisait merveille... C'était au théâtre de 
brillants triomphes, et autour d'elle de nouveaux et de nom- 
breux adorateurs, et je m'apprêtais à partir... 

# 

HENRI. 

Pourquoi?... 

d'albret. 

Je n'en sais rien. 

HENRI. 

Vous aviez renoncé à elle... 

D^LBRET. 

Certainement... aussi je ne voulais que la voir... de loin... 
sans lui parler... ou peut-être l'accabler de reproches, d'on- 
trages, d'amour... que sais-je?... Mais retenu par un devoir... 
par mon oncle mourant... 



LES TROIS IfAUPIN 461 

HENRI. 

C'est vrai... vous l'avez perdu... je Toubliais I... On m'a 
même dit qu'il vous a laissé son titre de duc. 

D ALBRET, tfrec impatience. 

Oui... nUmporte ! 

HENRI. 

Et son immense fortune. 

d' ALBRET, de mémo. 

N'importe I... sa mort me laissait le droit de partir pour 
la Suède... Quelques semaines après, j*étais à Stockholm... 
et vous voyez si la fatalité... ou plutôt si un juste châtiment 
ne poursuit pas toujours un amour coupable... Savez-vous, 
au moment où j'arrivais à Stockholm, quel événement occu- 
pait toute la ville ? 

HENRI. 

Non. 

D*ALBRET. 

La mort de mademoiselle Maupin. 

HENRI, arec trouble. 

Ah ! que me dites -vous là ? 

d'albret. 
Une maison superbe lui appartenait, tout avait été brûlé, 
incendié pendant la nuit... On n'avait pu rien soustraire aux 
flammes! On n'avait pu sauver mademoiselle Maupin I... 
Ah! si j'avais été là!... Enfin, il n'est que trop vrai, elle 
n'existe plus!... Depuis ce temps, il semble que sa mort ait 
atténué ses torts, anéanti mes reproches... et augmenté mon 
amour... J'ai pu lui pardonner... mais je ne peux l'oublier... 

(ils se lèvent.) 
HENRI. 

Ah I mon ami, mon pauvre d'Albret ! 

d' ALBRET. 

Depuis un an, voilà ma vie... ou plutôt, c'était ne pas 

26. 



46S COMÉDIBS — DRAMBS 



vivre... J'ai donné ma démission de tous les emplois... de 
tontes les charges qne j'avais héritées de mon oncle... l'ai 
quitté pour jamais Versailles... et demain je quitterai ce 
pays... 

HENRI. 

Et que comptez-vous faire? 

D*ALBaET. 

Voyez- vous, mon ami, je ne suis pas sûr que mes idées 
soient bien nettes, que ma tête soit bien saine... Je vous le 
confie à vous... II y a des moments où la raison semble près 
de m'abandonner, et vous comprenez que sous peine de de- 
venir un objet de ridicule... je ne peux plus rester dans le 
monde... il faut que jem*en retire... pour quelque temps du 
moins. 

SCÈNE V. 

D'ALBUET, HENRI, prè> de la table è gauche: BÉATRIX, aortant 

do rappariement à droite. 

BÉATRIX. 

Mon frère... 

D ALBRET lère la tète, aperçoit Béatrix, la regarde, et pousse na cri. 

Ah! 

BEÀTRIX, à piu*t, se soutenant à peine. 

Lui!... D'Albret!... 

HENRI, à d'Albret. 

Qu'avez-vous? 

d'albbet. 

Je vous le disais encore tout à l'heure, ma tète n'y est 
plus ! Dans les traits si purs et si nobles de mademoiselle 
d'Aubigné, j'ai cru voir les siens à elle; je la vois partout. 

HENRI, cachant son trouble. 

C'est qu'en effet il y a bien quelque chose. 



LES TROIS HA.UPIN 468 

d'ALBRET, TÎTement. 

N'est-ce pas? 

HENRI. 

Quelque ressemblance... 

D'ALBRET, à part. 

C'est-à-dire que plus je la regarde... plus la ressemblance 
me confond! (a Béatrix.) Pardonnez, mademoiselle^ si tout à 
l'heure... si dans ce moment encore... je ne peux me dé- 
fendre, à votre vue, d'un trouble qui doit vous paraître étran- 
ge... et dont quelques mots vous donneront l'explication. 

BÉATRIX. 

Je vous écoute, monsieur. 

D'aLBRET, à part. 

Le même son de voix ! (Haut.) Vous ressemblez beaucoup 
à une personne dont le nom, rapproché du vôtre, serait un 
outrage... malgré moi je l'aimais... je l'aime encore peut- 
être, vous le comprendrez sans peine, elle vous ressemblait. 

HENRI. 

Oui... par elle et pour elle monsieur d'Âlbret... a beaucoup 
souffert. 

d'aLBRET, interrompant Henri. 

Elle n'est plus... que tout lui soit pardonné... Dieu m'est 
témoin que je ne lui reproche ni mon repos détruit, ni ma 
raison peut-être qui me fuit... je m'efforce de la retenir. 

BÉATRIX, à part. 

Ah ! je me sens mourir. 

d'albret. 
Et ce que j'ai demandé vainement à mon courage, je vous 
le demande à vous, mademoiselle... 

BÉATRIX. 

A moi !... 

d'albret. 
Je suis Béarnais, comme vous; le château d'Albret est 



464 GOMÂDIBS — DRAMES 

* 

voisin de celui-ci... permettez-moi... si votre frère ne s'y 
oppose pas, de venir de temps en temps vous rendre vi- 
site... Je n*en abuserai pas^ vous ne ferez pas attention 
à moi... vous ne m'adresserez, si vous le voulez, ni une 
parole, ni un regard, mais je vous regarderai... je vous 
verrai. 

BÉATRIX. 

Monsieur... 

d'albrbt. 

Ne repoussez pas ma demande, qui, vous le voyez bien, est 
celle d*un insensé ! Mais, grâce à vous, cet insensé peut 
cesser de Têtre ! Près de vous il renaîtra à Thonneur, à la 
vertU; à Testime de lui-même, à tous les bons sentiments... 
qu*il avait... qui ne sont pas perdus... qui ne sont qu'ab- 
sents... et votre présence les lui rendra! Je m'arrête, et... 
j'attends votre réponse. 

BÉATRIX, lentement. 

Je suis touchée... monsieur, et plus que je ne peux dire... 
de ce que je viens d'entendre... et il faut des motifs... bien 
forts... pour qu'une prière telle que la vôtre ne soit pas 
agréée. 

HENRI. 

Quoi! refuser? 

d'albret. 
De me recevoir... comme ami... comme voisin... 

BÉATRIX. 

Oui, monsieur... de pareilles visites... 

d'albret. 
Et qui donc, lorsque votre frère y consent, pourrait s'en 
offenser?... Qui donc... aurait ce droit?... A moins que quel- 
qu'un... aimé de vous... ciell... vous vous taisez... 

HENRI. 

m 

Explique-toi... 



LES TROIS MAUPIN 465 

. BÉATRIX. 

Eh bien ! oui... il est une personne. qui m'est chère... 

d'albret. 
O ciel ! 

BEATRIX. 

Et/ comme vous, monsieur, je ne puis Toublier ! 

d'albrbt. 
Ah! 

SCÈNE VI. 
D'ALBRET, HENRI, CATHERINE, BÉATRIX 

CATHERINE, aceonrant du fond et précédant un domaatique qui resta 

près de la porte. 

Mon cousin... mon cousin... trois heures viennent de son 
ner... et la voiture du prince et dç la princesse Zabanoff est 
au pied du château. 

HEIffRI, avec impatience* 

Le moment est bien choisi pour une visite de cérémo- 
nie... Dites qu'il m'est impossible de recevoir... une affaire 
grave, importante, une affaire de famille... C'est moi, s'ils 
veulent bien indiquer leur demeure, qui aurai demain l'hon- 
neur de me rendre chez eux. (au domestique.) Allez ! 

a (Le domestique sort par la porte du fond qu'il laisse ouverte. ) 
D*ALBRET, qui est resté absorbé dans ses réflexions, s'adressent è Henri. 

Votre sœur a parlé avec franchise... elle a bien fait... elle 
en aime un autre... elle me refuse... cela ne m'étonne pas, 
le malheur me poursuit, je pars!... Adieu, mon ami, et em- 
brassez-moi... car cet adieu-là sera probablement le dernier. 

(il embrasse Henri, «ealae Béatrix et Catherine, et sort par la porte dn 
» fond.) 



466 GOIIÉDIBS -*- DRAMES 



SCENE vn. 

HENRI, CATHERINE, BËATRIX, auise à droiu. 

HENRI, le regardant sortir. 

Ah I il part désespéré 1 

CATHERINE, bas à Béatrix. 

Qu'as-tu fait ? 

BÉATRIX, de même. 

Mon devoir 1 

HENRI. 

Mais it meurt d*amour pour toi I 

CATHERINE. 

Et toi-même... tu me l'as dit... 

BEATRIX. 

Tais-toi. 

HENRI. 

Comment ! Cet amour dont tu parlais, c'était.*. 

BÉATRIX, se letant. 

Eh bien, oui !... mais que faire?... (a Catherine.) Qu'aurais- 
tu fait à ma place ? 

CATHERINE. 

Je ne sais; mais sa main, sa fortune, sa vie, il tarait tout 
donné. 

BÉATRIX. 

Et comment l'accepter?... En le trompant? 

CATHERINE. 

Non. 

BÉATRIX. 

En lui disant la vérité tout entière... (a Henri.) En" flétris- 
sant ton nom, le nôtre I 



LES TROIS MAUPIN 467 

HENRI. 

Qu'importe, si lu es heureuse I 

BÉATRIX. 

Je ne le serais pas ! Qui sait, d'ailleurs, si je l'aurais per- 
suadé... et s'il aurait cru mademoiselle d'Aubigné attestant 
la vertu de mademoiselle Maupin? Non, non ! quel que soit 
le motif qui nous guide, on ne se met pas impunément au- 
dessus des convenances que le monde respecte ; nous avons 
rendu à notre maison l'éclat et la fortune... cette fortune il 
faut la payer... 

(Catherine remonte.) 
HENRI. 

Aux dépens de ton bonheur !... 

BÉATRIX. 

Le bonheur de mon frère me tiendra lieu de tout, je ne 
regretterai rien ; ne pouvant être à lui... je ne serai à per- 
sonne... ma résolution est prise... elle est irrévocable... 
j'entrerai au couvent. 

(Elle passe deyant lui.) 
HENRI. 

Loin de nous tous... 

CATHERINE, descendant vivement. 

Non, je ne la quitterai pas. 

HENRI, avec reproche. 

Toi... Catherine!... Ah ! tu l'as toujours aimée plus que 
moi 1 

CATHERINE. 

Non... mais j'appartiens au plus malheureux des deux.. 
(a Béatrix.) Je te suivrai... 

HENRI. 

Et vous me laisserez seul... avec celte fortune que je 
vous dois etqui fera mon malheur I..à Qu'elle soit maudite !... 
Reprenez-la.*, et rendez-moi notre repos, notre amitié et 
notre misère* 



468 COMÉDIES ~ DRAHES 

BÉATRIXy à son frèra. 

Tais-toi... ta n*es pas raisonnable ! 

HENRI, Iree déiospoir. 

Et que venx-tn faire ? 

CATHERINE. 

Quel parti prendre? 

HENRI. 

Qui nous viendra en aide ? 

SCÈNE VHI. 

Les MâMES ; SABINE, paraîsMOt an fond. 

SABINE. 

Moil 

BÉATRn, HENRI ET CATHERINE, stupéfaite. 

Sabine ! 

SABINE. 

Ahl c'est mail pauvre et sans pain, vous me receviez à 
bras ouverts, et princesse, vous me laissez à la porte I 

BEATRIX • 

Toi, princesse Zabanoff 1 

SABINE. 

Pourquoi pas? (viyemant.) Mais je n'ai qu'une demi-heufe 
à vous donner, parlons de vous. 

BEATRIX. 

Non... de toi. 

SABINE. 

Non... de vous, mes amis. 

HENRI. 

Non, non, de vous. 



LES TROIS MAUPIN 46U 

SABINE. 

Eh bien donc... (a Béatrix.) Après nous êire séparées 
amies... toujours amies... riche de Tor que vous aviez par- 
tagé avec moi, je traversai en plein hiver des pays de loups, 
j'arrivai à Stockholm. Là seulement, apparut de nouveau au 
monde musical la Maupin, qui avait retrouvé une partie de 
sa voix 1 (a Béatrix.) C*était presque vous... je vous doublais... 
et l'or et les succès de revenir. Quoique bien et dûment sé- 
parée d'avec M. Maupin, je lui avais assuré de loin des 
rentes, une pension... un quartaut de madère par semaine. 
Sa reconnaissance égalait son ivresse, mais elle ne fut 
pas de longue durée ! Deux mois après, il avait cessé de 
boire 1 

UËNRl. 

11 est mort? 

SABINE. 

En portant un toast à ma santé 1 Quant à moi, au milieu 
de mes nouveaux triomphes, tenant sous mes lois la Suède, 
le Danemark et la Norwége... je jurais bien de tout braver... 
J'avais compté sans la Russie! Un prince moscovite s'était 
épris de moi; il était jeune, il était beau, et tant d'amour 
brillait dans ses yeux, qu*on ne pensait guère aux diamants 
dont il était couvert... Il m'offrait sa main et je refusais. 

HENRI. 

Pourquoi ? 

SABINE. 

Parce que je l'aimais ! 

BÉATRIX, à part. 

Gomme moil 

SABINE. 

Parce que je ne me sentais pas digne de lui ! 

BÉATRIX, à part. 

Comme moil 

ScBiBB. — Œuvres corapièles. !«•• Série. — S"»» Vol. — t27 



470 aûH£I)I£S — ORAMKS 

SABINE. 

Hrce qua je lui voulais pour femme, pour priocesse Za- 
baaçff, «ne autre ijue la Maupin J 

BBATRIX, Toalant parler. 

Goinine..* 

ÇATSJ^iBINE» lu iermsQt la baadie ar^ la m^in. 

T9ia-(oil 

SABINE. 

Enfin... ie voyant si nudheareux... Vous savez que je suis 
pour les grands partis... le me décidai à en finir avec la 
Maupin, qui ne méritait pas de vivre... 

BÉATRIX. 

Que veux-tu dire î 

SABINE . 

IJï^ nuit, la maison de la cantatrice, une maison déJi- 
deuse, devint la proie des flammes, qjii sévirent av^ tajat 
de violence qu'on ne put rien sauver^ pas mèçie la W^mpiii), 
dont on ne retrouva le lendemain qv^ leç cendres, et qui, 
depuis }a veille, fuyait vers la Russie avec h prince Zaba- 
noff... aujQurd'liui spn mari,., un mari cbannant, que de- 
puis un an je n'ai pas quitté un instant ; mais, blessé dans 
une bataille, non loin du czar Pierre... on lui a ordonné les 
eaux des Pyrénées. Nous venons de Baréges. U est là-bas 
dans sa voiture. Le czar nous, rappelle... il n'y a pas une 
minute à perdre. J'ai demandé une demi-heure, et me voilà! 

CATHERINE. 

Mais dites-nous donc. • 

HENRI. 

Expliquez-nous... 

SABINE, regardant sa montre. 

Dix minutes de passées, c'est déjà trop! parlons de vous... 
de vous, à qui j'apporte secours et consolation. 



LES tROtS MAUHIN 471 

Tors. 
Comment ! Que dis-tii ? 

SABINE. 

Par qui commencerai-je ? Par vous, Catherine, qui, la 
première, m'avez accueillie autrefois... Je ne tous aurais pas 
reconnue ; paysanne, vous voilà grande dafiie I On ne change 
pas ainsi en quelques mois sans miracle ! 

BÉATAIX. 

N'est-ce pas? C'est étonnant I 

SABINE. 

Pas pour moi, qui dès le premier jour avais décotitêrt ttû 
secret... ou plutôt une douleur. 

HENRI et BÉATRIX, étonnés. 

Une douleur ! 

SABINE. 

Que vous ignorez tous deux..* et que je viens vous ap- 
prendre. 

HENRI. 

C'est donc cela qu'elle veut nous quitter. 

BEATRIX, allant è Catherine. 

Qu'elle veut me suivre au couvent I 

SABINE. 

Ne le souffrez pas 1 Elle y mourrait I car elle aime quel- 
qu'un ) 

CATHERtNE. . 

Moi? 

HENRI, avec dépit. 

Elle I Catherine! 

BÉATRIX. 

Allons donc I Quelle idée ! 

SABINE. 

Dès longtemps et malgré elle. Ne m'intet^dmpez pas ! 
Encore cinq minutes d'écoulées... 



472 COMÉDIES — DRAMES 

HENRI, avec colère. 

PTimporte ! Si à nous, ses meilleurs amis, elle avait caché 
un pareil secret... 

SABINE. 

Ce serait affreux, n*est-ce pas ? Et vous tiendriez, à con- 
naître la personne?... 

HENRI. ' 

Oui... car un tel manque de confiance est un crime... 

SABINE. 

Un crime dont vous n*éles peut-être pas éloigné d'être le 
complice. 

HENRI, troublé. 

Moi I... Grand Dieu! 

CATHERINE, de même. 

Lui! 

SABINE, rapidement. 

Je n*ai pas le temps de discuter cela avec vous, je n*ai 
que celui de vous dire : (a Henri, à demi-voix.) Le bonheur est 
là... à vos côtés... à votre foyer... Toutes les grandes dames 
de Versailles ne valent pas... 

HENRI, à demi-Toix. 

Silence ! 

SABINE, regardant ea montre. 

Ahl mon Dieu! Plus que dix minutes !... Et Béatrixl Ma 
pauvre Béatrix I... Bien plus à plaindre que vous tous... (a 
Béatriz qui vent parler.) Ne me dites rien ! Je connais vos souf- 
frances... moi !... Je les connais depuis longtemps ! 

BEATRIX, effrayée. 

Sabine ! 

SABINE. 

Laissez-moi achever I Les moments sont précieux... (a 
Henri.) Yous uc voulicz voir la princesse Zabanoff que de- 
main ! moi, je voulais que ce fût tout de suite. Je saute de 



LES TROIS MAUPIN 413 

voiture, je traverse la cour, je me dirige vers le grand es- 
calier, je rencontre un beau cavalier qui descendait. Il 
pousse un cri... moi de même... C'était M. d'AlbretI 

TOUS. 

M. d'Albret ! 

SABINE. 

Qui, de ce pas, il me Ta dit, allait se tuer. 

HENRI. 

Se tuer, pourquoi? 

SABINE . 

Parce que votre sœur ressemble à mademoiselle Maupin ; 
parce que, désespéré de cette ressemblance, (a Béatnx.) et 
surtout de vos refus... il ne pouvait plus vivre. 

BÉATRIX. 

Eh bien? 

SABINE. 

Je lui ai tout dit... tout... votre secret et le mien ! 

BÉATRIX. 

Qu'as-tu fait ? 

SABINE. 

Je me suis confiée à un galant homme qui vous aimait 
plus que sa vie ! 

BÉATRIX. 

Et qui, maintenant, va me mépriser, me fuir. 

SABINE, montrant la porte à droite. 

Eh I non, et la preuve, c'est qu'il est en bas, tremblant 
d'amour et d'impatience ; il attend de vous son sort. (Pous- 
sant an cri.) La dcmi-heurc !... Adieu !... 

BÉATRIX. 

Sabine ! Sabine I 

HENRI. 

Toi à qui nous devons notre bonheur ! 



47i COlféoiES -— DRAMES 

GATHEUNB^ 

Vous ne pouvez lums quitter ainsi... 

SABINE. 

Et la Russie qui m'appelle !... Et lui qui m'attend ! 

BÉATRIX et CATHERINE. 

Et notre amitié? 

SABINE. 

Elle vivra toujours I 

HENRI. 

Et notre secret ? 

SÀBiNE. 

11 mourra avec nousf (a demi-ToU.) Pour ma part, je suis 
bien tranquille, et parihi mes petits-fils, qui seront tous des 
princes russes, pas un ne se doutera jamais que leur grand*- 
mère a vendu des roulades I... (a roix haute.) Adieu ! Adieu ! 

(BUo l'élance rers la porte du fond, Hètrri, Catherine, Béatriz, Tenlent la 

soirre. Bile les Arrête dé Ift main.) 




TABLE 



Page». 

Feu Lionel, on qui vivra verra i 

Les doigts dk fée 1^9 

Les trois Maupin, ou la veille de la régence . 303 






rbrisrlmp. PAUL DUPONT.4LraeJeQii-JBoqaei-BouMnL (CI • ) 603, !»-5<